14/11/2020

« Le choc colonial a été si brutal qu'il a interdit tout débat sur la laïcité dans le monde musulman »

Depuis plusieurs années, la laïcité à la française se heurte à un mur d’incompréhension dans les pays musulmans – mais aussi dans ceux de culture anglophone. Le discours d’Emmanuel Macron sur le séparatisme, prononcé aux Mureaux le 2 octobre, puis ses propos lors de la cérémonie d’hommage national à Samuel Paty ont encore accru ce sentiment, suscitant dans le monde une vague de colère, de boycott des produits français et de manifestations.

Comment expliquer cette incompréhension, certes amplifiée par des malentendus, de la désinformation, de la manipulation et de l’instrumentalisation par les extrémistes ? La laïcité est-elle pensée dans le monde musulman et sur quelles modalités ? Entretien avec Pierre-Jean Luizard, historien de l’islam dans les pays du Moyen-Orient, directeur de recherche au CNRS (groupe « Sociétés, religions, laïcités ») et auteur de « la République et l’islam » (Ed. Tallandier, 2019) ainsi que de « Laïcités autoritaires en terres d’islam » (Fayard, 2008)

Après le discours d’Emmanuel Macron, à la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty, et les nombreuses réactions de colère dans les pays musulmans, on a beaucoup dit que la laïcité à la française était incomprise par le monde musulman. Il faudrait, selon certains experts, l’expliquer. D’où vient cette incompréhension ?

La laïcité française, tout comme les idéaux des autres pays européens, est inspirée des Lumières. De légères différences existent entre les pays nordiques, teintés de libéralisme, et la France où la laïcité est plus « autoritaire », mais l’Hexagone a la particularité d’être le pays qui a porté le plus haut le drapeau d’un universalisme républicain et laïque. C’est aussi le pays qui est le plus en contradiction avec ce que les musulmans ont perçu de l’application de ces principes, notamment en contexte colonial.

Ce que sont devenus aujourd’hui l’islam et son anti-laïcisme viscéral est largement dû à la confrontation avec l’Europe dominatrice à partir du XIXe siècle. Si la colonisation ne s’est pas faite au nom de la laïcité – ni au nom du christianisme –, elle l’a été au nom des valeurs inspirées des Lumières, de l’idée d’une mission civilisatrice dont est issue la laïcité. Les musulmans n’ont eu de celle-ci, notamment en Algérie, qu’une mauvaise représentation avec le retournement systématique des valeurs républicaines et laïques en contexte colonial, ce que j’explique dans mon livre « la République et l’islam ».

Ce qui était bon pour la métropole ne l’était plus pour l’Algérie. On sait que c’est au nom d’idéaux laïques que les seuls musulmans ont été exclus de la citoyenneté française. Là où les juifs sont devenus citoyens français [avec le décret Crémieux de 1870, NDLR], le statut de sujet indigène est resté lié à l’islam. On ne peut pas s’étonner ensuite qu’il y ait une vision très différente des idéaux au nom desquels on veut intégrer l’islam dans la France. C’est probablement ce déni principal de l’histoire auquel est confrontée la classe politique française, et le président Macron en particulier, qu’il serait utile d’éclairer, et non de jouer les innocents.

La confusion s’explique aussi par le rapport entre la laïcité et les régimes autoritaires, notamment militaires. On sait que les armées arabes, turques et iraniennes ont été les principaux vecteurs des idéaux laïques qu’elles ont imposés par la force et la répression avec des dizaines de milliers de morts dans ces pays.

Hors du monde arabe et des pays colonisés par la France, le sentiment anti-Français s’est aussi exprimé au Pakistan ou au Bangladesh.

Il y a eu un effet de globalisation à l’échelle du monde musulman. On le remarque depuis l’émergence de ce qu’on appelle le « réformisme musulman », au XIXe siècle, qui a été justement une réaction aux contradictions françaises. Ce mouvement voulait contrer le discours français selon lequel un trop grand attachement à une religion était la cause de l’arriération du monde musulman par rapport à l’Europe. Les réformistes musulmans disaient au contraire que l’éloignement du véritable islam était la cause de la faiblesse du monde musulman face à une Europe conquérante. Pour eux, il fallait revenir à l’islam des pieux ancêtres, les « salafs ».

Le salafisme n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une idéologie mortifère et fondamentaliste. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, c’était quelque chose qui était encore compatible avec une modernisation libérale et démocratique. Simplement, il y a eu la colonisation successivement de la Tunisie, du Maroc, du Liban, de la Syrie où les musulmans ont été confrontés à ces retournements, qui n’ont pas été circonstanciels mais systématiques. C’est ce qui a fait dire aux slogans islamistes que la laïcité est l’arme des nouveaux croisés, une hypocrisie et un mensonge.

Les musulmans sunnites, dans le « Bilad el-Cham » (le Levant), ont vu la France républicaine et laïque créer le Grand Liban pour en faire un Etat à majorité chrétienne. Ils ont ensuite assisté à la division par les Français de la Syrie sur des bases confessionnelles, avec l’Etat des Alaouites et celui du Djebel druze, et à la guerre qu’ils ont menée à la majorité arabe sunnite vaincue militairement en 1920.

Ce sont des choses qu’on retrouve dans chaque pays : une résistance à la colonisation qui se fait au nom de l’islam. On peut aussi penser au mouvement de l’émir Abdelkader pendant la conquête en Algérie.

La laïcité garde cette image de domination occidentale. C’est ce qui explique que les sociétés civiles, notamment lors de la révolution islamique en Iran, se sont réclamées d’une identité religieuse comme force d’opposition principale à des régimes considérés comme autoritaires, soumis à l’Occident – ce qui était le cas de beaucoup des régimes en Egypte, en Tunisie et en Iran – et « impies ».

Au moment de l’abolition du califat et du triomphe de Mustapha Kemal Atatürk, qui a sauvé la Turquie de la domination européenne en adoptant les valeurs occidentales, l’idée selon laquelle il fallait revenir aux principes fondamentaux de l’islam a évolué vers une forme de littéralisme et de fondamentalisme à partir des années 1920.

La colère qui se manifeste dans les rues de certains pays musulmans, cette incompréhension qui s’exprime aussi de manière moins visible et moins brutale, ne serait que l’héritage d’une histoire commune ?

Ce que je viens de raconter n’est pas très connu de ceux qui manifestent. C’est une histoire qui n’a pas été enseignée ni en France, ni dans les pays et les régimes issus de la colonisation. C’est plutôt un ressenti. L’islam réformiste qui s’est transformé en islamisme, en un islam idéologique, a été ensuite la principale force d’opposition aux régimes autoritaires – et bien qu’ils aient diffusé la même conception de l’islam –, que ce soit en Egypte, en Syrie, en Irak ou en Tunisie.

Il y a eu ensuite les Printemps arabes qui ont avorté dans de nombreux pays du fait du caractère illégitime aux yeux de la majorité de la population des institutions mises en place. C’est notamment le cas du Liban, de la Syrie, de l’Irak et de la Libye.

Est-ce à dire que la laïcité est un concept peu connu des populations musulmanes ? Quelles sont les expériences de laïcité dans ces pays ?

Il y a des exemples connus de laïcité officielle ou officieuse dans les pays musulmans. Il y a évidemment le cas de la Turquie kémaliste qui, depuis les années 1930, a irrigué la laïcité dans des textes à valeur constitutionnelle. La Turquie est un pays qui se réclame officiellement de la laïcité mais ce n’est pas une laïcité de séparation. Nulle part, d’ailleurs, on ne trouve une laïcité de séparation dans le monde musulman. C’est une laïcité de type concordataire où l’Etat gère et organise le culte musulman. C’est le cas de la Turquie avec la Diyanet, la direction des affaires religieuses. C’est le modèle suivi par les régimes laïques ou laïcisants comme la Tunisie de Bourguiba et l’Iran de Reza Shah, où le clergé officiel avec un mufti de la République définissait le bon islam et interdisait toute autre forme d’expression au nom de la religion.

Cet Iran a été celui qui est allé le plus loin dans la législation de la répression de l’identité musulmane puisque c’est le seul pays qui a sanctionné le port du voile des femmes dans l’espace public en 1936.

L’Afghanistan, à la fin des années 1910 et au début des années 1920, avec Amanullah Khan, a défendu une certaine idée de la laïcité, mais il n’y a pas eu d’impact intellectuel ou religieux sur l’islam afghan. On peut citer les expériences laïcisantes comme celle du FLN en Algérie, celle de Nasser et ses héritiers en Egypte, et des régimes baasistes en Syrie et en Irak.

En ce qui concerne les forces politiques, les partis, il y a eu un intermède laïque entre la fin des années 1920 et les années 1950. On a vu des partis laïques émerger comme le parti Baas et le parti populaire syrien en Syrie ou les partis communistes au Liban qui se réclamaient plus de l’athéisme mais qui ont fait leurs choux gras d’une certaine forme de laïcité. Ces partis politiques ont quasiment disparu à la fin des années 1950 et ont laissé la place au retour d’un mouvement religieux cette fois-ci totalement idéologisé à travers des partis politiques ou des confréries islamistes.

Comment y a été pensée cette forme de laïcité ? Où puise-t-elle ses fondamentaux ?

Il y a eu des réformes laïques et laïcisantes, notamment sur le statut personnel et sur l’organisation de l’islam. Un exemple parmi d’autres a été l’institutionnalisation des biens « waqf », des biens de mainmorte, biens des collectivités dédiés par leur propriétaire à des activités charitables qui ont une existence propre mais qu’on ne peut ni acheter ni vendre. Il s’agit d’usines, de terres agricoles, d’activités de toutes sortes et qui ont permis, on l’a vu en Egypte où les Frères musulmans ont beaucoup utilisé ces biens « waqf », de développer des hôpitaux et des cliniques pour pallier la défaillance et l’absence de l’Etat en matière médicale.

A l’exception de la Turquie, au début du régime kémaliste, de certains pays d’Afrique noire issue de la colonisation, comme le Mali par exemple, où il y a une référence à la laïcité dans la Constitution, et d’Etats d’Asie centrale issus de l’Union soviétique, c’est la nécessité de moderniser les pays qui est invoquée pour mener ces réformes laïcisantes. Les Frères musulmans et les islamistes ont été modernes dans certains aspects, en voulant prendre le meilleur de l’Occident, comme la technologie et l’éducation, mais ils ont adopté une « modernité réactive » face à celle dominatrice des pays occidentaux.

Quand la laïcité est-elle apparue dans l’islam et que désigne-t-elle alors ?

La laïcité (« ilmaniyya » en arabe, qui signifie « mondain », « du ressort d’ici bas ») n’existe pas dans les textes sacrés musulmans, pas plus qu’elle n’existe dans la Bible et dans les textes chrétiens. La laïcité est un concept né au XIXe siècle en Europe et qui est apparu à travers notamment les élites militaires dans les pays musulmans, dans l’Empire ottoman. Mustapha Kemal a été converti à la laïcité quand il était à l’académie militaire de Salonique, par des francs-maçons des loges française et italienne. Mais la laïcité ne pouvait pas avoir de source religieuse inscrite dans les textes sacrés et il n’y a pas eu, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, de légitimation religieuse de la laïcité. L’implantation de loges de francs-maçons au Levant, en Syrie et ce qui allait être le Liban, n’a pas survécu au retournement des idéaux des Lumières et à la décolonisation. Et cela s’est fait au bénéfice du mouvement religieux qui a pris une place monopolistique.

L’islam, en tant que religion, est-il réfractaire à la laïcité ? Y a-t-il un débat sur la laïcité dans ces sociétés arabo-musulmanes ?

L’islam en tant que tel ne peut pas être déclaré ni hostile ni favorable à la laïcité. De la même façon que le catholicisme ou le judaïsme ne peuvent pas être définis par rapport à ce qui est une manifestation moderne de l’organisation de la religion dans la société et au niveau de l’Etat. Mais comme je l’ai dit, ce qu’est devenu l’islam aujourd’hui est essentiellement le fruit de sa confrontation avec les idéaux portés par les puissances coloniales et notamment cette mission civilisatrice glorifiée par Jules Ferry qui justifiait la colonisation.

Il y a eu des débats au XIXe siècle au sein de l’Empire ottoman au moment des « Tanzimat » (période de réformes), entre 1836 et 1876, et autour du débat sur la Constitution. Ce n’était pas en termes de laïcité, mais en termes de modernisation des forces armées face à une Europe conquérante et face à la Russie. Le choc colonial a été tellement brutal qu’il a interdit tout débat sur l’islam et la laïcité. Le débat était confisqué par la domination coloniale.

Un processus de laïcisation des sociétés musulmanes est-il possible ?

C’est difficile. La laïcité est perçue très négativement. On le voit en Tunisie par exemple, les élites laïques font partie de la grande bourgeoisie francophone. La laïcité est associée avec des régimes autoritaires, soumis à l’Occident, répressifs, militaires, avec des partis uniques, et socialement aux élites dirigeantes et privilégiées.

Dans le contexte actuel, quand la laïcité a eu le droit de triompher, elle a été remise en cause par l’émergence des sociétés civiles, comme en Turquie. Donc dans l’immédiat, je ne vois pas de débat serein et pacifique. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas une harmonisation entre sécularisation et laïcisation à l’avenir, mais on en est loin pour l’instant.

 
 

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