Dans son discours du 2 octobre sur la défense de la laïcité face au “séparatisme islamiste”, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Emmanuel Macron n’avait pas fait l’unanimité. Ni en France ni dans le monde musulman, comme l’expliquait alors L’Orient-Le Jour. Le quotidien libanais citait l’institution Al-Azhar, la plus haute autorité religieuse de l’islam sunnite : “De telles déclarations racistes sont de nature à enflammer les sentiments de 2 milliards de musulmans dans le monde.”
Une phrase en particulier avait suscité la colère de nombreux musulmans, celle où le président français affirmait que “l’islam est une religion en crise dans le monde entier”. Pourtant, analysait encore L’Orient-Le Jour, “Macron a tenté de respecter un certain équilibre, rappelant à plusieurs reprises qu’il ne fallait surtout pas stigmatiser les musulmans, mais combattre les dérives radicales. Mais la montée de l’islamophobie à l’échelle mondiale, en partie liée aux attentats djihadistes, dont les musulmans sont les premières victimes, participe à rendre le sujet particulièrement sensible.”
Sensible, le sujet l’est en effet. Et c’est pour cela que nous avons préféré attendre plutôt que de réagir à chaud. Le 16 octobre, Samuel Paty était sauvagement assassiné à Conflans-Sainte-Honorine pour avoir montré en classe des caricatures du Prophète. Nous avions alors consacré trois pages du journal (et la une) à ce nouveau coup, dramatique, porté à la liberté d’expression. Puis il y a eu l’attentat de Nice, celui de Vienne, en Autriche, et le discours du 2 octobre a pris une tout autre résonance, comme l’expliquait récemment l’hebdomadaire britannique The Economist, qui prédisait un durcissement de la notion de laïcité dans l’Hexagone : “La France a le plus grand mal à parler de religion dans la vie publique, et elle le fait d’une façon que d’autres démocraties multiculturelles ont souvent du mal à comprendre. Le pays de Voltaire défend le droit de croire et de ne pas croire, ainsi que celui de traiter avec irrévérence toute croyance religieuse.”
“Le terrorisme a deux ennemis : la science et la vie”
Un mois et demi plus tard, c’est moins sur la laïcité à la française que sur ce qui, au fond, motive les terroristes islamistes, que nous avons voulu revenir. Même si le ton va-t-en guerre de certains ministres (Gérald Darmanin s’en prenant aux magasins vendant de la viande halal et casher, Jean-Michel Blanquer dénonçant les islamo-gauchistes dans les universités françaises) n’a fait qu’ajouter à la confusion du débat. Pour l’éditorialiste du quotidien algérien Liberté, il ne faut pas se tromper : “Il ne faudrait pas croire que l’islamisme en veut spécialement à la France, à l’Amérique ou à l’Autriche. […] Le terrorisme islamiste frappe, autant qu’il le peut, là où il fait le plus mal à la beauté, à l’esprit, au savoir, à l’ordre… En résumé, il a deux ennemis : la science et la vie. […] Comme idéologie, il a une vocation expansionniste. Sa stratégie de conquête repose sur la haine hissée au rang de valeur.”
Dans Der Standard, la politologue Nina Scholz n’hésite pas à faire l’analogie avec le nazisme et le communisme des goulags, en se plaçant résolument sur le terrain des idées et de l’histoire : “Après environ vingt ans de fanatisme islamiste en Europe, il est temps de ne plus seulement prendre en considération le djihadisme, mais aussi d’aborder l’idéologie qui se trouve derrière, l’idéologie de l’islam politique. Et il est temps de la prendre tout autant au sérieux que d’autres idéologies totalitaires”, écrit-elle.
Comment combattre cette idéologie ? C’est toute la question qui est posée à nos démocraties. Faut-il s’inspirer de l’Autriche et de sa loi (de 2015) qui interdit tout financement de l’étranger et exige de la part des responsables des cultes “une attitude positive envers l’État et la société” ? A l’époque, comme en France aujourd’hui, les débats sur l’adoption de cette loi avaient été houleux, certains criant à la stigmatisation des musulmans. La déchéance de nationalité est-elle une option ? Non, répond dans Der Standard, encore, le politologue autrichien Rainer Bauböck : “Si tous les États appliquent la même logique, il s’ensuit une course de vitesse pour se débarrasser d’un radicalisé dès le moindre soupçon. Non seulement cela met en danger la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme, mais cela affaiblit l’État de droit à l’intérieur.”
Faut-il encore, comme le préconise Saïda Keller-Messahli, fondatrice du Forum pour un islam progressiste, interdire certains mouvements ou associations (comme l’a fait récemment la France), expulser certains imams pour incitation à la haine ? Dans l’interview publiée dans le quotidien suisse Tages-Anzeiger, que nous reprenons, Saïda Keller-Messahli met en cause les Frères musulmans, qu’elle accuse de propager l’idéologie des islamistes radicaux. Et elle appelle à se méfier de ceux qui crient systématiquement à l’islamophobie. C’est une stratégie pour étouffer les critiques, affirme-t-elle, que les islamistes utilisent parfaitement. Nous le savons, le terrain est glissant, mais il faut lire ce que dit cette personnalité à part, qui, avec l’avocate et imame d’origine turque Seyran Ates, a contribué à fonder la mosquée libérale Ibn Rushd-Goethe, à Berlin, en 2017.
Ces points de vue, dont on peut discuter, nous
avons choisi de les faire entendre. Nous avons publié des opinions
contradictoires sur le sujet auparavant. Nous continuerons à le faire,
et à faire entendre encore des voix singulières du Moyen-Orient. “Entre
l’islam djihadiste contemporain et la modernité, il y a un abîme
culturel de huit siècles de sécularisation qui rend tout dialogue quasi
impossible”, écrit, pessimiste, un intellectuel libanais dans L’Orient-Le Jour.
La réponse au terrorisme islamiste, si réponse il y a, ne peut qu’être
globale, ou au moins européenne. Et cela prendra forcément du temps.
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