L’homme qui se présente à la clinique De Blasi, à Reggio de Calabre, est élégant, professionnel : cravate, complet gris et politesses d’usage. Avec courtoisie, il demande :

“Avez-vous besoin d’aide ?
– Dans quel sens ? répond le directeur Eduardo Lamberti.
– Je suis disposé à faire n’importe quoi : petits travaux de comptabilité, livraisons à la poste, tâches diverses et variées. Combien pouvez-vous m’offrir ?
– Vous devriez vous adresser au service administratif.
– Je serai honnête avec vous : je touche le revenu de citoyenneté. Mais je voudrais le conserver et vous donner la possibilité de profiter de mes services à un coût minime et sans être lié par un contrat de travail….Vous avez compris, travailler au noir.”

Aujourd’hui, dans la province de Reggio de Calabre [à l’extrémité sud de l’Italie], un habitant sur dix vit dans une famille qui bénéficie du revenu de citoyenneté. Pour certains, c’est devenu un double atout. Ils touchent le revenu de citoyenneté parce qu’ils sont sans emploi et ils peuvent se permettre de travailler (au noir) parce qu’ils touchent le revenu de citoyenneté, celui-ci leur permettant de se vendre sur le marché du travail à moitié prix.

Un bel avantage pour les employeurs dénués de scrupules, comme l’explique Eduardo Lamberti, qui raconte avoir refusé des dizaines d’offres de ce genre : “Pour les patrons malhonnêtes, c’est une manne : ils peuvent renvoyer quand ils veulent ces employés dépourvus de toute protection légale. Le revenu de citoyenneté devient un investissement en faveur des entreprises. À mon avis, c’est une gigantesque incitation à la fraude.”

Pourtant, en Italie, les gens qui seraient heureux de travailler avec un contrat de travail en bonne et due forme ne manquent pas.
Entre le début du confinement et fin juillet, 585 000 postes ont été supprimés. Chez les actifs, les heures de chômage technique ont été multipliées par dix en un an. Ainsi, en plus du Covid-19, l’Italie vit une seconde épidémie : une épidémie de chômage. Le taux d’activité du pays est aujourd’hui le plus bas de l’Union européenne, après le Portugal et la Bulgarie. Par conséquent, depuis janvier, on compte 600 000 personnes de plus concernées par le revenu de citoyenneté, et plus de 3 millions d’individus le toucheraient.

“Une culture de l’assistanat est en train de se créer”

Pourtant, certains employeurs peinent encore à recruter. C’est le cas d’Alberto Maschio, président de l’Association hôtelière de Jesolo, en Vénétie, qui, en août, l’a écrit noir sur blanc, dans un communiqué. “Nous avons des difficultés à trouver du personnel. Beaucoup se présentent à l’entretien, puis nous disent qu’ils préfèrent rester à la maison en vivant du revenu de citoyenneté. Une sorte de culture de l’assistanat est en train de se créer. Nous payons des personnes à rester chez elles, alors qu’elles pourraient travailler.”

Non que le revenu de citoyenneté soit un dispositif d’une générosité démesurée. Le montant mensuel moyen per capita est aujourd’hui de 561 euros. Mis en place par le premier gouvernement Conte [en janvier 2019], cette mesure s’est de nouveau retrouvée catapultée au centre des débats politiques. Pasquale Tridico, actuel président de l’Institut national de sécurité sociale (INPS), et Tito Boeri, son prédécesseur, se sont accrochés quand ce dernier a déclaré à la télévision que la moitié des 3 millions de personnes qui perçoivent cette aide pourraient être des fraudeurs. Pasquale Tridico l’a accusé de se livrer à des “conversations de comptoir”.

La vérité, c’est qu’une vaste zone d’ombre demeure autour de cette mesure phare du Mouvement 5 étoiles. Le problème n’est pas sa nécessité dans la lutte contre la pauvreté, plus que réelle, mais plutôt sa fonction de soutien à l’emploi.

“Aujourd’hui, revenir en arrière serait impossible”

La Garde des finances a certes identifié dans la province de Reggio de Calabre 101 membres de la ‘Ndrangheta [la mafia calabraise] percevant le revenu de citoyenneté, mais cela n’enlève rien au fait que l’écrasante majorité des familles bénéficiaires – elles sont 1,3 million – en a réellement besoin. Si bien qu’en peu de temps cette aide est devenue intouchable, à gauche comme à droite.

“Du travail, il n’y en a pas. Le népotisme est très puissant. La politique a toujours satisfait les besoins immédiats, de base, des personnes. Aussi, je crois qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. Si on supprimait le revenu de citoyenneté, ici, ce serait la révolution”, commente Daniela De Blasio, qui a été candidate aux dernières municipales de Reggio de Calabre. Aldo Cerqua, entrepreneur dans le secteur des cantines, dans la province de Caserte (Campanie), où 13 % de la population bénéficie de cette aide, va plus loin. “Je n’ai pas de travail à donnerHeureusement qu’il y a le revenu de citoyenneté : il a chassé la faim des maisons.”

Cela dit, en dix-huit mois d’existence, le programme accuse tous les défauts propres à la hâte et à la naïveté avec lesquelles il a été construit : c’est une invitation à travailler au noir, à toucher en même temps l’aide et une rémunération sous la table, mais aussi une invitation à la fraude. Pourtant, dans toute l’Italie, l’aide n’a été retirée qu’à 8 200 foyers. Les contrôles (souvent loin d’être draconiens) ont même révélé des cas où des détenus avaient déposé une demande directement depuis leur prison.

Le revenu de citoyenneté comme une retraite

Ainsi, s’il n’est pas repensé, ce projet imaginé pour abolir la pauvreté risque d’épuiser des richesses et de produire rancœur et injustice. Une architecte napolitaine qui préfère, de façon compréhensible, rester anonyme, affirme qu’à Naples “le travail sur les chantiers se fait quasi uniquement au noir ou en déclarant le minimum. Les ouvriers voient le revenu de citoyenneté comme une pension, ils le mettent de côté en prévision d’un avenir qui leur fait peur. Les entreprises ont beaucoup de mal à trouver des employés autrement : pour 800 euros, ils préfèrent rester chez eux.”

Et pas seulement dans le Sud. À Milan, l’Agence pour la formation et l’orientation professionnelles a lancé un projet qui propose à un petit groupe de bénéficiaires des formations de mécanicien, de vendeur et de logisticien, avec une possibilité de trouver une place dans une entreprise partenaire. À peine la moitié de la centaine de personnes sélectionnées s’est présentée, une moitié qui s’est ensuite réduite à trente volontaires.

À Mondragone, en Campanie, Gennaro Bianchini, à la tête d’une petite entreprise agricole, a connu pire quand, au printemps, est venu le moment de récolter les légumes. En l’absence des journaliers d’Europe de l’Est pour cause de Covid-19, il a appelé sept ou huit Italiens. “Ils ont tous refusé à cause du revenu de citoyenneté”, soupire-t-il. Au bout du compte, pour 14 000 euros de haricots verts ont pourri dans ses champs. Cela représente un cinquième de son chiffre d’affaires annuel. “Exactement la somme qui me sert à faire des investissements.”

Source  courrierinternational.com par Goffredo Buccini et Federico Fubini