13/10/2020

Mécaniciens de rue. Entre l'économie formelle au service des "aisés" et informelle au service des "non aisés".

 

Les mécaniciens de rue vont-ils devoir rentrer dans le rang ? Pratique populaire, la mécanique de rue rend d’importants services aux ménages modestes de banlieue mais gêne certains riverains ainsi que les pouvoirs publics, qui hésitent entre répression et insertion.

« Après le passage de la télé, c’est celui de la police : on connaît les conséquence des visites des médias », nous envoie bouler un homme d’une quarantaine d’année. Seize ans qu’il plonge sous des capots dans le quartier du Landy, entre Aubervilliers et Saint-Denis, l’un des spots de mécanique de rue les plus fameux de la banlieue parisienne.

Il nous laisse tout de même le regarder coller consciencieusement du papier journal aux vitres de la voiture qu’il s’apprête à repeindre, « pour éviter les coulures ». Pour comprendre son hostilité, il faut regarder cet épisode d’« Envoyé Spécial », datant de 2015. On y compare le décor du Landy à celui de Mad Max, et on use et abuse du champ lexical du grand banditisme pour décrire ce qu’il s’y déroule.

« C’est dans les années 2011-2015 qu’on a commencé à amalgamer la mécanique de rue à d’autres nuisances, comme le bruit ou la saleté, rappelle le sociologue Denis Giordano. Et à partir de 2015, on a vu une salve d’arrêtés municipaux venir rappeler l’interdiction de la mécanique de rue. D’un seul coup, les mécaniciens se sont sentis dans le viseur. » Rachid Maiza, qui entame son troisième mandat de maire adjoint au cadre de vie de La Courneuve, ne s’en cache d’ailleurs pas : « En 2011, La Courneuve était devenue un garage à ciel ouvert. Des habitants se plaignaient de l’occupation des places de stationnement par les voitures en attente de réparation, de la saleté, des voitures épaves. On a commencé à organiser des opérations "grande lessive", en nettoyant les épaves sur les parkings, en verbalisant le travail dissimulé », raconte l’élu.

Une pratique qui fait tache

Pratique ancienne qui fut longtemps tolérée, la mécanique de plein air fait tache alors que nombre de quartiers de banlieue font l’objet d’opérations de rénovation urbaine. D’une part, parce que ces opérations réduisent le nombre de places de stationnement disponibles. D’autre part, parce que les bailleurs et leurs agents sont plus attentifs aux enjeux de « gestion urbaine de proximité », au cadre de vie et aux relations entre acteurs du quartier. Pose de pierres, attribution de places individuelles, contraventions, résidentialisation1…, tout est bon, alors, pour dissuader les mécaniciens de s’installer dans l’espace public. Mais rien ne semble y faire : les mécaniciens reviennent, le jour suivant.

« On n’agresse personne. On gagne de l’argent en échange de petites bricoles »

Sur les trottoirs du Landy, en attendant le client, on s’insurge pourtant contre ces tracas incessants. « On n’agresse personne. On est dans la galère, on n’a pas de papiers. On gagne de l’argent en échange de petites bricoles. Et puis, quand on achète les pièces détachées aux six magasins qui se sont installés autour de nous, on paye la TVA. Si on nous empêche d’exercer, pourquoi ne les empêche-t-on pas de vendre ? », s’énerve Monzon, un Malien de 37 ans, dont cinq passés au Landy.

A ceux qui les traitent comme des délinquants, les mécaniciens de rue opposent leur statut de travailleur.

« lI y a un véritable rapport artisanal à l’ouvrage, au travail bien fait, dans un monde professionnel structuré, avec des carrossiers, des mécanos, des peintres et des relations avec le reste de la filière (casses, revendeurs de pièces détachées, transporteurs de voitures, autres garagistes…) », relève Denis Giordano, sociologue.

Sur le trottoir du Landy, c’est, après les récriminations contre la répression, le second sujet abordé par les mécaniciens : leurs compétences. « Ici, on n’a pas bac + 5 ou un BTS en mécanique. Mais on reconnaît le problème qu’a la voiture rien qu’en écoutant son ronflement », claironne par exemple Bamba.

Une offre complémentaire

« Ce qui est fascinant, c’est l’articulation, et même l’imbrication entre travail formel et informel », estime Anne Bory, membre du collectif de chercheurs Rosa Bonheur, dont le terrain d’enquête se trouve à Roubaix. Amidou, par exemple, raconte avoir été repéré au Landy par un garagiste des Francs-Moisins, chez qui il a travaillé au noir pendant un an et demi avant de revenir au Landy quand le garage a été vendu.

« Garagistes et mécaniciens de rue ne se font pas concurrence, car ils interviennent sur deux marchés différents » – Abou Ndiaye, sociologue

« Garagistes traditionnels et mécaniciens ne se font pas concurrence, car ils interviennent sur deux marchés différents. Chez un garagiste classique, intervenir sur une voiture ancienne, rafistolée, qui cumule beaucoup de problèmes, n’est pas rentable. Les réparer en respectant les protocoles de sécurité coûterait plus cher, quelquefois, que racheter un véhicule », explique Abou Ndiaye, qui a réalisé une étude ethnographique sur deux quartiers de Stains.

« Les mécanos de rue, formés dans des endroits où trouver des pièces n’est pas aisé, font de la "mécanique clinique" : ils savent réparer ou changer un élément à l’intérieur d’une pièce, plutôt que des systèmes entiers, par exemple, démonter et rectifier une culasse ou changer une soupape au lieu de remplacer tout le moteur. Il est d’ailleurs fréquent que les garagistes classiques envoient des clients aux mécanos de rue, et inversement », poursuit le sociologue.

Crise du salariat

Le peuple des mécaniciens de rue compte des personnes en situation irrégulière, interdites de travailler sur le territoire français. D’autres, séjournant légalement en France, n’ont pas trouvé de poste à la hauteur de leurs compétences, parce que formés dans les pays du Sud, leur parcours n’a pas été sanctionné par un diplôme. D’autres encore, parfois français, ont perdu leur emploi au gré des reconfigurations du secteur automobile : fermeture de PSA Aulnay, disparition des petits garages de banlieue étouffés par la cherté des loyers et remplacés par des chaînes telles que Norauto, Feu Vert ou Speedy.

« Quand tu es un sans-papiers, le patron du garage peut t’exploiter. Je préfère gagner moins, mais gagner pour moi »

Il n’est pas rare, selon les chercheurs, de croiser des mécaniciens qui ont exercé en garage classique et qui ont préféré troquer la sécurité d’un salaire mensuel contre l’idéal d’un travail sans patron. « Quand tu es un sans-papiers, le patron du garage peut t’exploiter, te faire faire des heures supplémentaires parce qu’il sait que tu n’oseras pas refuser. Je préfère gagner moins, mais gagner pour moi », entend-on sur les trottoirs de la rue Waldeck.

L’ambivalence des résidents

Si l’offre est florissante, c’est aussi que la demande est forte. « Pour s’en sortir, les gens qui perçoivent les minima sociaux déploient un travail de subsistance de tous les instants : chercher les magasins où on achètera les légumes les moins chers, remplir les papiers administratifs, retaper son logement ou celui du voisin. La mécanique de rue en fait partie, explique Anne Bory. C’est un système d’échange qui va au-delà de l’échange monétaire. C’était une activité complémentaire lorsqu’il y avait de l’industrie, qui est devenue centrale avec la disparition des usines et l’affaiblissement de la société salariale. »

A Stains, Abou Ndiaye et son équipe ont enquêté auprès de 105 familles : une sur deux était motorisée, « et parmi ces dernières, 60 % avaient recours aux mécanos de rue ». Même constat, à La Courneuve, pour Rachid Maiza : « Lors des contrôles que nous avons menés, nous sommes tombés sur des voitures en attente de réparation qui appartenaient aux mêmes qui se plaignaient des nuisances de la mécanique de rue ! »

C’est tout le paradoxe : malgré les plaintes, les ménages de banlieue tiennent autant à ce service qu’à leur voiture, indispensable pour se déplacer. « D’abord, parce que le poids des réparations a beaucoup augmenté dans le budget des ménages, du fait de la complexification des véhicules. Ensuite, parce que nombre d’entre eux se sentent plumés lorsqu’ils se rendent chez un garagiste professionnel, et font davantage confiance à leur voisin qui bricole sur le parking », explique Abou Ndiaye.

Pourtant, le statu quo ne convient à personne. Ni aux pouvoirs publics, qui doivent gérer les plaintes des habitants, ni aux mécaniciens de rue, qui préféreraient travailler sous un toit et bénéficier d’une protection sociale.

Des chercheurs les mains dans le cambouis

Certaines collectivités territoriales, saisissant les limites d’une politique purement répressive, ont tenté de s’attaquer autrement au problème en convoquant les lumières des chercheurs. Pour ces derniers, la première bataille fut sémantique : il fallait remplacer « mécanique sauvage » par « mécanique de rue », exempt de préjugés criminels ou racistes. La seconde, encore en cours, consiste à proposer des alternatives.

Les mécaniciens de rue ont leur idée sur la question. « Il faudrait que la mairie nous donne un entrepôt où on pourrait louer notre parcelle », avance Ismaël, un ancien de la rue Waldeck. Ces « self-garages » existent déjà à Stains ou à Villetaneuse. « L’un des problèmes du self garage du Moulin-Neuf, à Stains, explique Abou Ndiaye, c’est qu’il s’agit d’une initiative privée, en situation de monopole, dont le tarif à l’heure est très élevé. Du coup, les mécanos garent les voitures dans les rues adjacentes en attendant leur tour. »

Des formes alternatives d’organisation

C’est pourquoi le sociologue avait avancé l’idée de créer à Stains un garage solidaire composé de « micro-ateliers coopératifs » (MAC), des Scop de trois à sept mécaniciens leur permettant de se mettre à leur compte tout en collaborant. Une cinquantaine d’entre eux s’étaient montré intéressés par le projet. Mais certains élus étaient montés au créneau : hors de question, avaient-ils jugé, d’aider des personnes qui sont dans l’illégalité et surtout, pas question de créer un garage dans cette seule ville alors que toutes les autres sont concernées. « Il faut que se constitue un réseau d’ateliers solidaires dans le périmètre de Plaine Commune », affirme Abou Ndiaye.. Résultat : les 500 000 euros prévus par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) pour financer l’initiative sont bloqués depuis 2018.

La situation pourrait se débloquer dans les mois à venir, car, en parallèle de cette initiative, deux jeunes entrepreneurs, dont un élu de La Courneuve, ont ouvert début 2018 un garage solidaire baptisé Mobilhub. Aidés par des mairies et par l’Etat, ils recrutent des mécaniciens en contrat d’insertion, d’un côté, et pratiquent des prix proches de ceux des mécaniciens de rue pour les personnes en difficulté, de l’autre.

Une démarche saluée par les chercheurs, car elle permet de régulariser la situation des mécaniciens tout en répondant aux besoins des familles modestes. Sa portée reste toutefois limitée : « Chaque garage embauche au maximum cinq mécaniciens, alors qu’ils sont plus d’une centaine rien qu’en Seine-Saint-Denis », soulignent les géographes Marie Morelle et Sébastien Jacquot, qui estiment malgré tout que « l’initiative permet de changer le regard qu’ont les pouvoirs publics sur l’informalité ».

Des pouvoirs publics qui n’embrayent pas

Pour eux comme pour Abou Ndiaye, si les solutions prennent tant de temps à émerger, c’est avant tout parce qu’un certain nombre d’élus sont réticents à soutenir, et par là même à légitimer, une activité illégale. « Personne n’arrivera à faire disparaître la mécanique de rue, assurent pourtant les géographes. Par contre, il est possible de mener des actions, en les aidant à la collecte de déchets, à la mise en place de centres de ressources, d’espaces pour recycler, en complément d’une réflexion sur la formalisation. »

L’analyse d’Anne Bory est différente :

« A Roubaix, les pouvoirs publics cherchent à attirer une  population plus prospère. Leur objectif est de faire la ville à l’image de ceux qu’elle veut attirer. Et pour ça, les tâches de cambouis, ce n’est pas l’idéal. Les politiques publiques ont tendance à tourner le dos aux populations qui vivent dans les quartiers populaires aujourd’hui pour en attirer d’autres demain. »

Peut-être faudrait-il, pour « éradiquer » la pratique de la mécanique de rue, revenir sur les causes, plutôt qu’agir sur les conséquences : mener une politique de régularisation des sans-papiers et faute, d’emplois suffisants, permettre à tous de toucher une indemnisation permettant de vivre dignement.

 

Source alternatives-economiques.fr par Elsa Sabado

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