Pourtant, quatre mois après la mise en place de l’appli, Cédric O, âgé de 37 ans et un temps célébré comme l’enfant prodige de la numérisation, a dû déchanter. Beaucoup de Français commencent à se dire que des sommes considérables, provenant de l’argent des contribuables, ont été englouties dans un projet national de prestige qui n’a apporté aucune contribution notable à la prévention et à la lutte contre la pandémie. Selon les informations du quotidien Le Monde, StopCovid coûterait environ 100 000 euros par mois. L’association anticorruption Anticor a porté plainte car la commande a été confiée sans appel d’offres à la société française 3DS Outscale, une filiale du géant de l’armement Dassault Systèmes. Ce qui aurait entraîné des coûts d’entretien excessifs pour une appli qui n’est guère utilisée, conjecture l’association.

Face à la défiance le secrétaire d’État s’entête

Le Premier ministre Jean Castex a révélé à la télévision qu’il ne l’avait pas téléchargée. Son explication : “Parce que je ne prends plus le métro.” Ce qui a mis fin à l’illusion que le chef du gouvernement était l’incarnation d’une certaine proximité avec les citoyens. Car il n’en a pas moins appelé les Français à utiliser l’appli, sans aucune crédibilité. Il y a longtemps déjà que les gouvernants ont perdu leur valeur d’exemples, mais en 2017, le président Macron avait pris ses fonctions en promettant de tout changer. Quand il a été demandé aux autres membres du gouvernement présents lors de la même émission qui, parmi eux, refusait d’utiliser les méthodes d’identification centralisées de l’appli française, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti et Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, ont l’un et l’autre levé la main. Au moins, ils peuvent ainsi se sentir en phase avec la majorité des Français. Seule une infime minorité aurait testé l’appli que l’association de protection des données La Quadrature du Net décrit comme un “projet désastreux piloté par des apprentis sorciers”.

Face au vote de défiance du public, le secrétaire d’État à la Transition numérique s’entête. “Est-ce qu’il fallait le faire de la manière dont on l’a fait, c’est-à-dire indépendamment d’Apple et de Google ? Je le crois profondément”, a-t-il lancé. L’appli aurait été téléchargée [2,6] millions de fois, selon [les chiffres officiels donnés le 8 octobre]. Depuis le mois de juin, [7969] personnes ont communiqué un résultat positif. [Quatre-cent soixante-douze] avertissements ont été émis à propos de cas contacts. En tant qu’outil efficace dans la lutte contre la pandémie, l’appli a donc failli. Ce qui ne veut pas dire que Paris va tirer les leçons de ses erreurs. Ce fiasco s’ajoute à une longue liste d’évaluations erronées, d’échecs et d’obstacles administratifs depuis le début de l’épidémie.

Les Français seraient “déboussolés et désemparés”, estime Bruno Cautrès, chercheur et enseignant à Sciences Po. La rapide succession de problèmes sans solution représente à ses yeux un “embouteillage de crises” qui a pour conséquence une dégradation constante de la confiance des citoyens vis-à-vis de la classe politique. Cautrès a analysé les résultats d’un sondage pour le compte de l’institut BVA, sondage qui étaye cette image d’une perte de confiance accélérée. 30 % seulement des personnes interrogées considèrent que le président Macron suit un cap clair. 70 % pensent que le chef de l’État décide “au jour le jour”. D’après Cautrès, cette impression d’un cap erratique serait encore aggravée par le fait que les responsables français se refusent à admettre publiquement leurs erreurs et à se corriger. Ne pas reconnaître ses erreurs est une vieille tradition en France. On prête volontiers cette réflexion au fondateur de la Ve République, Charles de Gaulle : “Ne les avouez jamais !”

Tandis que le ministre allemand de la Santé Jens Spahn portait récemment un regard critique sur les événements et confessait que l’Allemagne aurait pu accepter encore plus de patients venus de France, Olivier Véran, lui, se comporte comme si la France avait surmonté la crise avec efficacité et était bien armée pour répondre à un rebond de l’épidémie. Ce beau discours s’explique d’ailleurs par des raisons politiques et juridiques. Depuis juin, deux commissions d’enquête parlementaires examinent les éventuelles négligences des autorités. Un groupe de deux cents victimes du Covid-19 a engagé un recours collectif, des médecins et d’autres personnes concernées ont également déjà porté plainte auparavant. La population a de plus en plus le sentiment que les autorités ne sont pas tenues de rendre des comptes.