19/09/2020

"Le Covid-19 est-il une "aubaine" pour mettre en place des plans sociaux dans les entreprises ? https://t.co/lraSl5ZIaH via @franceinfo" / Twitter

Depuis le début de la crise du coronavirus, les restructurations d'entreprises se multiplient, souvent accompagnées de suppressions d'emplois. Pour les syndicats, les patrons profitent de la situation. Des spécialistes interrogés se montrent plus pondérés.

Une chance à saisir ou un prétexte. Dans les discours syndicaux, voilà à quoi le Covid-19 a pu servir, ces derniers mois, pour des patrons de grandes entreprises décidés à supprimer des milliers d'emplois, malgré les aides publiques reçues. De Philippe Martinez (CGT) à Yves Veyrier (FO), le terme d'"aubaine" est ainsi revenu à maintes reprises pour qualifier les plans sociaux qui se multiplient depuis l'épidémie de coronavirus.

Surprise, il a également été prononcé par le ministre de l'Economie Bruno Le Maire pour fustiger l'Américain General Electric qui pourrait supprimer plus de 760 postes en France. "Il y a des plans sociaux qui sont nécessaires parce qu'ils vont permettre à une entreprise de rebondir (...) et puis il y en a d'autres qui sont des plans sociaux d'aubaine", a-t-il lancé le 10 septembre devant des sénateurs. 

Si les PME sont durement touchées par la crise, les grands groupes vivent au rythme des annonces catastrophiques depuis le début de l'année. Ainsi, quelque 5 000 emplois vont être supprimés en France chez Airbus, 4 600 chez Renault, un millier chez l'équipementier automobile Valeo, près de 1 500 chez Auchan... A cela s'ajoutent les coupes actées chez Beneteau, Camaïeu, Nokia, ou Sanofi. Le coronavirus est-il la cause, le catalyseur ou l'alibi de ces plans sociaux en cascade ?

Méfions-nous des effets de loupe, préviennent certains économistes. "Entre le 31 décembre 2019 et le 30 juin 2020, on a perdu environ 700 000 emplois marchands et non marchands, selon l'Insee, dont près d'un tiers étaient des emplois en intérim", avertit ainsi le spécialiste du marché du travail Bertrand Martinot. A ses yeux, les plans de sauvegarde de l'emploi (PSE, qui concernent les entreprises d’au moins 50 salariés qui veulent licencier au moins 10 personnes pour motifs économiques) déposés depuis le printemps auprès du ministère du Travail ne constituent qu'une part mineure de la hausse du chômage.

Du début de la crise sanitaire à fin juillet, les plans sociaux représentent 50 000 emplois supprimés, soit moins de 10% du problème. C'est la partie émergée de l’iceberg !Bertrand Martinot, spécialiste de l'emploià franceinfo

Cet ancien conseiller social à l'Elysée de 2007 à 2008, sous Nicolas Sarkozy, aurait plutôt tendance à poser la question inverse : "Pourquoi y a-t-il aussi peu de plans sociaux, 340 depuis le début de l’année alors qu’en 2009, après la crise financière de 2008, il y en avait eu 2100 ?", demande-t-il, faussement interrogatif. "Parce que l'essentiel des ajustements ne se fait plus par les plans sociaux, mais autrement, avec les accords d'activité partielle, les ruptures conventionnelles ou les accords de performance collective. Les entreprises gèlent les embauches, ne renouvellent pas les CDD, cessent de recourir à l'intérim, poussent les seniors vers la sortie, diminuent les primes et les RTT ou jouent sur le temps de travail". Ces baisses d'activité passent largement sous les radars.

Faut-il pour autant minimiser le nombre de plans sociaux depuis le début de l'année ? Dans son tableau de bord (PDF) de la situation du marché du travail au 1er septembre, la direction des études et statistiques du ministère du Travail fait le point sur les demandes déposées depuis le début de la crise.

Depuis le 1er mars, environ 51 000 ruptures de contrat de travail ont été envisagées dans le cadre de PSE. C’est près de trois fois plus que sur la même période en 2019.Le ministère du Travail

Reste à déterminer l'impact de la pandémie dans cette hausse. "C’est très compliqué de faire la part des choses entre ce qui est structurel et ce qui relève de la crise sanitaire, estime Bruno Ducoudré, analyste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Chaque année, des entreprises ferment et se restructurent. Mais la question posée par les syndicats lorsqu'ils parlent d'aubaine est celle-ci : les entreprises doivent-elles se restructurer aussi vite alors que l’Etat les aide avec le chômage partiel, les primes à l’embauche des jeunes et le plan de relance ? Toutes ces aides ne doivent-elles par être conditionnées au maintien de l'emploi ?" 

Parfois, les groupes concernés ne sollicitent pas, ou très peu, les aides étatiques. Comme si la décision était déjà prise. C'est ce que reproche le gouvernement à Bridgestone, dont l'usine de pneus de Béthune (Pas-de-Calais) doit fermer en 2021. Au total, 863 salariés sont concernés. Le fabricant japonais "aura à rendre des comptes", s'est indigné le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari sur RTL, jeudi. "Bridgestone a bénéficié un peu du chômage partiel, l'entreprise n'a sollicité aucune autre aide de l'État, ce qui prouve qu'elle n'avait pas de projet alternatif pour ce site."

Difficile de nier, toutefois, que l'onde de choc épidémique a terrassé certains secteurs. Se relèveront-ils du confinement ? Le doute persiste, notamment chez Airbus. L'année 2020 s'annonçait triomphale pour l'avionneur européen, qui supplantait en janvier l'Américain Boeing comme leader mondial de l'aéronautique. Trois mois plus tard, les avions cloués au sol par le confinement forçaient l'entreprise à affronter une des pires turbulences de son histoire, malgré un carnet de commandes plein.

Dans l'aéronautique, l'hébergement, la restauration, les spectacles, si on ne retrouve pas d'ici un ou deux ans le niveau d'activité d'avant la crise, l’emploi restera longtemps dégradé.Bruno Ducoudré, économiste à l'OFCEà franceinfo

"Les compagnies aériennes qui sont nos clientes ne volent plus, donc ne paient plus et demandent de retarder les livraisons", explique-t-on chez Airbus auprès de franceinfo. "Et on sait que ça va durer au moins jusqu’en 2023". Conséquence : le groupe a réduit de 40% ses cadences de production et a annoncé fin juin la suppression de 15 000 emplois dans le monde.

Le directeur exécutif d'Airbus, Guillaume Faury, a jeté un froid supplémentaire, voilà quelques jours : "Il me semble peu probable que les départs volontaires suffiront", a-t-il indiqué aux salariés dans une lettre, selon l'AFP. Cette menace de licenciements secs permet de mieux négocier de futurs accords entraînant des dégradations des conditions de travail, juge Laurence Danet, élue CGT au comité social et économique d'Airbus Nantes.

La crise a bon dos pour faire passer les accords de performance collective avec plus de flexibilité.Laurence Danet, élue CGT Airbus Nantesà franceinfo

"On nous annonce pourtant un retour à 50 livraisons par mois en fin d'année, soit quasiment autant qu'en février 2020. Il faudra donc assurer la même production avec du chômage partiel, moins de sous-traitants et moins d'intérimaires !", s'inquiète-t-elle.

Pour répondre aux fluctuations de la production, la main d'œuvre est en effet plus restreinte, abonde Marylise Léon, secrétaire nationale adjointe de la CFDT en charge de l'emploi. La direction d'Airbus confirme d'ailleurs avoir "quasi totalement arrêté le recours aux intérimaires".

Si elle a été un coup de tonnerre pour Airbus, l'épidémie a, parfois, accéléré les mutations entamées ailleurs. "Pour certaines entreprises comme la chaîne d'ameublement Alinéa, qui était déjà en difficulté avant la crise sanitaire, le Covid-19 a précipité la chute", analyse Bruno Ducoudré. Même analyse concernant Renault, dont les 4 600 suppressions de postes annoncées fin mai signent surtout l'échec de la course au volume lancée jadis par le PDG Carlos Ghosn, selon le spécialiste du marché automobile Eric Champarnaud. "Renault n'a pas su changer de modèle assez rapidement. Résultat, l'entreprise a perdu 7 milliards au 1er trimestre alors que PSA est restée rentable."

Le secteur de la grande distribution n'a, lui, pas attendu le coronavirus pour entamer sa mutation avec des milliers de suppressions d'emplois chez Carrefour ou Cora. La direction d'Auchan affirme s'inscrire dans la même logique, avec la suppression de 1 475 postes. Il s'agit de la "deuxième phase" de son "plan de transformation", lancé avant la crise sanitaire, précise l'entreprise.

Le distributeur prend ainsi acte de la montée en puissance des drives et de la hausse des commandes en ligne, une tendance largement suivie au moment du confinement. Pour autant, assure-t-on chez Auchan, il n'y aura "pas de suppressions d'emplois d'hôtesses de caisse, les premières de cordée", mais on va "revoir le parcours d’encaissement". Une promesse accueillie avec scepticisme par Christophe Delay (FO), cité par l'AFP : "Sur les caisses, c'est la fin de tous les CDD, et on sait que cela aura un impact, d'ici deux-trois ans, avec 70% des caisses classiques qui disparaissent". 

"Le Covid a accéléré la chaîne numérique avec la mise en place de logiciels qui risquent de supprimer des emplois", analyse Jean-François Foucard, secrétaire confédéral CFE-CGC en charge de l'emploi.

Avec la robotisation de la bureautique, tous les premiers niveaux administratifs, qui ne sont pas des niveaux d'expertise, sont en danger.Jean-François Foucard, secrétaire confédéral CFE-CGCà franceinfo

Faute de recul et de données fines, le tableau global des restructurations d'entreprises et de leurs causes est "impressionniste", selon Marylise Léon. Mais le pire reste peut-être à venir, estime Jean-François Foucard. "On en est à la première phase : les plans de restructuration des grandes entreprises. Après, il y aura la seconde phase, celle des PME qui vont devoir s'adapter à la crise. Moi, je crains surtout la troisième phase, au second semestre 2021 et en 2022, lorsque seront lancés les nouveaux 'process' et nouveaux outils de travail" initiés en début de crise.

En attendant, la France, risque de perdre "presque un million" d'emplois cette année et le taux de chômage pourrait atteindre un pic de 11,8% mi-2021, a indiqué, en juin, la Banque de France.


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