Mars 2020, le monde entier est touché par un fléau qu’il est incapable de contrer efficacement et dont personne ne peut sérieusement prédire la durée. Il ne faut pas analyser les répercussions économiques de cette nouvelle pandémie comme des problèmes ordinaires que l’on pourrait résoudre avec des solutions macroéconomiques.

Nous sommes peut-être sur le point d’assister à un basculement fondamental de l’économie mondiale. Dans l’immédiat, il s’agit d’une crise à la fois de l’offre et de la demande. L’offre diminue parce que les entreprises ferment ou font travailler moins de salariés pour les protéger du virus. La demande recule, parce que les gens restent chez eux et nombre des biens et services qu’ils consomment habituellement ne sont plus disponibles.

Un retour à l’économie naturelle

Le monde est peut-être face à un tournant radical : un retour à l’économie naturelle. L’exact opposé de la mondialisation. Alors que la mondialisation repose sur la division du travail entre les nations, un retour à l’économie naturelle pousserait les pays à rechercher l’autosuffisance. Ce changement n’est pas inévitable. Si les gouvernements parviennent à maîtriser et à surmonter la crise actuelle dans les six ou douze prochains mois, on reprendra probablement le chemin de la mondialisation – même si certains de ses fondements (comme la production en flux tendu) devront sans doute être revus.
Mais si la crise persiste, elle pourrait signer la fin de la mondialisation. Plus la crise dure, plus les obstacles à la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux s’installeront et plus la situation finira par sembler normale. Des groupes particuliers ayant intérêt à maintenir ce nouveau statu quo se formeront et la peur d’une nouvelle épidémie pourrait inciter les États à miser sur l’autosuffisance.
À cet égard, les intérêts économiques et sanitaires pourraient se rejoindre. Sachant que des millions de gens avaient l’habitude de prendre régulièrement l’avion, le fait d’exiger, par exemple, un simple certificat médical, en plus d’un passeport et d’un visa, représenterait un obstacle au retour au monde d’avant.

Un échange de biens excédentaires entre territoires

Cet effondrement pourrait ressembler à la chute de Rome, lorsque la désintégration de l’Empire romain d’Occident a fait émerger une multitude de petits territoires indépendants entre le IVe et le VIe siècle. Dans cette économie, le commerce se résumait à un échange de biens excédentaires entre territoires. Il ne s’agissait pas de se spécialiser dans une production pour un hypothétique acheteur. Ainsi que l’écrit l’historien F. W. Walbank dans The Decline of the Roman Empire in the West [Le déclin de l’Empire romain d’Occident, publié en 1946] :
Dans tout l’empire, on a assisté à un retour à l’artisanat de subsistance, destiné au marché local et aux commandes des environs.”
Dans la crise actuelle, les gens qui ne se sont pas entièrement spécialisés ont l’avantage. Si vous êtes capable de produire votre propre nourriture, si vous ne dépendez pas des réseaux publics de distribution d’eau et d’électricité, vous n’êtes pas seulement à l’abri de toute perturbation de ces services, vous êtes également mieux protégé d’une contamination car la nourriture que vous consommez n’est pas préparée par une personne potentiellement infectée et vous n’avez pas besoin de faire venir un réparateur, potentiellement contagieux, pour réparer quoi que ce soit chez vous. Moins vous êtes dépendant des autres, plus vous êtes protégé. Tout ce qui constituait un avantage dans une économie hautement spécialisée devient un inconvénient, et inversement.

Les gens ne pourront plus payer leurs factures

Le retour à l’économie naturelle ne serait pas guidé par les pressions économiques classiques mais par des préoccupations bien plus fondamentales, la peur des épidémies et de la mort. C’est pourquoi les mesures économiques classiques ne seront pas plus que des palliatifs : elles pourraient (et devraient) protéger ceux qui vont perdre leur emploi et ne possèdent souvent même pas de couverture santé. À mesure que ces gens se trouveront dans l’impossibilité de payer leurs factures, il s’ensuivra une série de chocs en cascade – des expulsions de domicile aux crises bancaires.
Reste que c’est sur le plan humain que le tribut sera le plus lourd et que les conséquences de l’épidémie risquent de conduire à une désintégration sociale. Ceux qui n’auront plus ni espoir, ni emploi, ni ressources pourraient facilement se retourner contre ceux qui sont mieux lotis. Aux États-Unis, près de 30 % de la population ne possède rien ou seulement des dettes.

Il faudra peut-être s’habituer aux scènes de pillage

Si cette crise produit encore plus d’individus n’ayant ni emploi, ni argent, ni accès aux soins, si ces gens tombent dans le désespoir et la colère, alors il faudra peut-être s’habituer aux scènes de pillage observées après l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005 ou à des évasions de prisonniers comme récemment en Italie. Si les gouvernements doivent recourir à l’armée ou à des forces paramilitaires pour contenir des émeutes ou des atteintes aux biens, il est possible que les sociétés commencent à se déliter.

C’est pourquoi le principal objectif – si ce n’est le seul – de la politique économique devrait être de prévenir une telle dislocation sociale. Les pays avancés ne doivent pas se laisser aveugler par les indicateurs économiques, et notamment les marchés financiers, ils doivent se rappeler que le rôle essentiel de leur politique économique aujourd’hui est de maintenir des liens sociaux forts en cette période d’extrême pression.

L’économiste Branko Milanovic est spécialiste des inégalités et de la pauvreté. Il enseigne à l’université de la ville de New York.

source courrierinternational.com par Branko Milanovic

Plus: Sur la courbe de l'éléphant par Branko Milanovic