"En fin de vie", "sclérosé", "au bord de l'implosion"... Après la terrible explosion de Beyrouth
le 4 août, le régime libanais est désormais au centre de l'attention
des commentateurs, alors que le Premier ministre Hassan Diab a annoncé la démission de son cabinet
ce lundi et que le pays semble au bord d'un basculement d'ampleur.
L'occasion de se pencher sur des institutions uniques au monde, aussi
éloignées que possible de celles de la France dans un cadre
démocratique, et accusées d'être à l'origine des maux dont souffre le
pays du Cèdre.
Là où la République laïque française proclame son indivisibilité et ne reconnaît aucun culte, le Liban base en effet toute son architecture institutionnelle sur la ribambelle de communautés religieuses qui peuplent son territoire.
Source Marianne par Hadrien Mathoux
Là où la République laïque française proclame son indivisibilité et ne reconnaît aucun culte, le Liban base en effet toute son architecture institutionnelle sur la ribambelle de communautés religieuses qui peuplent son territoire.
Les origines de ce
confessionnalisme remontent au XIXe siècle, lorsque le Mont-Liban
n'était qu'un territoire parmi d'autres au sein de l'immense mais
fragile empire ottoman. Après des affrontements sanglants entre paysans
maronites (chrétiens) et seigneurs druzes (musulmans), les Ottomans
mettent en place au Liban, comme dans le reste de l'empire, un "millet",
système qui protège les diverses communautés religieuses en s'appuyant
sur leurs hiérarques. La tradition de répartition confessionnelle des
responsabilités politiques naît à cet instant, et perdure lorsque la
France obtient un mandat sur le pays en 1922.
C'est également après la Première guerre mondiale que le choix est fait d'un "grand Liban", incluant le massif du Mont-Liban mais aussi les plaines de la Bekaa et le littoral à l'ouest. Sur une superficie 52 fois plus petite que la France métropolitaine cohabitent des chrétiens maronites, orthodoxes, catholiques et protestants, des musulmans druzes, alaouites, sunnites et chiites… En optant pour un mode de gouvernement consensuel, la France favorise toutefois les chrétiens maronites, en pleine ascension sociale, dont elle est proche, alors que les sunnites lorgnent vers le panarabisme.
Cet équilibre, en apparence bancal et fondé sur les données d'un recensement effectué en… 1932 - toujours pas reconduit depuis -, va traverser sans encombres ou presque toutes les crises rencontrées par le Liban depuis la fin de sa tutelle. Après l'indépendance d'Israël en 1948, l'arrivée de 100.000 Palestiniens musulmans au pays du Cèdre fait basculer les équilibres démographiques du pays et donne finalement naissance à une guerre civile en 1975, qui dure quinze ans. Un nouveau compromis est conclu avec l'accord de Taëf en 1989 : les chrétiens maronites conservent le poste de président, mais lâchent beaucoup de lest politique en lui retirant de nombreuses prérogatives, qui reviennent à la communauté musulmane sunnite. Les sièges au parlement sont désormais répartis à égalité entre chrétiens et musulmans.
Surtout, le sectarisme confessionnel est codifié par l'accord de Taëf, et entre définitivement dans le marbre de la politique libanaise. La guerre civile a paradoxalement aidé le système à se maintenir : lorsque des velléités de mettre fin au confessionnalisme apparaissent, les défenseurs du statu quo peuvent agiter le spectre du retour des guerres communautaires et vanter le fragile équilibre en place.
Plus grave, le système
politique est selon plusieurs analyses directement à l'origine des
problèmes qui empêchent le développement du pays. "Le système s'est
rigidifié, il a favorisé l'immobilisme et le fait que les élites de tous
bords confessionnels se partagent le pouvoir et les avantages",
estime ainsi Gourrada. Encore plus sévère, Antoine Basbous, politologue
franco-libanais directeur de l'Observatoire des pays arabes (OPA), juge
que "le système libanais s'est transformé en association de
malfaiteurs corrompus. Au lieu de chercher des individus méritants, les
élites politiques libanaises recrutent des clients qui sont d'accord
pour voler et se partager les richesses."
La déliquescence de la classe dirigeante au Liban semble faire consensus chez les observateurs. Le pouvoir s'y transmet de père en fils : l'exemple de Saad Hariri, président du conseil des ministres ayant succédé à son père Rafic, l'a montré, mais on peut aussi souligner que sur les 128 députés élus, plus d'un sur cinq a un lien de parenté avec un ancien ministre, député ou président. Les secteurs clefs de l'économie sont aux mains d'une oligarchie dirigeante, qui concentre les richesses : malgré des dizaines de milliards de dollars investis dans le secteur de l'électricité, le pays n'est pas capable d'assurer plus de quelques heures par jour de courant. Le système de distribution d'eau est également dans un état calamiteux. Plus d'un Libanais sur quatre vit sous le seuil de pauvreté. Au plan social, les religions ont chacune la mainmise sur les mariages, les divorces et les héritages de leur groupe communautaire, grâce à la multiplicité des systèmes juridiques.
"Le Hezbollah fait du Liban un théâtre du conflit qui oppose l'Iran et Israël, en s'alignant sur les intérêts iraniens, s'insurge Antoine Basbous.
Par exemple, le Liban importe deux fois plus de fioul qu'il n'en a
besoin, car le Hezbollah fait transiter le fioul acheté par le pays
jusqu'en Syrie pour financer la guerre de Bachar Al-Assad." Pour Raphaël Gourrada, s'il est excessif de considérer le Hezbollah comme un simple bras armé du régime iranien, le parti "est une puissance régionale qui a plus de pouvoir que l'armée et la gendarmerie libanaise." Il constitue surtout "le principal danger pour l'évolution du système politique, grâce à ses armes mais également son habileté stratégique".
En passant une alliance avec le parti du général chrétien Michel Aoun
en 2006, le Hezbollah est devenu le pivot central du jeu politique
libanais, et s'assure de disposer d'un "tiers de blocage" permanent au sein des gouvernements successifs.
Il faudra donc une solide volonté populaire pour engager l'évolution d'un système certes vérolé, mais solidement installé par la conjonction des intérêts communautaires et des oligarchies dirigeantes. Existe-t-elle ? "La population veut rompre avec ce système et la classe politique libanaise, mais elle n'a pas encore de programme structuré et le Hezbollah contrôle le secteur législatif et bloque toute tentative de changement qui ne lui soit pas favorable", analyse Antoine Basbous. A l'automne 2019, les manifestations nationales de protestation contre le régime comportaient des slogans appelant directement à mettre fin au système confessionnaliste. La crise ouverte par l'explosion au port de Beyrouth pourrait offrir une opportunité de changement politique d'ampleur, notamment après la visite et les déclarations fortes d'Emmanuel Macron.
Evoquant "le temps du réveil et de l'action" alors que "l'avenir du Liban se joue", le président français a appelé les dirigeants du pays à "répondre aux aspirations que le peuple libanais exprime en ce moment-même légitimement dans les rues de Beyrouth". Un message clair en direction des élites libanaises. "Macron a compris le rejet de la classe politique au Liban, il l'a isolée et a répété que les aides devaient arriver directement à la population sans être captées par la corruption", juge Antoine Basbous, pour qui "le système politique libanais est mort, mais le faire-part de décès n'est pas encore publié".
Que va-t-il se passer désormais ? Pour Raphaël Gourrada, la mise sous tutelle du pays serait une mauvaise option car elle reviendrait à "infantiliser les Libanais", la France étant plutôt attendue pour "légitimer les acteurs de la société civile en parlant avec eux". Le spécialiste du Liban appelle l'opposition à se mobiliser pour former une assemblée constituante et "refonder véritablement les institutions du pays", un "travail dantesque" qui pourrait prendre plusieurs années à se concrétiser.
C'est également après la Première guerre mondiale que le choix est fait d'un "grand Liban", incluant le massif du Mont-Liban mais aussi les plaines de la Bekaa et le littoral à l'ouest. Sur une superficie 52 fois plus petite que la France métropolitaine cohabitent des chrétiens maronites, orthodoxes, catholiques et protestants, des musulmans druzes, alaouites, sunnites et chiites… En optant pour un mode de gouvernement consensuel, la France favorise toutefois les chrétiens maronites, en pleine ascension sociale, dont elle est proche, alors que les sunnites lorgnent vers le panarabisme.
Le communautarisme comme mode d'organisation
En 1943, le Liban obtient son indépendance sur la base de ce système, par le biais d'un pacte informel entre les deux figures dominantes des élites du pays, le chrétien maronite Béchara El-Khoury et le musulman sunnite Riad El Solh. Ce compromis découle en réalité de deux concessions : les chrétiens renoncent à la protection occidentale, tandis que les musulmans acceptent de construire une nation libanaise plutôt que de se fondre dans un Etat arabe. La répartition des pouvoirs, initialement prévue pour être transitoire, fait désormais figure de coutume immuable : le président du Liban sera toujours un chrétien maronite, son Premier ministre un musulman sunnite, et le président de la Chambre des députés un musulman chiite. Les choses vont même plus loin, puisque l'ensemble des emplois de l'administration et du gouvernement doivent refléter équitablement les 18 communautés religieuses reconnues par l'Etat libanais ! Le vice-président de l'Assemblée est ainsi invariablement druze, le chef des armées toujours chrétien, celui des forces de sécurité intérieure obligatoirement sunnite.Cet équilibre, en apparence bancal et fondé sur les données d'un recensement effectué en… 1932 - toujours pas reconduit depuis -, va traverser sans encombres ou presque toutes les crises rencontrées par le Liban depuis la fin de sa tutelle. Après l'indépendance d'Israël en 1948, l'arrivée de 100.000 Palestiniens musulmans au pays du Cèdre fait basculer les équilibres démographiques du pays et donne finalement naissance à une guerre civile en 1975, qui dure quinze ans. Un nouveau compromis est conclu avec l'accord de Taëf en 1989 : les chrétiens maronites conservent le poste de président, mais lâchent beaucoup de lest politique en lui retirant de nombreuses prérogatives, qui reviennent à la communauté musulmane sunnite. Les sièges au parlement sont désormais répartis à égalité entre chrétiens et musulmans.
Surtout, le sectarisme confessionnel est codifié par l'accord de Taëf, et entre définitivement dans le marbre de la politique libanaise. La guerre civile a paradoxalement aidé le système à se maintenir : lorsque des velléités de mettre fin au confessionnalisme apparaissent, les défenseurs du statu quo peuvent agiter le spectre du retour des guerres communautaires et vanter le fragile équilibre en place.
Un système en déliquescence
Il en résulte que la vie politique et sociale au Liban se conçoit avant tout sur un mode communautariste. Ainsi, la quasi-intégralité des partis politiques représentent moins une idéologie qu'un groupe confessionnel, voire des intérêts familiaux, dans un système d'une complexité inouïe, qui empêche mécaniquement les élections de confronter plusieurs visions de la société et d'engager des réformes. Ce mode de pensée joue également son rôle dans la population : "Dans une société comme celle du Liban, les citoyens sont conditionnés pour penser en termes communautaires", analyse Raphaël Gourrada, doctorant à l'EHESS et spécialiste du pays. "La génération née avant les années 1980 est très marquée par ce cadre de pensée qu'elle a transmis à ses enfants. Cela commence à changer avec les jeunes Libanais qui n'ont pas connu la guerre civile, mais il faudra du temps pour que ce souvenir cesse d'imprégner la population."
"Le
système libanais s'est transformé en association de malfaiteurs
corrompus. Au lieu de chercher des individus méritants, les élites
politiques libanaises recrutent des clients qui sont d'accord pour voler
et se partager les richesses."
La déliquescence de la classe dirigeante au Liban semble faire consensus chez les observateurs. Le pouvoir s'y transmet de père en fils : l'exemple de Saad Hariri, président du conseil des ministres ayant succédé à son père Rafic, l'a montré, mais on peut aussi souligner que sur les 128 députés élus, plus d'un sur cinq a un lien de parenté avec un ancien ministre, député ou président. Les secteurs clefs de l'économie sont aux mains d'une oligarchie dirigeante, qui concentre les richesses : malgré des dizaines de milliards de dollars investis dans le secteur de l'électricité, le pays n'est pas capable d'assurer plus de quelques heures par jour de courant. Le système de distribution d'eau est également dans un état calamiteux. Plus d'un Libanais sur quatre vit sous le seuil de pauvreté. Au plan social, les religions ont chacune la mainmise sur les mariages, les divorces et les héritages de leur groupe communautaire, grâce à la multiplicité des systèmes juridiques.
Confessionnalisme, fin de partie ?
A ce panorama peu réjouissant, il faut ajouter le rôle clef joué par le Hezbollah, puissante organisation née en 1982 pour incarner les intérêts de la population chiite. A la frontière du parti politique, du groupe social et de la milice armée, financée par l'Iran, le Hezbollah exerce une mainmise considérable sur la société libanaise. "Il contrôle désormais tous les pouvoirs, tranche Antoine Basbous. Il a fait élire un président de la République, une majorité parlementaire et désigné un gouvernement à sa main. Le Hezbollah décide de toutes les affaires stratégiques au Liban." Une influence qui passe notamment par le contrôle exercé par le groupe islamiste chiite sur l'aéroport et le port de Beyrouth, mais également la frontière avec la Syrie.
"La
population veut rompre avec ce système et la classe politique
libanaise, mais elle n'a pas encore de programme structuré et le
Hezbollah contrôle le secteur législatif et bloque toute tentative de
changement qui ne lui soit pas favorable."
Il faudra donc une solide volonté populaire pour engager l'évolution d'un système certes vérolé, mais solidement installé par la conjonction des intérêts communautaires et des oligarchies dirigeantes. Existe-t-elle ? "La population veut rompre avec ce système et la classe politique libanaise, mais elle n'a pas encore de programme structuré et le Hezbollah contrôle le secteur législatif et bloque toute tentative de changement qui ne lui soit pas favorable", analyse Antoine Basbous. A l'automne 2019, les manifestations nationales de protestation contre le régime comportaient des slogans appelant directement à mettre fin au système confessionnaliste. La crise ouverte par l'explosion au port de Beyrouth pourrait offrir une opportunité de changement politique d'ampleur, notamment après la visite et les déclarations fortes d'Emmanuel Macron.
Evoquant "le temps du réveil et de l'action" alors que "l'avenir du Liban se joue", le président français a appelé les dirigeants du pays à "répondre aux aspirations que le peuple libanais exprime en ce moment-même légitimement dans les rues de Beyrouth". Un message clair en direction des élites libanaises. "Macron a compris le rejet de la classe politique au Liban, il l'a isolée et a répété que les aides devaient arriver directement à la population sans être captées par la corruption", juge Antoine Basbous, pour qui "le système politique libanais est mort, mais le faire-part de décès n'est pas encore publié".
Que va-t-il se passer désormais ? Pour Raphaël Gourrada, la mise sous tutelle du pays serait une mauvaise option car elle reviendrait à "infantiliser les Libanais", la France étant plutôt attendue pour "légitimer les acteurs de la société civile en parlant avec eux". Le spécialiste du Liban appelle l'opposition à se mobiliser pour former une assemblée constituante et "refonder véritablement les institutions du pays", un "travail dantesque" qui pourrait prendre plusieurs années à se concrétiser.
Source Marianne par Hadrien Mathoux
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