13/08/2020

Raphaël Enthoven publie un roman vengeur, entre psychanalyse et règlements de comptes


 Et le volcan est entré en éruption. Déversant sa lave de mots brûlants. Comme une délivrance de « maux » trop longtemps étouffés. Des maux de l’enfance, bien sûr. Des maux enfouis derrière les apparences de la bonne société parisienne, de cette intelligentsia des gens bien nés, d’une forme de jet-set littéraire, brillante, rutilante, vivant dans le vase clos du confort germanopratin.
A 44 ans, Raphaël Enthoven a décidé, l’été dernier, de dynamiter le système dans lequel il baignait depuis toujours. Lui, le sage, le philosophe, qu’on croyait apaisé, presque installé, avec quatre enfants, dans un rôle de jeune patriarche quadragénaire, monte sur le ring de l’autofiction, cette arène inflammable où beaucoup se sont consumés depuis des décennies. Et il cogne. Comme un sourd. Sans d’ailleurs s’épargner lui-même.

Un chamboule-tout, version bazooka

Il règle ses comptes avec son histoire familiale dans la plus pure tradition du genre : le nombrilisme chamboule-tout, version bazooka. Dans les mauvais rôles, on trouve le beau-père, despote à la main leste, légèrement pervers ; une mère soumise aux diktats de « l’ogre », cet intrus jamais accepté ; un père évanescent, semblant ne jamais vouloir sortir de l’adolescence ; une épouse trop jeune pour être aimée dont le père le fait prendre en filature pour prouver ses « égarements ». A priori, rien de bouleversant sous le soleil de la psychanalyse freudienne et des épanchements autocentrés. Œdipe, bien sûr, est au cœur de ce que Raphaël Enthoven appelle le roman de sa vie. Un Œdipe étincelant et vengeur, chargé de références littéraires. Comme un paravent à la douleur.
Un cache-sexe, oserait-on ajouter ? « C’est vrai, il y a un conflit avec mon père, confesse Raphaël Enthoven, mais il est essentiellement littéraire, autour de l’œuvre de Marcel Proust. On pourrait dire que Jean-Paul est un disciple zélé de l’auteur d’“A la recherche du temps perdu”, dans le sens où il emploie la littérature à l’édification d’un monde parallèle, sublimé, quasi esthétique. Moi, je suis un taliban proustien, je ne rêve pas d’un monde parfait, je n’ai pas peur de la douleur. Swann, le héros proustien, est beau quand il souffre et qu’il n’a pas peur d’exhiber sa souffrance. » Le titre de l’ouvrage n’est-il pas « le Temps gagné », clin d’œil à peine voilé au chef-d’œuvre du maître ?
Ainsi donc, tout le tapage à venir sur son livre, sur les réactions des proches, forcément blessés par des révélations intimes, ne serait qu’une interprétation au ras du bitume, digne de nauséabonds tabloïds ? Mais comment y échapper quand les héros de ce vaudeville chic et tortueux, au style mêlant autosatisfaction, élégance et brutalité, sont des personnages publics ? Le beau-père, l’homme à la gifle facile surnommé Isidore, est un éminent pédopsychiatre, père d’une méthode thérapeutique contre la dyslexie, aujourd’hui octogénaire. La mère à l’autorité vacillante est Catherine David, une des grandes plumes du « Nouvel Observateur » des années 1980, désormais retraitée et souffrante. L’épouse est Justine Lévy, écrivaine consacrée, elle-même adepte du dévoilement intime, auteure de « Rien de grave », chronique évoquant sans filtre les affres de sa séparation avec Raphaël Enthoven, parti sous d’autres cieux, en l’occurrence ceux d’une certaine Carla Bruni, avec qui il aura un fils, aujourd’hui adolescent.
Comment se dépêtrer du piège, quand le père de l’épouse délaissée n’est autre que Bernard-Henri Lévy, meilleur ami de Jean-Paul Enthoven, le père de Raphaël, lui-même éditeur aux éditions Grasset, longtemps collaborateur du « Nouvel Observateur », et aujourd’hui conseiller littéraire au « Point » ? Ce dernier publie fin août un roman, « Ce qui plaisait à Blanche », chez Grasset. Comment le père pourra-t-il désormais faire sa promotion ? Le fils n’aurait pu imaginer meilleur moyen de lui couper l’herbe sous le pied. On pourrait se perdre dans ce jeu de miroirs et oublier l’essentiel : la pulsion impérieuse d’un jeune philosophe qui, aux sommets de la célébrité, s’offre une psychanalyse à ciel ouvert en sachant parfaitement les dangers de son entreprise.

Un gamin ballotté par le divorce de ses parents

Au printemps 2019, alors qu’il prépare un dictionnaire amoureux d’Albert Camus, il cale, tourne en rond. Un autre livre est en train de s’emparer de lui. Il délaisse Camus et plonge frénétiquement dans l’objet de son tourment, celui de l’enfance de Raphaël le délaissé, gamin ballotté comme tant d’autres par le divorce de ses parents, un garnement qui en veut tant à la terre entière d’être mal aimé, qu’il multiplie bêtises et provocations. Il va se construire au forceps dans la passion des grands textes, élève de Normale-Sup, devenu habile et reconnu vulgarisateur de la philosophie. Il raconte :
« J’étais dans une urgence que je n’avais jamais connue en écrivant ce livre. Aujourd’hui, je mesure mal les effets qu’il peut provoquer. Mais je préfère avoir des emmerdes que des tourments. Mes parents sont des écrivains, donc ils connaissent les risques de l’exercice romanesque. Ma mère, d’ailleurs, a lu le livre. Elle a adoré. Mon père, je ne sais pas… »Le père ? Il est, dit-on, car il ne veut pas s’exprimer, sous le choc. Mortifié. Hébété, abasourdi par le torrent de ressentiments qui sommeillait dans l’inconscient d’un fils adoré, choyé comme une relique, avec lequel il croyait avoir fait la paix depuis longtemps. S’il a eu accès à l’ouvrage du rejeton récalcitrant, pourtant sous embargo jusqu’à sa sortie, ce n’est sans doute pas par Raphaël. « Je l’ai envoyé aux jurés des prix Goncourt et Femina, raconte Muriel Beyer, l’éditrice de l’ouvrage. Jean-Paul Enthoven y a de nombreux amis. Paris est un village, donc il y a de grandes chances que l’un d’eux lui ait fait parvenir cet été. Mais ce roman n’a rien à voir avec un règlement de comptes. Je crois que nous assistons à la naissance d’un véritable écrivain. »
Jean-Paul et Raphaël Enthoven lors de la remise du prix Femina essai pour « Dictionnaire amoureux de Proust », le 6 novembre 2013, à Paris. (THOMAS SAMSON/AFP)
Jean-Paul et Raphaël Enthoven lors de la remise du prix Femina essai pour « Dictionnaire amoureux de Proust », le 6 novembre 2013, à Paris. (THOMAS SAMSON/AFP)
Raphaël Enthoven, embryon d’un futur Proust ? Ou simple garnement qui vient grossir le bataillon des écrivains adeptes de l’autofiction, derrière Angot, Moix, Duroy, de Vigan et tant d’autres ? L’épingle du « Je », ou la recherche éperdue du temps. Dans ce jeu de bonneteau littéraire, où les personnages réels portent des alias mais se reconnaissent les yeux fermés – un coup j’te vois, un coup j’te vois pas –, l’exercice psychanalytique est omniprésent. Boxeur, amateur de Krav Maga, technique de combat de l’armée israélienne, Raphaël Enthoven sait qu’il peut blesser avec des mots, mais il dit ne pas avoir eu le choix :
« Il fallait que ce livre existe. Comme pour faire couler de l’ambre sur mes souvenirs, pour les fixer à jamais. L’ambre leur donne un côté lumineux, comme les insectes qu’on retrouve encastrés sous la glace des pôles depuis des millénaires. »« Le Temps gagné », simple exercice d’exorcisme ? Muriel Beyer, avant d’envoyer le livre à l’imprimerie, l’a confié à un avocat, Thibault de Montbrial. Sentence du juriste : pas de quoi fouetter un chat et surtout rien de diffamatoire à signaler. Et pourtant… bruissent les rumeurs dans le petit monde de l’édition parisienne. Une étrange musique se fait entendre. Torrent de boue, confession malsaine, malveillance. « Raphaël brûle la maison qui l’a fait grandir. C’est un petit Néron », entend-on sous le sceau de la confidentialité.
Une scène, à la fin du livre, est ravageuse pour l’auteur. Convoqué par Bernard-Henri Lévy (alias Elie), qui veut savoir s’il trompe sa fille avec Carla Bruni (alias Béatrice Luca, championne de tennis italienne), le narrateur lui ment sans vergogne : « Tu crois vraiment que je suis en train de tromper ta fille avec une ex de mon père ? Mais tu es fou ? […] Tu crois vraiment que je suis capable de faire un truc pareil ? Ça fait deux semaines qu’on me persécute avec cette histoire à la con. […] Je suis innocent ! Non, tu sais quoi ? Je ne suis même pas innocent. Je suis en deçà de la culpabilité ! »
Ce « roman » devrait aussi faire monter d’un cran l’hostilité des militantes féministes contre celui qui ne cesse de dénoncer – dans les médias ou sur Twitter – les dérives de leur activisme. Un passage particulièrement susceptible de les ulcérer ? Les lignes qui racontent avec force détails l’art consommé de sa femme à déféquer sans le moindre bruit, petite référence à Albert Cohen, dans « Belle du Seigneur », clin d’œil au fameux syndrome de la chasse d’eau qui horripilait Solal.
« On entre là dans ce que la jurisprudence appelle l’intimité de la vie privée, souligne Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste des affaires de diffamation. Aller dans ce degré d’intimité relève de l’article 9 du code civil. Cela peut coûter très cher à l’auteur et à son éditeur, jusqu’à 50 000 euros de dommages et intérêts. » Un risque calculé, selon lui : « En France, la liberté d’expression est sacrée. Et surtout, qui oserait poursuivre son ex pour ce genre d’incursion au plus profond de son être, si je puis dire ? Il se couvrirait de ridicule. Vous imaginez les réseaux sociaux ? Ce serait une déferlante. »

Un combat médiatique

Enfin, le mythe du beau-père pervers et violent ? « C’est un tissu de mensonges, nous confie-t-il. Je n’ai donné qu’une seule paire de gifles à ce garçon quand il m’a traité d’enculé devant ma fille. Etais-je le seul symbole d’autorité qu’il connaissait pour qu’il s’acharne sur moi ? C’est sans doute une des questions clés de ce fatras de rancœur. » Raphaël Enthoven, Solal ou petite frappe des beaux quartiers ?
L’auteur, en tout cas, se prépare au combat médiatique. En assénant des crochets sur des punching-balls, des vrais, en cuir tanné. Histoire de rester calme avant la tempête. Il écrit aussi une pièce de théâtre sur le féminisme contemporain, espère faire une lecture au Festival d’Avignon, en 2021, de « Noces », de Camus, dont l’ombre tutélaire ne le quitte jamais. N’est-il pas, lui aussi, issu de ce terreau algérien, enfant d’une famille de juifs hollandais émigrés du côté d’Oran, théâtre de « la Peste » ?
Raphaël Enthoven va devoir godiller ferme pour échapper à l’accusation d’être simplement… une « petite peste ». Il pourra s’appuyer sur d’illustres ancêtres. Aragon, avec son « mentir-vrai ». Boris Vian, avec son « Tout ceci est imaginaire, donc c’est vrai », devenu, sous la plume de l’auteur Enthoven, « Tout ceci est vrai, donc c’est imaginaire ». L’autofiction est un jeu de cache-cache avec la vérité. Parfois sublime, parfois pervers. Il est toujours un exercice de survie. Un mal nécessaire ? Raphaël Enthoven, malgré dix ans d’analyse, a écrit ce « roman » enflammé et rugueux, « un couteau dans le dos ». Il pourrait lui aussi s’y blesser.
« Le Temps gagné », Raphaël Enthoven, Editions de L’Observatoire (528 pages, 21 euros).

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