10/07/2020

Apocalypse Never; un livre de Michaël Shellenberger: point de vue: un entretien avec le Point

Dans un monde où la défense de l'environnement rime souvent avec la critique de la croissance et de la technologie, l'écologiste américain Michael Shellenberger détonne. Infatigable défenseur du nucléaire, dont il rappelle à raison qu'il s'agit de la source d'énergie la moins polluante, il prône une approche rationnelle des débats environnementaux. Ce que confirme son dernier livre, Apocalypse Never, où il passe au crible, avec force données, les affirmations alarmistes des militants de l'environnement. Non seulement l'homme n'est pas l'ennemi de la nature, montre-t-il, mais la fin des temps n'est pas encore pour demain. Alors que le second réacteur de la centrale nucléaire de Fessenheim vient de s'éteindre, sacrifié sur l'autel de petits arrangements politiques, on espère que Shellenberger sera lu et entendu, d'autant qu'il semble capable de faire des miracles : l'ancienne porte-parole d'Extinction Rebellion UK, Zion Lights, vient en effet de rejoindre l'organisation qu'il a créée, Environnemental Progress…

Le Point : Pourquoi écrire Apocalypse Never  ?
Michael Shellenberger : J'avais commencé l'écriture d'un livre qui se serait intitulé How Humans Save Nature (Comment les êtres humains sauvent la nature), pour expliquer comment l'être humain a sauvé de nombreuses espèces comme les baleines ou les gorilles. Mais c'était très ennuyeux ! J'ai donc commencé à travailler sur un ouvrage sur le nucléaire, un sujet un peu sombre que tous les éditeurs ont refusé, sauf un. Dans le même temps, de nombreuses personnes, dont Greta Thunberg, commençaient à propager l'idée que la fin du monde était proche. Il me semblait donc d'autant plus nécessaire de montrer que c'était faux. Concrètement, je développe trois grands axes : je remets en cause les mythes sur le caractère apocalyptique des questions environnementales, du changement climatique à la pollution du plastique en passant par l'extinction de masse des espèces durant l'anthropocène. Je montre ensuite que les humains peuvent sauver la nature. Enfin, j'explore les raisons qui poussent les individus à se montrer aussi irrationnels sur les questions environnementales. Objectivement, les problèmes auxquels nous faisons face sont maîtrisables ! Alors comment en sommes-nous arrivés à croire qu'ils nécessitaient une transformation sociale et économique radicale ?
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Comment expliquer que de nombreux scientifiques sérieux adhèrent à ces discours et les présentent comme des faits plutôt que comme des hypothèses ?
Je vois trois facteurs d'adhésion aux thèses environnementalistes millénaristes : l'argent, le pouvoir et la religion, aussi bien du côté des scientifiques que des militants. Du côté de l'argent, certains groupes ont tout intérêt à présenter leurs propres solutions comme la seule échappatoire possible à une situation catastrophique : c'est le cas des entreprises d'énergies renouvelables, alliées à celles qui vendent du gaz naturel. Leur but est de remplacer le nucléaire civil. Le nucléaire est une grande menace pour les autres sources d'énergie, parce qu'il a de meilleures performances d'un point de vue environnemental et économique. Ce n'est donc pas une surprise que des groupes d'intérêts, se sentant menacés, essaient de détruire cette filière.
Vient ensuite le pouvoir, politique et personnel, qui vous échoit quand vous vous placez moralement au-dessus des autres.
Enfin, l'aspect religieux : le déclin des croyances, notamment dans la vie après la mort, n'empêche pas la plupart des gens de se chercher une foi. Quelques personnes arrivent à se contenter de leur scepticisme, mais il semble que la majorité d'entre nous ait besoin d'avoir ce que les psychologues appellent un « projet d'immortalité » pour nous assurer que notre essence perdurera par-delà la mort. Normalement, le moyen le plus simple pour cela est d'avoir des enfants et des petits-enfants. Mais certains ressentent un désir d'héroïsme qui les pousse à se considérer comme des super-héros Marvel destinés à sauver le monde… Ce désir de « sauver le monde » s'est accru avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et les crises internationales qui l'ont suivie la première entre 1968 et 1970, la deuxième après la fin de la guerre froide et la troisième aujourd'hui, où l'on observe un retour à l'État nation et au nationalisme dans le monde entier. Ces brusques changements ont donné naissance à un nouveau millénarisme.
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Quid du sentiment de culpabilité ?
Bien sûr ! La culpabilité a été fort bien théorisée par Nietzsche, qui explique qu'elle est la peur d'être puni pour ses actions. C'est une peur instinctive, parce que même si vous savez que vous ne serez pas puni, la culpabilité subsiste. Le scepticisme à l'égard des religions a fait disparaître les objets habituels de la culpabilité, mais pas le sentiment lui-même. Il faut alors expier cette culpabilité en s'en prenant à des boucs émissaires eux-mêmes particulièrement coupables.
Dans un sens, c'est une bonne chose, car cela exprime un sens de la responsabilité collective. Mais ce sentiment a été capturé par un projet politique moralisateur, ce qui cause beaucoup de souffrance.
Assiste-t-on à la radicalisation de la mouvance écologiste ? Sa rhétorique est devenue quasiment révolutionnaire…
Traditionnellement, dans les discours millénaristes, l'apocalypse signifie la révélation d'un nouveau monde. Bien sûr, cette révélation implique l'armageddon, mais celui-ci doit être suivi par le paradis terrestre. On retrouve ce motif dans les discours écologistes depuis les années 1970. Mais au début, on parlait de paradis 90 % du temps et d'armageddon les 10 % restants ; maintenant, c'est l'inverse ! On a développé une vision extrêmement négative de notre situation, qui laisse très peu de place à un monde qui pourrait être meilleur.
Les environnementalistes font aussi très attention à ne jamais crier victoire, même quand leur cause avance ! D'où leur malaise vis-à-vis de l'énergie nucléaire et plus généralement de la baisse des émissions de CO2 dans les pays développés depuis plusieurs décennies. Elles baissent en Allemagne, en France et au Royaume-Uni depuis les années 1970 et aux États-Unis depuis plus de dix ans. La plupart des experts estiment que le pic d'émissions de CO2 adviendra d'ici dix ou vingt ans, principalement grâce au gaz naturel. Et si l'on estime que c'est trop long et qu'on veut non seulement freiner, mais même inverser ce niveau d'émissions, on fait ce qu'a fait la France, on construit des centrales nucléaires partout ! Mais ce serait terrible pour tous les catastrophistes du monde, parce qu'ils ne pourraient plus utiliser l'environnement pour leurs fantasmes. Je dois vous le dire, cette question m'a obsédé pendant longtemps : si vous avez peur du changement climatique, pourquoi refuser la solution de l'énergie nucléaire ? Eh bien, parce que cela réglerait le problème ! Cela veut donc dire qu'ils ne veulent pas régler le problème !
Ne pensez-vous pas que c'est aussi parce que la gauche est en panne d'idées politiques ?
Tout à fait. D'ordinaire, la gauche propose des changements et la droite favorise le statu quo. Mais quand les changements obtenus apportent effectivement des solutions aux problèmes cruciaux, où aller ensuite ? La gauche a besoin, presque par définition, d'être toujours en mouvement et d'identifier, parfois même de fabriquer de nouveaux problèmes à résoudre.
L'écologie est essentiellement une préoccupation de pays riche. N'est-il pas paradoxal de vouloir détruire le système économique et politique qui permet aux individus de s'adonner à cette cause ?
Pour moi, le paradoxe est surtout que la plupart des écologistes tendent à rendre les problèmes environnementaux plus graves encore. Les écologistes s'opposent à l'agriculture intensive, alors que ce n'est un secret pour personne que pour faire pousser davantage de cultures sur moins de terres, il faut des engrais, des tracteurs et de l'irrigation ! Sans cela, on utilisera plus de terre. C'est ce qui s'est passé au Brésil, où la demande de protection excessive des forêts situées sur les exploitations a conduit à l'accroissement du nombre de petites exploitations, d'où une plus forte fragmentation de ces mêmes forêts et de terribles conséquences terribles sur la biodiversité.
C'est pour ça qu'il faut s'opposer aux écologistes radicaux ! S'ils se contentaient de proposer des politiques qui n'ont pas d'effet, passe encore. Mais là, c'est carrément contre-productif. Personnellement, j'aime la biodiversité et je tiens au respect de l'environnement et de l'humain. Quand on voit que cette idéologie apocalyptique, radicale et toxique a pour effet d'agir contre la volonté des plus vulnérables et de les appauvrir, il faut la dénoncer. Je m'inquiète pour ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts, au Congo ou au Brésil, à cause de politiques environnementalistes complètement folles. Je m'inquiète pour les félins d'Amazonie. Je m'inquiète aussi pour la santé mentale des jeunes qui écoutent ces discours. La plupart des amis de ma fille, qui a quatorze ans, sont totalement paniqués. « Allons-nous avoir la possibilité de grandir ? Vivrons-nous assez vieux pour avoir des enfants ? » Enfin, merde ! Les adolescents font déjà face à tout un tas de problèmes, ils n'ont pas besoin en plus d'être terrorisés par des militants d'Extinction Rebellion qui tiennent des panneaux énonçant littéralement : « Le réchauffement climatique tue des enfants ». C'est un mouvement tordu et pathologique, et le monde se porterait bien mieux sans eux !
Lire aussi Nous avons interviewé une fondatrice d'Extinction Rebellion
69 % des Français pensent que les centrales nucléaires émettent du CO2. C'est quand même mystérieux, parce que la plupart des Français ne sont pas millénaristes !
À mon avis, les gens sont obsédés par le nucléaire pour deux raisons. La première est la peur de la bombe : 75 ans après Hiroshima, l'énergie nucléaire est encore associée à l'apocalypse nucléaire et à la fin du monde. C'est presque pire qu'une opposition consciente, c'est une association inconsciente très puissante. Le plus long chapitre de mon livre, « Saving Nature is Bomb », porte là-dessus. Les experts du secteur pensent qu'il suffit d'une discussion rationnelle sur les émissions de CO2 pour convaincre les opposants au nucléaire des bienfaits de celui-ci. Je crois qu'ils ont tort et qu'il faut solliciter un niveau de compréhension plus inconscient, car les peurs liées au nucléaire ne sont pas rationnelles.
L'autre facteur, pour moi, est le sentiment que la modernité est mauvaise et immorale, et que nous devrions tous être capables d'assurer notre propre subsistance. Nous devrions tous être fermiers ou, pour les plus radicaux, chasseurs-cueilleurs, comme s'il y avait quelque chose de mauvais dans notre société à haute énergie. L'enthousiasme pour la modernité n'a duré que de la fin du XIXe siècle à 1945. Il a commencé par les Expositions universelles et la tour Eiffel, et allait de pair avec l'idée que nous pouvions tous avoir accès au progrès. Il s'est éteint à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand on a considéré la modernité comme responsable d'Auschwitz et Hiroshima. C'est là aussi un sentiment assez inconscient, qui se manifeste par le soutien au bio, aux renouvelables ou au jardinage. L'envie de revenir à des sources d'énergie plus primitives est en réalité un sentiment assez réactionnaire.
Ne pensez-vous pas que les environnementalistes des années 1960 et 1970 ont eu un effet positif, en défendant la sobriété et la frugalité ?
En fait, la démocratisation du mouvement écologiste a suivi l'amélioration des conditions environnementales, pas le contraire. Bien sûr, tout le monde désire un monde plus propre ! Mais on en revient au mystère de ceux qui veulent un monde plus propre en refusant la plus propre des énergies, le nucléaire.
Pour ce qui est de la frugalité, à titre personnel, je partage cet ethos. Par exemple, ma voiture est usée jusqu'à la corde, car je préfère dépenser mon argent autrement. Mais je ne ressens pas le besoin de moraliser ceux qui ne pensent pas comme moi. Évidemment, personne ne regrette avoir trop peu consommé sur son lit de mort ! Mais quand ces sentiments sont utilisés pour diaboliser l'autre – ceux qui ne sont pas végétariens, par exemple –, cela devient malsain.
J'ai moi-même été végétarien pendant longtemps, sans trop savoir pourquoi, et j'ai recommencé à manger de la viande sans raison particulière non plus. Je crois que pour moi comme pour beaucoup d'autres, il s'agissait d'un désir assez inconscient. D'ailleurs, de nombreuses études montrent que la moralisation du végétarisme a à voir avec l'idée de la mort, comme si manger de la viande revenait à manger la mort elle-même. C'est un sentiment puissant, qui peut expliquer ce besoin de moraliser.
Vous montrez d'ailleurs qu'être végétarien ne permet pas de réduire fondamentalement les émissions de CO2.
Je suis très étonné qu'on ne cherche pas à mesurer davantage les effets du végétarisme. Car c'est tellement facile de le faire. Grâce à Google Scholar, n'importe qui peut trouver assez facilement les données qui montrent que la conversion des hommes au végétarisme ne baisserait les émissions de CO2 qu'entre 2 et 4 %. Mais le vrai mystère est de comprendre pourquoi la croyance que ce régime alimentaire peut sauver la planète est si enracinée malgré les données sur le sujet.
Pourquoi la crise du coronavirus a-t-elle été présentée comme une opportunité pour l'écologie ? Il y avait pourtant peu de rapport entre la pandémie et l'environnement.
C'est une pratique typique des militants environnementalistes ! Comme ils ont une vision totalisante du monde, ils ont le sentiment que des crises qui n'ont pas grand-chose à voir avec l'environnement sont un signe de ce qu'ils souhaitent voir. Et comme on a un peu arrêté de parler d'eux pour s'occuper de la crise sanitaire, ils ont tout fait pour ramener celle-ci à leur problématique favorite. Alors que le monde entier réalisait la plus grande action collective de l'histoire de l'humanité, ils y ont vu le meilleur moment pour ramener leur sujet préféré sur le devant de la scène.
En France, la récente Convention citoyenne pour le climat, qui vient de rendre ses travaux, ne mentionne pas la question centrale de la production énergétique, sans parler du nucléaire, et condamne les OGM. Cette myopie est-elle spécifique à la France ?
C'est pareil partout ! À Leblon, un quartier chic de Rio, on entend exactement les mêmes discours sur l'environnement qu'à Berkeley, en Californie. Et la plupart des environnementalistes adorent les assemblées citoyennes ! Extinction Rebellion, par exemple, souhaite créer de telles structures pour régler le problème climatique. Mais on a déjà des assemblées citoyennes, cela s'appelle des parlements ! Nos ancêtres n'ont-ils pas passé des centaines d'années à se battre pour obtenir une représentation parlementaire ? Mais aujourd'hui, puisque les résultats de nos parlements ne nous plaisent pas, il nous faut créer des institutions parallèles !
Tout cela s'inscrit dans une attaque plus générale des institutions existantes, qui sont remises en cause une à une. Les Nations unies, l'OMS, la Maison-Blanche, le New York Times… Toutes sont simultanément en crise, et c'est compréhensible. Quand l'OMS dit aux gens de ne pas porter de masques, quand le président des États-Unis est le moins présidentiel de l'histoire, quand le NYT devient un défenseur de la censure, il y a un vrai problème, et nous n'avons personne d'autre à blâmer que nous-mêmes. Mais ce qui peut sauver ces institutions, ce n'est pas de les détruire, c'est qu'elles intègrent des individus qui ont une nouvelle vision du monde.
Au-delà, je pense que cette crise pose la question d'un nouveau contrat social, qui reste à inventer. Car nous ne savons plus ce que nous nous devons les uns aux autres. En France, mes amis progressistes méprisent, voire détestent les Gilets jaunes, comme nous méprisons les électeurs de Trump aux États-Unis. Parfois, j'aimerais qu'on prenne la menace chinoise plus au sérieux, parce qu'au moins on aurait un ennemi commun ! Ou que des aliens nous envahissent, pour que nous fassions bloc (rires) !

Source le Point  par Laetitia Strauch-Bonart et Gabriel Bouchaud

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