LA QUESTION. Jusqu'à
la semaine dernière, l'économie française tournait seulement aux deux
tiers de ses capacités de production selon l'Insee. Avec cet étrange
paradoxe, l'État est devenu le bon Samaritain des Français et de leurs
entreprises, et ses comptes sont dans le rouge alors que les ménages
regorgent d'argent. "Il y a 55 ou 60 milliards d'euros de
sur-épargne (...) parce qu'on est chez nous, on consomme moins, alors
que les retraites sont payées, les fonctionnaires sont payés et les
salariés sont soit au travail, soit en chômage partiel", faisait
remarquer le 26 avril lors d'un débat parlementaire le député LR Éric
Woerth, président de la Commission des Finances de l'Assemblée
Nationale.
Du coup, l'épargnant est pointé du doigt : l'argent qu'il thésaurise ne circule pas, et c'est un obstacle de taille pour «faire marcher le commerce»,
selon la formule populaire. Est-il possible d'empêcher d'une façon ou
une autre ces surplus d'épargne ? Le sujet est très clivant à en juger
par les solutions proposées par la classe politique.
VÉRIFIONS. Il
est hélas assez facile de dresser le bilan économique des huit semaines
de confinement. La production du pays, son produit intérieur brut, est
en temps normal de 200 milliards d'euros par mois et il aura chuté de
35% selon l'Insee. Une évaluation confirmée peu ou prou par tous les
instituts de conjoncture privés. Or, si les finances publiques ont été
sous les projecteurs du fait de l'activisme de l'État pour aider les
entreprises, leurs salariés et la plupart des professions indépendantes
(pas toutes cependant), on a beaucoup moins regardé les comptes des
ménages.
L'OFCE, l'observatoire des
conjonctures économiques, organisme dépendant de la Fondation des
Sciences Politiques de Paris, est le premier à avoir mis sur la sellette
les 55 milliards d'épargne supplémentaire générés pendant les deux mois
de confinement. C'est ce chiffre, contesté par personne, que reprend
Éric Woerth et il faut savoir gré à l'ex-ministre du quinquennat de
Nicolas Sarkozy d'en offrir une explication simple et directe.
Effectivement, un certain nombre de Français n'ont pas vu leurs revenus
diminuer, parce qu'ils travaillent comme avant, qu'ils sont
fonctionnaires ou retraités. Et même ceux qui ont dû arrêter leur
activité ou se mettre en «chômage partiel» ne dépensent pas tout leur
argent faute d'en avoir la possibilité physique. Certes, il ne faut pas
oublier les personnes en très grande difficulté matérielle du fait du
confinement et pour qui la fin de mois est difficile. Mais au total
l'épargne est surabondante.
Il
convient toutefois de replacer en perspective les 55 milliards mis en
exergue par l'OFCE, soit 30 milliards d'euros par mois. Ce chiffre se
compare tout d'abord aux 130 milliards de dépenses mensuelles des
ménages français, qui vont des achats d'alimentation au paiement de leur
loyer et entre les deux des dépenses moins contraintes mais aujourd'hui
devenues impossibles, comme les voyages. Par ailleurs, en période
«normale», les Français épargnent des sommes considérables. En 2019, ils
ont ainsi «mis de côté» quelque 143 milliards d'euros sur l'ensemble de
l'année selon la Banque de France. Et avant de stigmatiser les
épargnants, on ne saurait non plus oublier qu'ils financent les
investissements productifs des entreprises, l'immobilier et également
les déficits publics.
«Euthanasie des rentiers»
Il
n'en est pas moins vrai qu'en période de conjoncture déprimée, l'argent
qui dort contribue à accentuer le marasme. Durant la grande dépression
des années 1930, John Maynard Keynes allait haranguer les ménagères dans
les grands magasins pour les exhorter à acheter, «sinon votre mari perdra son emploi», expliquait l'économiste emblématique du XXe siècle. Keynes est également resté célèbre en parlant de «l'euthanasie des rentiers»,
formule choc signifiant qu'il faudrait que le capital soit suffisamment
abondant pour que les entrepreneurs puissent lancer des projets sans
avoir à s'en soucier. Et c'est précisément ce qui s'est passé durant les
années d'après-guerre, les «trente glorieuses» : la forte
croissance économique - 5% l'an en moyenne - s'est accompagnée d'une
épargne abondante et mal rémunérées (les taux du Livret A ont
constamment été inférieurs à l'inflation).
Une certitude, à l'instar de la campagne publicitaire de la BNP dans les années 1980, «Votre argent m'intéresse»,
l'épargne des Français passionne aujourd'hui les dirigeants politiques.
Et au premier chef Bruno Le Maire, qui s'est exprimé récemment devant
les députés de la Nation : «Les encours du Livret A et du Livret de
développement dura le et solidaire ont augmenté de 50% entre mars 2019
et mars 2020. Quand on prend les encours bruts , ils ont doublé entre
février et mars 2020. En février 2020 le montant total des dépôts sur le
Livret A le Livret de développement durable était de 1, 5 milliards
d'euros. Ils sont passés en mars à 3,8 milliards d'euros. Or, ce n'est
pas d'épargne dont nous avons besoin aujourd'hui pour notre économie,
c'est d'investissement» (sic). Il semble que notre ministre de
l'Économie et des Finances était fatigué ce jour-là, car il a confondu
allègrement les flux d'épargne mensuels et les encours du Livret A qui
sont de 250 milliards d'euros environ et qui n'ont évidemment pas
progressé de moitié mais de l'ordre de 13% sur un an ce qui n'est pas la
même chose !
Si le gouvernement ne
cesse de répéter qu'il n'entend pas financer les besoins gigantesques
des finances publiques par de nouveaux impôts, par souci de ne pas
pénaliser la reprise, l'opposition de gauche s'en donne à cœur joie. La
France Insoumise en appelle au retour de l'ISF, alors que des dépités du
PS ont déposé, en vain, un amendement à la récente Loi de Finances
rectificative pour taxer de 0,5% les encours d'assurance vie supérieurs à
30 000 euros.
Éric Woerth a quant à
lui suggéré d'instaurer un Livret C (C comme Covid-19), rémunéré à 0,5%
comme le Livret A. Ces fonds seraient canalisés pour financer les
investissements, notamment dans l'industrie, dont le pays aura autant
besoin sinon plus que de consommation pour sa relance.
» À voir aussi - Le coronavirus va-t-il faire augmenter nos impôts ?
«Epargne de précaution»
Alors
que l'épargne à taux fixe (Livrets, obligations, assurance vie)
rapporte moins que le taux d'inflation, et depuis des années, le débat
politique ne porte pas tellement sur la relance économique en elle-même
que sur «l'imposition des riches», thème éternel du paysage français.
Forcée ou pas, l'épargne supplémentaire apparue ces dernières semaines est en réalité également «une épargne de précaution»,
phénomène classique quand les ménages ont peur de l'avenir. L'enquête
réalisée en avril par l'Insee, juste après le début du confinement, sur
le moral des ménages fait apparaître une chute sans précédent de la
confiance dans l'avenir depuis un demi-siècle que cette enquête existe.
On constate notamment un écoulement des intentions de «faire des achats importants» (de 59% en un seul mois). «Les ménages estiment que les prochains mois seront difficiles, ce qui les privera de toute capacité d'épargne», commente Philippe Crevel, le directeur du Cercle de l'Épargne. Alors que 10,2 millions de salariés sont en «activité partielle», le nom officiel du «chômage partiel»,
la meilleure façon de relancer la consommation est d'offrir des
perspectives d'emploi un peu plus rassurantes. Un besoin urgent, comme
l'achat de masques et de gel hydroalcoolique.
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