Le Point EXCLUSIF. Emmanuel Macron : « J'ai toujours cru en l'État »
« La
priorité est d'endiguer la dynamique du virus et d'alléger nos services
d'urgences et de réanimation. Ensuite, nous aurons une phase
intermédiaire. Nous n'aurons pas tout de suite un retour à la vie
normale. Peut-être que cette vie ressemblera à celle que nous avons
connue au début de l'épidémie, avec ses fermetures et ses contraintes.
Pour moi, la priorité est d'abord et avant tout sanitaire, sociale et
morale, elle est aussi évidemment économique. » On est venu à lui
pour comprendre ce qui nous arrive, pour obtenir des réponses aux
pourquoi et aux comment qu'exige ce moment historique. Car l'heure est
trop grave pour « faire les malins », pour que nous, journalistes,
réécrivions l'Histoire à la lumière du présent. Janvier-avril : la
chronologie est courte, mais les drames sont nombreux et les décisions,
pour certaines, peu lisibles.
Un mot sur le décor. D'habitude, à l'Élysée, on
entend les bruits des graviers et des parquets, les bavardages des
journalistes et des attachés de presse, les coups de talon des gendarmes
sur les trottoirs qui longent la cour d'honneur. Mais, en ce vendredi
10 avril, tout est calme, et rien ne vient rompre le tic-tac des
horloges et les clapotis de la fontaine du parc. Le président de la
République, dans un étonnant costume trois pièces en flanelle, est, de
fatigue, affalé dans un fauteuil en cuir noir, face à la porte-fenêtre
de son bureau qui donne sur les jardins. Les nuits sont courtes, en
effet. Ce qui ne l'empêchera pas d'avoir des regains de tension et
d'adrénaline dans le récit qu'il nous fera de ces dernières semaines,
souvent ponctué de « j'assume » - on y reviendra.
Poings serrés. Les
projections sur l'état de la société après le confinement suscitent
chez lui davantage de prudence. Il craint un choc post-traumatique, qui
pourrait se manifester à la sortie du confinement et peut-être même un
déchaînement des passions. On lui soumet l'hypothèse que des violences
pourraient surgir du fait de ce choc évident, mais aussi de la récession
économique qui laissera beaucoup de monde sur le carreau, et que,
peut-être, la crise des Gilets jaunes nous paraîtra, à cette aune, bien
mineure. Il sort du creux de son fauteuil - mais reste à bonne distance
de nous - pour pointer un détail que personne, selon lui, n'aurait
relevé : « Qu'avons-nous fait ? Peu le soulignent, mais nous avons,
si j'ose dire, nationalisé le paiement des salaires ! Pour quiconque
emploie des salariés qu'il ne peut pas payer en les faisant travailler,
l'État prend en charge, grâce au chômage partiel, une grande partie et
parfois la totalité de leur rémunération. Cela n'a jamais existé dans
l'histoire économique contemporaine. On s'est mis en situation de
préserver l'emploi et les compétences. L'enjeu sera de retrouver ensuite
de l'activité. La sortie sera décisive et il nous faudra donner de la
visibilité aux acteurs économiques. »
Il parle d'une nouvelle « grammaire », un
mot qui lui est cher et qu'il emploie souvent pour évoquer un changement
de paradigme. Quelles sont donc les règles qui définiront cette
grammaire ? Celles de la « démondialisation » ? Le terme est connoté, il
ne l'emploiera pas. On comprend que toute la phonologie et la syntaxe
reposeront sur l'État. D'ailleurs, quand il parle de l'État, il ne peut
s'empêcher de serrer les poings comme s'il le tenait en bride. « Il se trouve que j'ai toujours cru en l'État, indique-t-il. Certains
me le reprochent d'ailleurs beaucoup. On voit aujourd'hui l'État dans
ce qu'il a de plus fort, et on le voit aussi dans certaines de ses
faiblesses. »
Les aveux d'Agnès Buzyn. Venons-en à l'Histoire et à notre présent fait de rues mortes et de sirènes hurlantes. La « guerre » est rarement soudaine. Encore faut-il en voir les prémices. Quand a-t-il compris que nous le serions, en « guerre » ? « Cela s'est fait en plusieurs étapes et cela suit d'ailleurs l'évolution des scientifiques eux-mêmes,
expose-t-il, concentré, comme si le déroulé des faits ne devait
souffrir aucune approximation, au risque d'alimenter un sentiment déjà
prégnant d'impréparation. On comprend que quelque chose de grave se passe en Chine,
au début du mois de janvier, mais on n'en connaît pas la nature. Quand
je dis "on", je parle d'Agnès Buzyn, qui voit tout de suite le risque,
car elle a une expertise sur le sujet. »
Au fil de l'échange, il n'a de cesse de rendre
hommage au travail de son ancienne ministre. D'où cette incompréhension,
qu'on lui soumet : si sa ministre était à ce point performante,
pourquoi l'avoir laissée s'engager dans la campagne des municipales à Paris,
sinon même invitée à y aller, comme d'aucuns l'affirment ? Il répond
qu'elle a toujours nourri un intérêt pour Paris et, qu'au cours d'un
entretien, elle lui a dit vouloir conserver son ministère tout en étant
candidate. Il lui a rétorqué que, dans le contexte, la chose lui
semblait impossible. Quid, dès lors, du choix de son remplaçant ? «
Nous nous disons, avec le Premier ministre, qu'il faudrait la remplacer
par une personnalité qui a une bonne connaissance du sujet, un médecin.
C'est pourquoi nous choisissons Olivier Véran. Et je peux dire que la
gestion de crise depuis le jour où il a été nommé ne me fait pas
regretter un seul instant cette décision. Ce sujet n'a donc eu aucun
impact sur la gestion de crise. Aucun. »
À peine a-t-on employé le mot « polémique » pour qualifier les réactions qui ont suivies les aveux de Buzyn au Monde (pour résumer : les municipales étaient « une mascarade », « un tsunami » allait s'abattre sur la France et Édouard Philippe en a été mis au courant dès janvier) qu'il nous interrompt : « Ce n'est pas du tout une polémique ! »
Il confirme qu'elle l'a prévenu très tôt, comme elle a prévenu Édouard
Philippe, de l'imminence d'une catastrophe sanitaire. « La ministre
de la Santé prévient que ça peut mal évoluer, en effet. Elle dit qu'il
faut faire attention. Elle prend donc des décisions très rapidement.
Elle commande, avec le directeur général de la Santé (DGS), Jérôme
Salomon, du matériel à Santé publique France et elle active les agences
régionales de santé. Le dispositif sanitaire de crise s'organise et
réagit comme il se doit. »
« J'assume totalement ce choix ». On lui rétorque que Buzyn, en l'occurrence, a vu juste à la fois sur la crise sanitaire et sur les municipales, cette « mascarade »
à un tour. Il se tend. Il n'ignore pas les revirements de ceux qui
étaient favorables à leur maintien au départ, les critiques de ces
commentateurs qui, en janvier, parlaient d'une « grippette » et qui, en
mars, ont entonné l'air de « je vous l'avais bien dit ». Il confie
pourtant avoir douté s'agissant des municipales, et même admis, un
temps, leur annulation. Début mars, pour en être parfaitement certain,
il interroge des scientifiques, mais constate une absence de consensus.
Il pose la question en Conseil de défense, mais, là aussi, nul n'émet un
avis tranché, pas même le DGS Jérôme Salomon. C'est seulement le 12
mars, après consultation du Conseil scientifique, qu'il décide
finalement de les maintenir. « J'assume totalement ce choix. »
Il ajoute, avec fermeté, que cette décision est la sienne et non celle
du Conseil scientifique, écartant ainsi l'idée d'un pouvoir en blouse
blanche : « Si le Conseil scientifique m'avait dit que les maintenir
mettrait la santé des Français en danger, je ne les aurais pas
maintenues. J'assume totalement la décision. Si le Conseil scientifique
nous éclaire par des avis, il y a tout au long de cette crise un ordre
politique et un ordre scientifique. Les choix politiques sont faits par
le pouvoir démocratique. »
Il avoue une hantise. Outre
l'avis des scientifiques, qui ne voyaient pas d'inconvénient à
maintenir le scrutin, à condition de respecter les gestes barrières, il
rappelle le consensus de la classe politique sur le sujet. « Le
Premier ministre a consulté toutes les forces politiques et personne n'a
pensé qu'il fallait les reporter. Il en est de même lorsque je consulte
Richard Ferrand et Gérard Larcher. » Mais il va plus loin dans son explication et avoue une hantise : « Je
ne voulais pas que le pays pense qu'il y avait une manipulation, que
les gens puissent se dire que j'avais trouvé là un prétexte pour ne pas
les organiser. Quand la défiance s'installe, elle est irrémédiable. »
On lui pose la question franco : cette décision a-t-elle eu un coût
sanitaire ?, tout en lui rapportant les témoignages de ces élus,
militants et assesseurs qui ont dit avoir eu des symptômes du virus
quelques jours après la tenue du vote - sans que l'on sache s'ils l'ont
réellement contracté ce jour-là. « Je suis convaincu d'une chose :
je suis allé voter et les gestes barrières ont été maintenus. Les élus
et le personnel des mairies ont fait un travail formidable. Les gens ont
sans doute été davantage contaminés ces jours-là dans les bars ou les
sorties en plein air que dans les bureaux de vote. On a fortement mis en
garde les électeurs, si bien qu'ils ont été très prudents lorsqu'ils se
sont rendus dans leurs bureaux de vote. Il y a eu à côté une météo
favorable, qui a entraîné des situations où les gestes barrières
n'étaient pas respectés. »
Puisqu'il évoque ces insouciants qui ont bravé les
consignes de confinement, et par là même le virus, en se baladant dans
les parcs et le long des canaux durant ce week-end, on lui fait
remarquer que lui-même a invité les Français à aller au théâtre le 6
mars, après qu'il a assisté à une pièce au Théâtre Antoine, et que le
11, à un stade avancé de l'épidémie, il a descendu à pied les
Champs-Élysées, semblant dire à tous que la vie continue. « Aucun
scientifique ne m'a dit qu'il ne fallait pas sortir dans la rue, en
dehors des foyers d'infection qu'on appelle les clusters. Paris n'est
pas un cluster, se défend-il.
Le président que je suis prend des décisions et se les applique à
lui-même. Je ne serre plus la main à partir du moment où le ministre de
la Santé en fait la recommandation. C'était le cas au théâtre, qui était
plein. Je n'ai serré la main à personne, ce qui n'est d'ailleurs pas
dans mon tempérament. » Il a songé, un temps, à annuler son agenda, à se mettre sous cloche, mais il s'y est finalement refusé. « Il
me faut prendre le pouls du pays, être attentif, aller au contact là où
se joue cette guerre sanitaire. Par ailleurs, je me serais appliqué à
moi-même quelque chose que je n'avais pas demandé au pays. » Il a
d'autant plus le souci de ne pas alimenter les fantasmes et les théories
du complot, qu'il sait combien l'expression de la doctrine sur le port
des masques a été pour le moins brouillonne et la gestion des flux -
c'est nous qui le disons - chaotique.
Masques. Que
fallait-il comprendre de la position du gouvernement sur les masques,
efficaces pour les uns mais pas pour les autres, qu'on aurait dit
uniquement guidée, en fait, par la pénurie ? « Nous réquisitionnons dès le début de la crise, le 4 mars, les stocks et les capacités de production de masques, raconte-t-il.
Dès le début de la crise, nous faisons le choix de gérer la
distribution et de prioriser les personnels soignants et les personnes
les plus exposées. Je refuse aujourd'hui de recommander le port du
masque pour tous et jamais le gouvernement ne l'a fait. Si nous le
recommandons, ce serait incompréhensible. Les soignants en souhaitent
davantage, c'est normal et c'est bien l'objectif de notre agenda de
production que de répondre à cette attente. » Après avoir loué
devant nous le travail d'anticipation au début de cette pandémie,
comment justifie-t-il la pénurie de masques - quoi qu'il en dise - qui
frappe le pays et empêche des soignants, mais aussi des caissières, des
éboueurs, des policiers de travailler sereinement ? « On me fait le
procès d'il y a quinze jours, mais moi, sur les stocks, je ne ferai pas
le procès de mes prédécesseurs, même si parfois ce serait plus facile…
» Sourire entendu. Il reprend :
« Et puis, sincèrement, bien malin est celui qui aurait pu annoncer
qu'en Chine, l'épicentre de la production serait submergé par
l'épidémie. Rappelez-vous qu'au départ nous livrons des masques, comme
un geste humanitaire, à la Chine. Personne alors ne pense que tout le
monde va être touché. S'ajoute à cela un effet de consommation que nous
n'avons pas anticipé. On passe de 4 millions à 40 millions de masques
par semaine. »
À l'évidence, rien ne lui échappe des procès qui lui
sont intentés pour ceci ou pour cela, mais il en est un qui l'agace
particulièrement : celui qui veut qu'il ait tardé à confiner les
Français pour préserver le plus longtemps possible les intérêts
économiques du pays. « Le confinement n'est certes pas une décision prise à la légère, mais depuis le premier jour, il y a un primat du sanitaire. »
Il y a chez lui, à ce stade, une triple préoccupation : la lutte
quotidienne contre la propagation du virus, les ravages économiques et
sociaux à venir (« Cette période exacerbe les injustices, profondément »)
et, enfin, l'état de notre démocratie. Il n'adhère pas à la thèse selon
laquelle les régimes autoritaires réussiraient mieux que les
démocraties. Du consentement des Français au confinement dépendra
ensuite, estime-t-il, la cohésion sociale. D'où ses fréquentes prises de
parole à la télévision, une présence sur le terrain et son refus de
recourir à l'article 16 de la Constitution qui lui aurait conféré des
pouvoirs étendus. « Nous avons un débat vivant sur la gestion de
cette crise, comme il n'existe pas ailleurs. Je pense que c'est un défi
de savoir gérer une pandémie pour une démocratie. Il n'y a jamais eu de
moment avec autant d'inconnues dans l'histoire contemporaine. » On
lui rapporte, à ce titre, les inquiétudes de grands défenseurs des
libertés publiques que sont les avocats François Sureau et Henri
Leclerc, qui craignent que des dispositions de l'état d'urgence
sanitaire entrent dans le droit commun. « Les Français ne sont pas un troupeau de moutons ou une garderie d'enfants ! » a déclaré Sureau au micro de France Inter. «
Il ne faut pas laisser s'installer ce débat quand d'autres régimes
utilisent les circonstances actuelles pour réellement réduire les
libertés. Je suis d'ailleurs inquiet de ce glissement en Europe. »
Il a fait sobre. Il
nous a offert, à maintes reprises, l'image d'un président soucieux des
humeurs sociales, comme instruit et encore traumatisé par le mouvement
des Gilets jaunes, et ramenant les querelles nationales d'hier à leur
insignifiance. Il croit encore possible « l'unité ». Il n'a pas eu, durant cet entretien, les mots et les mimiques de ce « nouveau monde »
dont beaucoup se sont lassés. Il a fait sobre, preuve qu'il sait faire.
Il a laissé tranquille André Gide et René Char. Il a abandonné les « irénismes » et les « herméneutiques »
de son lexique usuel pour leur préférer des termes médicaux,
nouvellement appris. Il n'a pas non plus emprunté cet air mystique qui
peut parfois inquiéter sur son rapport au réel. La question mérite donc
de lui être posée : quel visage aura-t-il au sortir de cette longue nuit ?
« Ce moment ébranle beaucoup de choses en moi. Il faut avoir une disponibilité intellectuelle et morale pour penser le nouveau, répond-il. J'ai
beau forger des convictions, elles ne seront rien si je ne suis pas en
capacité de les partager. J'ai d'ailleurs parfois échoué à le faire. Si
vous n'emmenez pas les Français avec vous, c'est lettre morte. J'ai
demandé des choses au pays et il l'a fait. J'échange énormément et je
réfléchis avec beaucoup d'humilité à la suite. Il y aura des émergences et des continuités. L'enjeu des prochains mois sera d'établir des certitudes et des actions dont certaines seront rapides. »
Plus d'une heure d'entretien. Il nous faut désormais le quitter, sans
oublier d'appliquer les gestes barrières. Et on songe, soudain, à notre
attestation de déplacement depuis longtemps expirée…
Cet entretien exclusif me consterne. Les français ont mis un ado à l'Elysée. Après la France est en guerre, voilà qu'il est devenu tout humble et criblé de doutes. Au secours de Gaulle.
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Cet entretien exclusif me consterne. Les français ont mis un ado à l'Elysée. Après la France est en guerre, voilà qu'il est devenu tout humble et criblé de doutes. Au secours de Gaulle.
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