14/04/2020

Démocratie, l'état d'urgence Pierre Rosanvallon


La pandémie de coronavirus révèle combien nos sociétés sont vulnérables. L’émergence de crises majeures – sanitaires, économiques, politiques – est susceptible d’en changer la trajectoire. Ces crises pourraient-elles ouvrir la voie à des régimes populistes ?
 
Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. De L’Âge de l’autogestion (1976) au Bon Gouvernement (2015), il est l’auteur de nombreux ouvrages qui occupent une place majeure dans la théorie politique contemporaine et la réflexion sur la démocratie et la question sociale. Dernier ouvrage paru : Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique (Seuil, 2020).
L’entretien devait avoir lieu dans son bureau du Collège de France, où Pierre Rosanvallon occupe depuis 2001 la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Entretemps, la pandémie de coronavirus et le confinement obligatoire sont passés par là : c’est finalement au téléphone, entre Paris et sa Drôme, que nous avons échangé mi-mars avec le sociologue et historien autour de son dernier livre, Le Siècle du populisme (Seuil, 2020). Un phénomène qui se trouve au cœur de la crise actuelle des démocraties.
Dès les premières lignes du Siècle du populisme, vous pointez le « flou » de ce concept. Quelle définition en donneriez-vous ?
La définition du populisme est double. Il est d’abord une réaction à un sentiment d’abandon, de malreprésentation, et une indignation devant la montée des inégalités, qui se sont traduites un peu partout, depuis au moins une vingtaine d’années, par un mouvement de « dégagisme ». Mais on doit aussi le considérer de façon plus substantielle, comme un projet politique cohérent. Mon ouvrage met l’accent sur cette seconde interprétation : le populisme est, au sens plein du terme, une idéologie, une vision de la démocratie, de la société et de l’économie.
Vous écrivez que sous le Second Empire, les opposants au populisme de Napoléon III n’avaient pas eu « l’intelligence de leur indignation ». Avons-nous commis la même erreur face au populisme contemporain ?
Exactement. J’ai été très frappé par l’impuissance des républicains à critiquer le Second Empire autrement qu’en dénonçant son style illibéral et plébiscitaire. On retrouve ce défaut aujourd’hui alors qu’il faut au contraire comprendre pourquoi Vladimir Poutine, Viktor Orbán et bien d’autres revendiquent leur illibéralisme. Se contenter de voir dans le populisme le résultat d’un aveuglement des sociétés, en particulier des classes populaires, c’est ne pas voir qu’il constitue aussi une approche séduisante de la réalité sociale et de l’action politique. Comprendre le populisme et en faire la théorie, c’est pouvoir mettre fin à cette critique impuissante.
Quelles sont les composantes de cette idéologie populiste ?
J’en compte cinq. La moins spécifique est la place accordée aux émotions : le populisme a compris de façon assez pionnière et puissante que ce n’étaient pas simplement les intérêts mais aussi les passions qui gouvernaient les sociétés et qu’il fallait rétablir leur place en politique. Les quatre autres points, extrêmement structurants, sont : une conception de la société coupée en deux entre un petit bloc d’élites et les 99 % restants ; l’incarnation du peuple à travers un leader ; l’élection vue comme la seule modalité d’expression de la souveraineté du peuple et la critique des corps intermédiaires ; enfin, une vision du renouveau de la volonté politique fondée sur une conception protectionniste, c’est-à-dire d’une économie sur laquelle on ait davantage de maîtrise. Ces quatre points se retrouvent, selon une combinatoire spécifique, chez l’ensemble des mouvements et régimes populistes, en République tchèque, en Hongrie et en Pologne, dans l’Amérique de Donald Trump, dans un certain nombre de pays d’Amérique latine ou encore en Inde.
Le terme « populisme » a longtemps été utilisé pour évoquer des dirigeants latino-américains du milieu du 20e siècle, comme Jorge Eliécer Gaitán en Colombie ou Juan Perón en Argentine. En Europe, on évoquait plutôt l’irruption des « protestataires » ou des « extrémistes ».
Pendant très longtemps, dans nombre de pays européens, le populisme a été vu comme une simple résurgence du passé, comme une résurrection de l’extrême droite sur la base d’une critique de l’immigration. Cette vision correspondait à un phénomène réel : le Front national, en France, était un « ramassis » historique de toutes les visions, figures et mémoires successives du fascisme et de l’extrême droite, à la fois héritier de Charles Maurras et de l’Action française, des ligues fascistes des années 1930 et du régime de Vichy. Mais à partir de la fin des années 1990, avec la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle 2002 puis l’arrivée de Marine Le Pen aux commandes, on l’a vu conserver son socle d’extrême droite mais prendre une dimension différente. Il s’est ainsi « gauchisé » dans sa vision du social et a abandonné ses positions libérales au profit d’un « national-protectionnisme » en économie. Depuis peut-être une quinzaine d’années, on a ainsi bien été obligé de constater qu’il incarnait un phénomène politique et intellectuel nouveau.
« Populiste, moi, j’assume ! », lançait Jean-Luc Mélenchon pendant la dernière campagne présidentielle. En quoi peut-on comparer le populisme de gauche et le populisme de droite ?
Les deux partagent une vision de la société binaire, coupée entre les 1 % d’élites contre les 99 % restants. Ils plaident aussi pour une reconquête de la souveraineté par des mécanismes de fermeture. Ils partagent enfin une même critique des cours constitutionnelles et autorités indépendantes. En revanche, l’histoire de ces deux populismes est radicalement opposée. En France, le Rassemblement national a les pieds dans la glaise de l’extrême droite tandis que la France insoumise a les pieds dans l’histoire de la solidarité ouvrière et du gauchisme. On ne peut imaginer traditions politiques plus radicalement opposées. L’autre point d’opposition radicale, c’est leur vision de la constitution du peuple. Le RN accuse aussi bien les immigrés que les élites alors que les populistes de gauche mettent l’accent uniquement sur l’oligarchie. Le problème, alors, est de savoir si cette différence dans les programmes et les discours est aussi forte dans la tête de leurs électeurs, à l’heure où on constate en France un recul du vote pour la France insoumise et au contraire une santé plus florissante du Rassemblement national.
Quel rapport établissez-vous entre populisme et néolibéralisme, qu’on oppose souvent ?
Le problème du terme « néolibéralisme » est qu’il mêle un ensemble de choses différentes : le triomphe d’une économie de marché gouvernée par des mécanismes de dérégulation mais aussi un certain esprit individualiste, une culture généralisée de la compétition et du mérite. Cela en fait un grand mot en caoutchouc qui empêche de penser les mutations du capitalisme contemporain et de la société salariale. Autrefois, les classes sociales se définissaient comme des mondes professionnels, culturels et territoriaux cohérents, qui se retrouvaient dans une représentation politique adéquate, à l’image des ouvriers et du Parti communiste. Ce monde-là s’est dissous mais cela ne veut pas dire que les phénomènes d’exploitation ou d’aliénation ont disparu : ils se sont recomposés différemment. Cela se traduit par le fait que le monde ouvrier n’est plus celui de la grande usine, mais celui des réparateurs, des chauffeurs-livreurs, de ceux qui travaillent dans les entrepôts… Le terme « classes » a perdu de sa pertinence sociologique mais pas le mot « luttes ».
Ce nouveau monde ouvrier a semblé nourrir notamment le mouvement des Gilets jaunes.
On ne peut pas ramener les Gilets jaunes à une catégorie : ils ont été l’expression du changement de nature de la structure sociale. Qui dit mouvement dit un groupe qui a le sens de son identité et de sa stratégie, ce qui se traduit par le fait d’organiser des manifestations d’un point à un autre, avec des slogans unificateurs et des personnes qui portent un mégaphone pour les autres. Le propre des Gilets jaunes, c’est d’avoir d’abord manifesté une présence en organisant des rassemblements statiques sur des ronds-points. Comme pour dire : « Nous sommes là. » Mais qui est ce « nous » ? Ce « nous » qui était « là » a exprimé une résistance permanente à la représentation, là où le monde ouvrier se définissait à travers ses syndicats et ses partis. Les quelques personnes qui ont été mises en avant par les médias ont été, d’une manière ou d’une autre, non seulement déconsidérées mais parfois violemment attaquées. Comme si l’idée était plutôt de dire : nous sommes la multitude des situations diverses d’invisibilité.
En 2002, lors de votre leçon inaugurale au Collège de France, vous disiez que la démocratie oscillait entre « le rêve du bien » et « la réalité du flou ». Le populisme vient-il prospérer dans cet écart ?
L’histoire de la démocratie a toujours reposé sur des tensions structurantes. Celle, par exemple, de la définition du peuple : pendant la Révolution française, Mirabeau disait que « le mot peuple en dit trop ou pas assez ». On peut dire que le peuple est la majorité électorale mais on peut aussi penser qu’il est plus large, ce que j’essaie d’exprimer en disant qu’à côté du pouvoir des majorités, il faut également organiser « le pouvoir de n’importe qui » et « le pouvoir de personne ». La volonté générale n’est en effet qu’approchée par l’expression majoritaire. D’où l’importance des notions de service public ou d’indépendance de la magistrature. En démocratie il y a des institutions que nul ne peut s’approprier, fût-il la majorité. D’où aussi l’importance de la défense des droits qui caractérisent une société d’égaux dans laquelle chacun doit être protégé. Parallèlement, les démocraties sont traversées par une tension structurante entre démocratie directe, à travers le référendum, et représentation parlementaire. Par une tension, aussi, sur le bon moyen de représenter et le risque permanent d’une trahison de la représentation. Par sa vision polarisée de la société, son choix de la démocratie directe et sa critique des corps intermédiaires, le populisme constitue une façon de répondre à toutes ces indéterminations de l’idéal démocratique. En ce sens-là, il appartient à l’histoire des démocraties mais en constitue une forme limite. Il peut d’abord basculer dans la « démocrature », comme l’illustre le cas russe, où Vladimir Poutine procède à une révision constitutionnelle pour pouvoir rester président jusqu’en 2036 en revendiquant le soutien du peuple. Puis, une fois supprimée la corde de rappel de l’élection, dans la dictature.
Le référendum, outil de prédilection des populistes, doit-il être mis au rebut ?
J’ai essayé de montrer que c’est une modalité d’expression démocratique solennelle que l’on ne saurait remettre en cause mais aussi un choix puissant qui, au niveau national, doit rester relativement rare. La première raison, c’est qu’il a une certaine irréversibilité, contrairement à une décision gouvernementale, car le peuple ne peut pas se retourner contre lui-même. On ne peut pas refaire en permanence des référendums sur la même question. Une deuxième limite est qu’il doit expliciter les conditions d’application de la décision prise. C’est le cas, par exemple, dans le cas d’un référendum sur une Constitution mais pas dans celui du Brexit : les Britanniques n’ont pas voté le Brexit mais l’idée du Brexit et ne savent pas encore ce que sera ce Brexit.
Que pensez-vous des expérimentations démocratiques comme le tirage au sort, tel celui pratiqué pour la convention citoyenne sur le climat ?
Il est illusoire de penser qu’il existe une modalité parfaite de la démocratie : la démocratie est toujours imparfaite dans chacune de ses modalités et il faut donc en démultiplier les formes. L’élection est une modalité de la représentation mais il faut aussi qu’il existe, par exemple, la possibilité de donner de l’importance à la représentation de l’individu quelconque : or qu’est-ce que le tirage au sort, si ce n’est une procédure pour donner de l’importance à n’importe qui, pour dire que chacun a sa place en démocratie ? L’enrichissement de la démocratie, c’est aussi, d’une façon plus générale, la possibilité pour la société de mieux se représenter elle-même d’une manière « narrative », de rendre visibles ses problèmes. Cela peut passer par un travail à la fois de sciences sociales, de littérature ou de témoignage, que j’avais essayé de développer avec la publication de mon livre Le Parlement des invisibles. Raconter la vie (2014). Des récits de vie comme Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui ou La Maison des vulnérables, publiés dans ce cadre, ont par exemple mieux fait comprendre les mutations de notre société. Un peuple souverain est par ailleurs celui qui peut demander des comptes au pouvoir, exiger la transparence de ses décisions. De façon plus générale, il faut faire en sorte qu’à la voix du peuple s’ajoute l’œil du peuple.
Parmi ces yeux du peuple, on trouve les cours constitutionnelles ou les autorités indépendantes, que les populistes méprisent…
Ces institutions sont d’essence démocratique : elles sont là pour assurer la souveraineté de l’intérêt général, le fait que ce ne soient pas des intérêts particuliers qui gouvernent. En France, ainsi, depuis 2008, chaque individu peut adresser une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, qui agit comme le gardien des droits individuels : la souveraineté du peuple veut dire que ce peuple est un peuple d’égaux dont les droits sont partagés et reconnus. De même, le statut de la fonction publique ne constitue pas seulement une convention collective de travail mais un principe démocratique : il est le résultat d’une longue bagarre car les républicains français considéraient, au départ, que la démocratie s’incarnait dans le vote et que les fonctionnaires devaient donc tous dépendre du pouvoir politique.
Cette démultiplication de la démocratie est-elle compatible avec un pouvoir exécutif fort, que vantent les mouvements populistes ?
On a absolument besoin aujourd’hui d’un exécutif puissant et reconnu comme central parce que nous sommes dans des sociétés plus fragiles et vulnérables. Nous allons vers des situations historiques dans lesquelles les circonstances exceptionnelles deviennent de plus en plus fréquentes, avec une exposition plus grande à des risques internationaux nouveaux. On le voit avec l’épisode de la pandémie de coronavirus : personne ne voudrait d’un pouvoir faible dans un tel moment d’épreuve. Mais cet exécutif fort ne peut voir les obligations qu’il fixe suivies d’effets réels et légitimes que s’il rend des comptes et se montre transparent, ce dont les régimes populistes ne sont pas du tout les champions. Dans une société dans laquelle le gouvernement doit être plus fort, son efficacité passe aussi par davantage de démocratie : les Chinois voudraient faire croire que l’autoritarisme permet mieux de gérer une crise comme le coronavirus mais c’est inexact car le fait est qu’elle a été plus rapidement contrôlée en Corée du Sud et à Taïwan.
Dans votre précédent livre, Notre histoire intellectuelle et politique, 1968-2018 (2018), vous racontiez que le projet national-protectionniste avait constitué une réponse au « troisième âge de la modernité » qui a émergé dans le dernier tiers du 20e siècle. Ne risque-t-il pas de sortir renforcé d’une crise globale comme celle-ci ?
Cela, je ne le sais pas mais, de toute façon, le national-protectionnisme se renforce aussi là où les alternatives sont faibles. Si, pour parler plus précisément de notre pays, le face-à-face oppose simplement le macronisme au populisme, c’est une très mauvaise façon d’envisager les choses. De même, aux États-Unis, la rupture introduite par Donald Trump a été telle que la question qui s’est posée au Parti démocrate s’est limitée à qui pouvait le battre, pas à l’avenir ou à l’essence de son projet politique. La bataille contre le populisme ne consiste pas à agiter son spectre mais plutôt à proposer une démocratie renforcée et une société plus solidaire. C’est la grande tâche du présent.

 Source: scienceshumaines.com Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

1 commentaire:

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