26/04/2020

Bruno David : « Santés humaine, animale et écosystèmes sont liés »

Le Point : La survenue d’une pandémie était-elle inéluctable ? 
Bruno David : Qu’une vaste épidémie survienne et se propage est une question de probabilité, qui dépend de la promiscuité avec d’autres espèces, de la densité de la population humaine et de l’intensité de nos déplacements, ceux de nos marchandises comme ceux des humains. La simple énumération de ces trois paramètres atteste que la survenue d’une pandémie à un moment ou à un autre devenait fortement probable.
Après, c’est une question de temps pour que cela soit inéluctable, c’est-à-dire que la probabilité de sa survenue approche 100 %. Je vais utiliser une formule un peu cynique, mais, à force de jouer aux dés, on finit par faire un « triple 6 ».
L’homme a-t-il donné à la nature les verges pour se faire battre ? 
Depuis des millénaires, l’homme « utilise » la planète pour ses propres besoins et pour son développement. De fait, toutes les espèces tendent à le faire à leur niveau. Le développement des technologies nous a donné les moyens d’une emprise considérable ; il a aussi ouvert la porte à un accroissement démographique qui a accru cette emprise. La réduction des espaces naturels, de la place laissée à des écosystèmes équilibrés s’est ainsi accélérée, suscitant des contacts nouveaux entre espèces, et faisant le lit de ce qui arrive. Á partir du moment où nous avions pris conscience de la pression que nous exerçons sur la planète, il y a plusieurs décennies, nous pouvons affirmer que nous avons été collectivement coupables de négligence écologique. 

Doit-on craindre l’émergence de zoonoses de plus en plus nombreuses ? 
Si nous ne changeons pas de comportement, certainement. Ces dernières années, plusieurs signaux auraient dû nous alerter et nous faire réagir, nous faire prendre nos distances et mieux respecter les environnements naturels, faire évoluer les pratiques d’élevage : vache folle, grippe aviaire, Sras, H1 N1, Mers… À chaque fois, les conséquences ont été relativement circonscrites avec la chance soit d’une gravité moindre, soit d’une transmission d’homme à homme plus facile à maîtriser. À chaque fois, nous avons traité les conséquences, jamais les causes. Nous avons réagi en médecins, pas en scientifiques. Avec le Covid-19, la chance n’était pas de notre côté, surtout sur le plan de la contagion, puisqu’une personne infectée peut transmettre le virus avant d’avoir ou sans même avoir de symptômes. Une situation avec un virus tout aussi contagieux, mais avec un taux de létalité bien supérieur, n’est pas à exclure un jour. Là encore, c’est une question de probabilité. 

Quelles sont pour vous les principales causes d’émergence des zoonoses ? 
J’ai évoqué la démographie, les mouvements et la promiscuité avec la faune sauvage privée ou extraite de son environnement naturel. Un autre point est celui des élevages intensifs. Mettre côte à côte, dans des espaces clos, avec une promiscuité maximale, dans des conditions de stress insupportable, des milliers d’animaux issus d’une même population, standardisés en quelque sorte, c’est offrir des conditions idéales à la propagation de virus. De surcroît, nous utilisons à profusion des antibiotiques et autres traitements qui contribuent à sélectionner les souches les plus résistantes et virulentes de bactéries ou de virus. Dans des conférences que j’ai données sur la biodiversité, je montrais une image d’élevage de volailles que j’avais intitulée « Au bonheur des virus ». Cela ne me réjouit pas d’en avoir parlé depuis plus de dix ans, mais cela veut dire que c’était prévisible. 
Quel rôle jouera le changement climatique ? 
Les pathogènes et autres parasites ne sont pas distribués de manière homogène sur la planète. Il y en a peu ou pas dans les zones polaires, leur diversité et leur abondance augmentent exponentiellement en direction des basses latitudes. Cela vaut aussi pour les pathogènes humains, bien plus nombreux et diversifiés dans la zone intertropicale. Le changement climatique, en faisant glisser les ceintures climatiques chaudes vers les zones tempérées, ouvre des portes à de nouveaux pathogènes sous nos latitudes, et donc à leur dispersion sur de plus vastes échelles, dans des secteurs très peuplés où leur propagation est facilitée. Malheureusement pour nous, tout se tient. 

Quelles seraient les actions à entreprendre pour tuer dans l’œuf les prochaines pandémies ? 
Je me garderai d’aller sur un terrain politique qui n’est pas de ma compétence. Sur un plan scientifique, l’approche One Health, « une seule santé », qui insiste sur le fait que santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont étroitement liées, est LE chemin à suivre. Cette approche holistique est au centre des préoccupations scientifiques. Si depuis plusieurs années un pont entre médecine humaine et médecine vétérinaire a été établi, il restait à construire celui avec les sciences de l’environnement et de l’évolution. La démarche était en cours et, d’ailleurs, la prochaine Tribune du Muséum, qui était programmée le 23 mai, portait sur ce concept One Health. Ce dont il s’agit ici est beaucoup plus qu’une simple réconciliation avec la nature, mais bien de comprendre à quel point les systèmes sont interdépendants, qu’Homo sapiens n’est qu’une espèce parmi d’autres, soumise aux mêmes principes biologiques que les autres espèces dans ses relations avec le reste de la planète, y compris les pathogènes, et que sa technophilie n’est pas une armure suffisante. Bien au contraire, en nous donnant l’impression d’être au-dessus des autres, nous nous pensons invulnérables, et cette pandémie doit nous inciter à plus de modestie, moins d’arrogance. Cela passe par reconnaître que nos connaissances en histoire naturelle ne suffisent pas, que le vivant est complexe, qu’il n’est pas une machine, et donc qu’il n’est pas prédictible, surtout lorsqu’il s’agit de microbiodiversité. Par ailleurs, et cette pandémie l’illustre, la planète est un seul système hautement intégré, et ce qui se passe dans un compartiment a des conséquences plus ou moins directes et plus ou moins importantes sur les autres. 

Faut-il interdire certaines pratiques comme la vente d’animaux sauvages sur les marchés chinois, vietnamiens et africains ? 
Réponse simple et directe : oui ! C’est une mesure de précaution évidente, afin de limiter le contact avec des espèces réservoirs. Les virus, et en particulier les coronavirus, sont fréquents dans le monde animal, chez les mammifères ou chez les oiseaux. De plus, la plupart des virus ne disposent pas des mécanismes qui éliminent les erreurs de réplication de leur génome ; ce faisant, ils ont des capacités de mutation, d’adaptation et donc de transmission d’une espèce d’hôte à une autre étonnantes. Dans ces conditions, braconnage et trafic de viande de brousse sont des vecteurs de contamination privilégiés. 

L’exploitation forestière des forêts tropicales est-elle condamnable ? 
Pour faire le lien avec la question précédente, limiter les contacts est essentiel. Cela signifie : chacun chez soi. Quand nous détruisons un hectare de forêt, nous détruisons l’habitat de nombreuses espèces qui vont se déplacer et aller ainsi au contact des humains ou de leurs animaux domestiques. Croire que l’on pourrait se débarrasser des virus en éradiquant les espèces sauvages, réservoirs potentiels, serait une grave erreur car les virus, hautement adaptables, se tourneraient alors vers d’autres cibles, par exemple vers une espèce à sang chaud de bipèdes plutôt nombreux sur Terre. 

Faut-il réduire le tourisme de masse ? 
Le tourisme génère des déplacements et contribue à la propagation des pathogènes. Le tourisme de masse facilite la contagion si une épidémie survient, mais en soi il ne déclenche pas l’épidémie, il la propage une fois qu’elle existe. Tout déplacement génère des contacts supplémentaires entre individus et est donc potentiellement néfaste. Le confinement actuel en atteste. Une fois cette pandémie passée, on ne pourra pas tout s’interdire, mais réduire le tourisme de masse ne serait sans doute pas un mal pour la planète, à commencer pour le changement climatique. 

Quelles mesures immédiates attendez-vous d’Emmanuel Macron ? 
Mon rôle n’est pas de suggérer des mesures au président de la République ou au gouvernement. Leur tâche et les décisions à prendre sont très difficiles car les connaissances se construisent au jour le jour et nous manquons de certitudes. Chaque décision peut être lourde de conséquences. L’heure est plus à la gestion immédiate de la pandémie qu’à une réflexion sur nos relations avec le reste du monde vivant, avec nos environnements, même si en répondant à vos questions j’y contribue. Une telle réflexion demande que l’on prenne du recul et donc nécessite du temps pour penser et construire une vision transversale, pluri- et interdisciplinaire des déterminismes en amont. L’heure de cette réflexion, préalable indispensable à des choix d’action, viendra, et j’espère que les sciences de l’environnement et de l’évolution – car c’est aussi une question d’évolution biologique – y seront conviées. 

Craignez-vous pour l’avenir de l’espèce humaine et de toutes celles existant sur Terre ? 
Je vais coiffer la casquette du paléontologue que je suis resté, même après être devenu biologiste. L’observation de 3 800 millions d’années d’évolution de la vie me conduit souvent à paraphraser Paul Valéry : « Nous autres, espèces, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », donc Homo sapiens aussi. En principe, pour les espèces, cela vaut pour du très long terme, qui se compte en centaines de milliers d’années. Nous voici soulagés ! Mais à force de déstabiliser le fonctionnement même de la Terre nous pourrions nous mettre en danger en créant les conditions qui la rendraient impropre à notre survie, en quelques siècles, voire moins. La vie ne disparaîtrait pas pour autant, et, si je peux me montrer parfois pessimiste pour notre espèce, je ne suis pas du tout inquiet quant à la persistance de la vie sur Terre, en tout cas jusqu’à ce que notre Soleil soit en passe de devenir une géante rouge, dans un peu plus de quatre milliards d’années.


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