Le Point : La survenue d’une pandémie était-elle inéluctable ?
Bruno David :
Qu’une vaste épidémie survienne et se propage est une question de
probabilité, qui dépend de la promiscuité avec d’autres espèces, de la
densité de la population humaine et de l’intensité de nos déplacements,
ceux de nos marchandises comme ceux des humains. La simple énumération
de ces trois paramètres atteste que la survenue d’une pandémie à un
moment ou à un autre devenait fortement probable.
Après, c’est une
question de temps pour que cela soit inéluctable, c’est-à-dire que la
probabilité de sa survenue approche 100 %. Je vais utiliser une formule
un peu cynique, mais, à force de jouer aux dés, on finit par faire un
« triple 6 ».
L’homme a-t-il donné à la nature les verges pour se faire battre ?
Depuis des
millénaires, l’homme « utilise » la planète pour ses propres besoins et
pour son développement. De fait, toutes les espèces tendent à le faire à
leur niveau. Le développement des technologies nous a donné les moyens
d’une emprise considérable ; il a aussi ouvert la porte à un
accroissement démographique qui a accru cette emprise. La réduction des
espaces naturels, de la place laissée à des écosystèmes équilibrés s’est
ainsi accélérée, suscitant des contacts nouveaux entre espèces, et
faisant le lit de ce qui arrive. Á partir du moment où nous avions pris
conscience de la pression que nous exerçons sur la planète, il y a
plusieurs décennies, nous pouvons affirmer que nous avons été
collectivement coupables de négligence écologique.
Doit-on craindre l’émergence de zoonoses de plus en plus nombreuses ?
Si nous ne
changeons pas de comportement, certainement. Ces dernières années,
plusieurs signaux auraient dû nous alerter et nous faire réagir, nous
faire prendre nos distances et mieux respecter les environnements
naturels, faire évoluer les pratiques d’élevage : vache folle, grippe
aviaire, Sras, H1 N1, Mers… À chaque fois, les conséquences ont été
relativement circonscrites avec la chance soit d’une gravité moindre,
soit d’une transmission d’homme à homme plus facile à maîtriser. À
chaque fois, nous avons traité les conséquences, jamais les causes. Nous
avons réagi en médecins, pas en scientifiques. Avec le Covid-19, la
chance n’était pas de notre côté, surtout sur le plan de la contagion,
puisqu’une personne infectée peut transmettre le virus avant d’avoir ou
sans même avoir de symptômes. Une situation avec un virus tout aussi
contagieux, mais avec un taux de létalité bien supérieur, n’est pas à
exclure un jour. Là encore, c’est une question de probabilité.
Quelles sont pour vous les principales causes d’émergence des zoonoses ?
J’ai évoqué la
démographie, les mouvements et la promiscuité avec la faune sauvage
privée ou extraite de son environnement naturel. Un autre point est
celui des élevages intensifs. Mettre côte à côte, dans des espaces clos,
avec une promiscuité maximale, dans des conditions de stress
insupportable, des milliers d’animaux issus d’une même population,
standardisés en quelque sorte, c’est offrir des conditions idéales à la
propagation de virus. De surcroît, nous utilisons à profusion des
antibiotiques et autres traitements qui contribuent à sélectionner les
souches les plus résistantes et virulentes de bactéries ou de virus.
Dans des conférences que j’ai données sur la biodiversité, je montrais
une image d’élevage de volailles que j’avais intitulée « Au bonheur des
virus ». Cela ne me réjouit pas d’en avoir parlé depuis plus de dix ans,
mais cela veut dire que c’était prévisible.
Quel rôle jouera le changement climatique ?
Les pathogènes et
autres parasites ne sont pas distribués de manière homogène sur la
planète. Il y en a peu ou pas dans les zones polaires, leur diversité et
leur abondance augmentent exponentiellement en direction des basses
latitudes. Cela vaut aussi pour les pathogènes humains, bien plus
nombreux et diversifiés dans la zone intertropicale. Le changement
climatique, en faisant glisser les ceintures climatiques chaudes vers
les zones tempérées, ouvre des portes à de nouveaux pathogènes sous nos
latitudes, et donc à leur dispersion sur de plus vastes échelles, dans
des secteurs très peuplés où leur propagation est facilitée.
Malheureusement pour nous, tout se tient.
Quelles seraient les actions à entreprendre pour tuer dans l’œuf les prochaines pandémies ?
Je me garderai
d’aller sur un terrain politique qui n’est pas de ma compétence. Sur un
plan scientifique, l’approche One Health, « une seule santé », qui
insiste sur le fait que santé humaine, santé animale et santé des
écosystèmes sont étroitement liées, est LE chemin à suivre. Cette
approche holistique est au centre des préoccupations scientifiques. Si
depuis plusieurs années un pont entre médecine humaine et médecine
vétérinaire a été établi, il restait à construire celui avec les
sciences de l’environnement et de l’évolution. La démarche était en
cours et, d’ailleurs, la prochaine Tribune du Muséum, qui était
programmée le 23 mai, portait sur ce concept One Health. Ce dont il
s’agit ici est beaucoup plus qu’une simple réconciliation avec la
nature, mais bien de comprendre à quel point les systèmes sont
interdépendants, qu’Homo sapiens n’est qu’une espèce parmi
d’autres, soumise aux mêmes principes biologiques que les autres espèces
dans ses relations avec le reste de la planète, y compris les
pathogènes, et que sa technophilie n’est pas une armure suffisante. Bien
au contraire, en nous donnant l’impression d’être au-dessus des autres,
nous nous pensons invulnérables, et cette pandémie doit nous inciter à
plus de modestie, moins d’arrogance. Cela passe par reconnaître que nos
connaissances en histoire naturelle ne suffisent pas, que le vivant est
complexe, qu’il n’est pas une machine, et donc qu’il n’est pas
prédictible, surtout lorsqu’il s’agit de microbiodiversité. Par
ailleurs, et cette pandémie l’illustre, la planète est un seul système
hautement intégré, et ce qui se passe dans un compartiment a des
conséquences plus ou moins directes et plus ou moins importantes sur les
autres.
Faut-il interdire certaines pratiques comme la vente d’animaux sauvages sur les marchés chinois, vietnamiens et africains ?
Réponse simple et
directe : oui ! C’est une mesure de précaution évidente, afin de
limiter le contact avec des espèces réservoirs. Les virus, et en
particulier les coronavirus, sont fréquents dans le monde animal, chez
les mammifères ou chez les oiseaux. De plus, la plupart des virus ne
disposent pas des mécanismes qui éliminent les erreurs de réplication de
leur génome ; ce faisant, ils ont des capacités de mutation,
d’adaptation et donc de transmission d’une espèce d’hôte à une autre
étonnantes. Dans ces conditions, braconnage et trafic de viande de
brousse sont des vecteurs de contamination privilégiés.
L’exploitation forestière des forêts tropicales est-elle condamnable ?
Pour faire le
lien avec la question précédente, limiter les contacts est essentiel.
Cela signifie : chacun chez soi. Quand nous détruisons un hectare de
forêt, nous détruisons l’habitat de nombreuses espèces qui vont se
déplacer et aller ainsi au contact des humains ou de leurs animaux
domestiques. Croire que l’on pourrait se débarrasser des virus en
éradiquant les espèces sauvages, réservoirs potentiels, serait une grave
erreur car les virus, hautement adaptables, se tourneraient alors vers
d’autres cibles, par exemple vers une espèce à sang chaud de bipèdes
plutôt nombreux sur Terre.
Faut-il réduire le tourisme de masse ?
Le tourisme
génère des déplacements et contribue à la propagation des pathogènes. Le
tourisme de masse facilite la contagion si une épidémie survient, mais
en soi il ne déclenche pas l’épidémie, il la propage une fois qu’elle
existe. Tout déplacement génère des contacts supplémentaires entre
individus et est donc potentiellement néfaste. Le confinement actuel en
atteste. Une fois cette pandémie passée, on ne pourra pas tout
s’interdire, mais réduire le tourisme de masse ne serait sans doute pas
un mal pour la planète, à commencer pour le changement climatique.
Quelles mesures immédiates attendez-vous d’Emmanuel Macron ?
Mon rôle n’est
pas de suggérer des mesures au président de la République ou au
gouvernement. Leur tâche et les décisions à prendre sont très difficiles
car les connaissances se construisent au jour le jour et nous manquons
de certitudes. Chaque décision peut être lourde de conséquences. L’heure
est plus à la gestion immédiate de la pandémie qu’à une réflexion sur
nos relations avec le reste du monde vivant, avec nos environnements,
même si en répondant à vos questions j’y contribue. Une telle réflexion
demande que l’on prenne du recul et donc nécessite du temps pour penser
et construire une vision transversale, pluri- et interdisciplinaire des
déterminismes en amont. L’heure de cette réflexion, préalable
indispensable à des choix d’action, viendra, et j’espère que les
sciences de l’environnement et de l’évolution – car c’est aussi une
question d’évolution biologique – y seront conviées.
Craignez-vous pour l’avenir de l’espèce humaine et de toutes celles existant sur Terre ?
Je vais coiffer
la casquette du paléontologue que je suis resté, même après être devenu
biologiste. L’observation de 3 800 millions d’années d’évolution de la
vie me conduit souvent à paraphraser Paul Valéry : « Nous autres, espèces, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », donc Homo sapiens
aussi. En principe, pour les espèces, cela vaut pour du très long
terme, qui se compte en centaines de milliers d’années. Nous voici
soulagés ! Mais à force de déstabiliser le fonctionnement même de la
Terre nous pourrions nous mettre en danger en créant les conditions qui
la rendraient impropre à notre survie, en quelques siècles, voire moins.
La vie ne disparaîtrait pas pour autant, et, si je peux me montrer
parfois pessimiste pour notre espèce, je ne suis pas du tout inquiet
quant à la persistance de la vie sur Terre, en tout cas jusqu’à ce que
notre Soleil soit en passe de devenir une géante rouge, dans un peu plus
de quatre milliards d’années.
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