20/12/2019

Le monde est-il surendetté?


 France: la dette publique a dépassé les 100% du PIB en sept 2019. LIEN.

 Le monde est-il surendetté?

Les chiffres donnent le vertige. Il faut être anglo-saxon pour disposer du vocabulaire qui manie la bonne échelle, celle du millier de milliards («trillion» en anglais). À ce jour, la dette globale, contractée par tous les agents économiques de la planète - ménages, entreprises, États - s’élève à plus de 250.000 milliards de dollars, 250 «trillions» donc. Ce qui représente 320 % du PIB mondial (240 % hors secteur financier). Et cette dette enfle, apparemment sans retenue. Au seul premier semestre 2019, elle s’est accrue de 7500 milliards de dollars! C’est un comble.
«Nous venons de connaître la pire crise depuis celle des années 1929-1930 au siècle dernier», rappelle Jean-Claude Trichet, ancien gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), en référence à la crise de 2008, «c’était largement une crise de surendettement, et pourtant, le monde continue de s’endetter!». Onze ans après la faillite de Lehman Brothers, le monde est-il toujours aussi inconscient?
● Derrière les chiffres
«Les chiffres agrégés ne veulent rien dire», affirme Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste du FMI. Les montants cumulés, effrayants, sont de fait souvent brandis par des Philippulus qui ont tout intérêt à ce que les banques centrales prolongent leur politique de taux bas, et que se poursuive le cycle de croissance de la valeur des actifs qu’elle favorise. Mais les dettes additionnées par centaines de «trillions» recouvrent en fait plusieurs réalités. L’explosion de la dette planétaire depuis dix ans est d’abord celle de la Chine, aujourd’hui endettée à hauteur de 320 % de son PIB, principalement du fait des entreprises. Les emprunts des pays émergents se sont aussi envolés. La dette a été multipliée par dix en dix ans en Éthiopie, par cinq au Ghana, par six en Zambie… «Les pays émergents, la Chine en tête, ont découvert les délices de la dette», soupire Jean-Claude Trichet.
À l’inverse, dans les pays développés, la dette privée s’est stabilisée, quand elle n’a pas décru. Bonne nouvelle, car, comme le relève Éric Chaney, économiste, conseiller à l’Institut Montaigne, «les crises financières viennent en général de la dette privée». La situation des ménages américains, premiers «coupables» de la crise des subprimes de 2008, s’est assainie. Leur dette a baissé de 25 points en douze ans, selon le FMI.
L’Américain moyen ne sera donc vraisemblablement pas responsable de la prochaine crise. Le Chinois non plus, dans la mesure où d’une part, le système financier chinois reste essentiellement fermé sur lui-même, et où d’autre part, les marges de manœuvre budgétaire de Pékin restent immenses.
Et les entreprises? Aucun doute, celles-ci empruntent comme jamais. «La dette des entreprises a atteint un niveau qui devrait leur donner, ainsi qu’aux investisseurs, des raisons de faire une pause et de réfléchir», a souligné le patron de la Fed, Jay Powell, en mai 2019. «Elles profitent de la baisse des taux pour lever de la dette. Je n’y vois rien d’alarmant», relativise l’économiste Thomas Philippon. Comme le dit Olivier Blanchard dans le cas des sociétés américaines, «le rapport entre leur niveau de dette et leur valeur en Bourse est au plus bas depuis les années 1960». Le FMI a pourtant lancé une alerte dans la dernière édition de son rapport de stabilité financière. Globalement, la dette des entreprises pèse 91,4 % du PIB mondial ; c’est désormais plus que la dette des États (87,2 %), et c’est 20 points de plus en vingt ans. Selon le FMI, en cas de choc, 40 % de cet encours, soit 19 000 milliards de dollars, serait à risque. La France mérite une mention spéciale. La dette des entreprises (143,2 % du PIB contre une moyenne mondiale à 91,4 %), tirée par les multinationales qui pèsent lourd dans le paysage tricolore, y galope plus vite encore que partout ailleurs en Europe, attirant l’attention des autorités financières qui demandent plus de discipline.
● Où est la limite?
«Les barils de poudre sont là. On ne sait pas quel pourrait être le détonateur mais il y en a toujours un», avertit Jean-Claude Trichet qui appelle le G20 à se saisir de la question. L’emballement de la dette mondiale semble sans limite, y compris pour celle contractée par les États qui représente aujourd’hui 72,6 % du PIB mondial, contre 49,5 % en 2007. «Le monde est shooté à la dette», affirme Anne-Laure Kiechel, fondatrice de Global Sovereign Advisory (GSA). Cette addiction pose en particulier question concernant les emprunts souverains. Certes, un État n’est pas un ménage. Son horizon de temps est théoriquement infini et sa capacité de remboursement n’est pas encadrée par son espérance de vie. Il peut donc faire «rouler» sa dette sans la rembourser.
La science économique est incapable de définir une borne absolue au-delà de laquelle la dette deviendrait insoutenable. Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff l’avaient estimée à 90 % du PIB en 2009, mais leurs calculs ont été désavoués quelques années plus tard. «Le seuil d’endettement au-delà duquel se déclenche une crise des finances publiques est impossible à déterminer», note François Ecalle, sur son site Fipeco. Les contraintes institutionnelles ne semblent pas davantage capables de dompter la soif d’emprunts des États. La cible de 60 % du PIB inscrite dans le traité de Maastricht pour les États de la zone euro est ainsi restée un vœu pieux pour la plupart.
La mémoire n’est pas non plus un frein. L’histoire des défauts souverains est aussi vieille que celle de la dette publique, inventée par les cités italiennes de Gênes, Venise et bien sûr Florence dès le XIIe siècle. Les faillites des États sont légion, comme en Amérique latine, de la crise de 1826 jusqu’à la dernière crise argentine en passant par le défaut du Mexique et le plan Brady de 1989. Idem en Europe, où les pays du «Club Med» de la crise de 2012 avaient tous fait défaut en 1826, et où toutes les grandes nations ont imposé des moratoires à leurs créanciers dans les années 1930. Des emprunts russes à ceux contractés par la première République de Chine, en passant par les dettes de guerre finalement effacées (Allemagne en 1953), les dettes d’État ne sont pas toujours honorées. «Il faut le dire, on ne remboursera pas toute la dette. Il y aura, comme il y a toujours eu dans l’histoire, des faillites», a lancé Anne-Laure Kiechel à la tribune de Sciences Po fin novembre pour le lancement de la chaire «dette souveraine» dont sa société est partenaire. Invité vedette, l’ancien premier ministre grec Alexis Tsipras a confirmé: «Le défi de la dette souveraine demeure. Pas seulement pour la Grèce, mais pour toute l’Europe.»
Mais qui s’en soucie aujourd’hui? Les investisseurs ont acheté en 2017 de la dette à 100 ans émise par la multirécidiviste du défaut qu’est l’Argentine! Et la Grèce, à peine sortie du purgatoire de la restructuration mais toujours endettée à 175 % de son PIB c’est-à-dire plus qu’en 2010, a pu émettre cet automne - certes à court terme - à taux négatifs!
● Le temps de l’argent gratuit
À l’assemblée annuelle du FMI, mi-octobre, «tout le monde ne parlait que de cette émission grecque!», raconte un participant. La boulimie de dette de la planète n’a évidemment pas le même sens dans un monde de taux bas voire négatifs. Aujourd’hui, 15.000 milliards de dollars d’obligations se traitent à taux négatifs. La France a pu émettre sous la barre de zéro de rendement depuis le mois de juin. Le service de sa dette (38,6 milliards en 2019) lui coûte 17 milliards de moins qu’en 2011, et le niveau de celle-ci plafonne juste en dessous de la barre des 100 % du PIB malgré la persistance du déficit budgétaire.
Ce monde de taux bas voire négatifs doit-il changer notre regard sur la dette, et donc sur les déficits? Le débat est intense dans tous les pays développés. En France, alors qu’Emmanuel Macron a jugé «dépassée» la limite de 3 % au déficit budgétaire, son ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, s’affiche dans une posture de «dernier des Mohicans», «toujours préoccupé par le niveau de la dette publique».
En début d’année, Olivier Blanchard a jeté un pavé dans la mare. L’économiste a fait plusieurs constats. Un, les taux d’intérêt réels sont inférieurs au taux de croissance. Deux, «on a à peu près épuisé tout ce qu’il y avait dans la besace de la politique monétaire». Dans ces circonstances, affirme-t-il, «il faut envisager le recours à la politique budgétaire sans être obsédé par le niveau de la dette».
Mais combien de temps ces circonstances, contraires aux présomptions de la théorie économique classique, dureront-elles? «Les taux ne remonteront pas par magie», affirme Thomas Philippon. S’ils le font, c’est que la croissance et l’inflation repartiront aussi à la hausse: en termes réels, ils resteraient donc faibles voire négatifs. Deux économistes du FMI, Paolo Mauro et Jing Zhou, ont mené l’enquête sur deux siècles et constaté que les pays avancés ont de fait vécu à taux réels négatifs pendant la moitié du temps. Cette situation a notamment permis le désendettement vertigineux des années 1950 à 1970, après le record absolu d’endettement public mondial atteint après la Seconde Guerre mondiale (116 % du PIB).
Pour autant, rien ne nous garantit ce monde d’argent gratuit. À l’issue des périodes d’écart faible à négatif entre taux d’intérêt et croissance, «beaucoup de crises sont intervenues», constate le duo du FMI. «Ceux qui sont convaincus d’un monde sans inflation pour les dix ou vingt ans qui viennent me paraissent bien sûrs d’eux», glisse Éric Chaney. La guerre commerciale est ainsi par exemple potentiellement un puissant facteur inflationniste. «Ne prenons pas une situation conjoncturelle pour un phénomène structurel. Personne ne sait combien de temps les taux resteront très bas», avertit Jean-Claude Trichet. Leur niveau, pays par pays, dépend aussi de la confiance des investisseurs. Celle-ci est très volatile vis-à-vis des pays émergents, ce qui les rend très vulnérables surtout quand leurs emprunts sont libellés en devises. La contrainte externe est à l’inverse nulle aux États-Unis, dont les bons du Trésor restent l’actif-roi - c’est le privilège du dollar et du marché financier intérieur le plus profond de la planète. «La politique fiscale à Washington est délirante, mais cela ne crée pas pour autant un problème de soutenabilité de la dette américaine», note Thomas Philippon. Idem ou presque au Japon, où Shinzo Abe vient d’annoncer un énième plan de relance malgré une dette qui culmine au-dessus de 200 % du PIB et parce que les titres de celle-ci sont essentiellement détenus sur le marché domestique et par la banque centrale nationale.
● Le but de la dette
L’Europe est dans une situation intermédiaire. La crise de la zone euro a prouvé sa vulnérabilité aux évolutions du sentiment des marchés. Mais le Vieux Continent est aussi menacé de «japanisation», comme l’a récemment relevé l’agence Fitch, en ce qu’il s’installe dans une situation de faible croissance, faible inflation, et forte dette. «L’Europe devra faire de la relance», affirme Éric Chaney, «et cela vaut aussi pour l’Italie, pourvu que l’on s’assure de la qualité de la dépense».
Tout l’enjeu est là, dans la qualité des projets qu’autorise aujourd’hui l’argent gratuit. L’Allemagne et les Pays-Bas en ont profité pour se désendetter massivement, mais cette voie n’est pas la seule. «Ce n’est pas le niveau de la dette qui compte, mais la responsabilité des autorités politiques», explique Olivier Blanchard.
Autrement dit, la dépense est possible pour autant qu’elle soit rentable à la fois en termes de croissance et de cohésion sociale. Les besoins d’investissement sont partout, y compris dans les pays avancés: dans les infrastructures, dans l’éducation, dans la recherche, et bien sûr, dans la transition énergétique. «La dette est un sujet éminemment politique», souligne Anne-Laure Kiechel. De fait, la dette oblige vis-à-vis des créanciers ce qui en fait un enjeu stratégique. Elle oblige aussi vis-à-vis des générations futures, ce qui devrait interdire la gabegie.

lefigaro.fr par Bertille Bayart

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