10/11/2019

Jérôme Sainte-Marie: «La cristallisation du bloc populaire peut aboutir à la défaite de Macron»


LE FIGARO MAGAZINE. - Dans votre nouvel essai, «Bloc contre bloc», vous appliquez une grille de lecture marxiste au clivage politique français. Même la gauche n’ose plus se référer à Marx. En quoi est-il pertinent pour comprendre notre époque? Le marxisme doit-il être confondu avec le léninisme?
 
Jérôme SAINTE-MARIE. - Je suis depuis longtemps passionné par le Karl Marx sociologue et historien, même si, bien entendu, toute référence à son œuvre est compliquée par l’usage qui en a été fait par des régimes politiques disparus en Europe depuis une trentaine d’années. Le léninisme ne fut pourtant qu’une des interprétations possibles, et il existe une autre tradition marxiste de respect du suffrage universel et des libertés individuelles, par exemple chez les sociaux-démocrates allemands.
Je crois très utile à la compréhension de notre époque tout ce que dit Marx sur l’articulation entre forces sociales et représentations politiques. Il s’est d’ailleurs inspiré pour cela d’auteurs libéraux, par exemple pour la notion de classe sociale, d’une grande banalité à son époque comme le montre la lecture d’Alexis de Tocqueville ou de François Guizot. En retour, Raymond Aron a été un lecteur érudit et naturellement très critique de Marx. J’ai pour ma part surtout utilisé un essai d’interprétation d’histoire immédiate, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, où le philosophe allemand confronte ses concepts à l’intense actualité politique de la IIe République, entre 1848 et 1851. Pour une autre période inhabituellement intéressante, celle ouverte par l’élection d’Emmanuel Macron, cela m’a paru de bonne méthode, par rapprochement comme par contraste, pour saisir les principes déterminants de notre actualité politique.
Selon vous, l’élection d’Emmanuel Macron a été marquée par le retour de la lutte des classes. Que signifie réellement le concept de classe? Est-il approprié dans une société française qui semble par ailleurs en voie d’«archipélisation»?
Pour le moins, il règne depuis deux ans en France un imaginaire de lutte des classes. Quant à savoir si les classes sociales existent, c’est une autre affaire. En toute hypothèse, ce ne sont pas de simples catégories socioprofessionnelles, comme celles que l’on utilise dans l’analyse des sondages. Le concept de classe sociale correspond d’abord à une situation particulière dans le système productif, donc à l’origine principale des revenus du groupe considéré, plus qu’à leur niveau. À ces données objectives, il faut une conscience collective, celle de former un ensemble cohérent d’intérêts, de valeurs et d’ambition politique. C’est alors qu’une classe en soi devient une classe pour soi, et qu’elle joue un rôle historique. On peut parfaitement considérer que ces notions sont abstraites, voire vides de sens. Je m’en tiens dans ce livre à souligner à quel point les opinions et les votes sont déterminés par la position sociale.
Derrière la vivacité de l’individualisme comme norme sociale, on constate que les individus sont toujours, et selon moi de plus en plus, déterminés politiquement par des situations collectives. Et, par ailleurs, l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron polarise la société française en deux grands ensembles bien plus qu’il ne produit fragmentation ou «archipélisation».
Au clivage droite-gauche se substituerait un conflit entre ce que vous appelez le «bloc élitaire» et le «bloc populaire». N’est-ce pas un peu binaire?
Je décris les deux pôles d’attraction du système politique français actuel, qui lui donnent sa dynamique sans pour autant que tous s’y retrouvent. Entre ces deux blocs, de plus en plus cohérents d’un point de vue sociologique et idéologique, il demeure des millions de citoyens de conditions et de convictions diverses, par exemple ceux qui restent fidèles aux notions de gauche et de droite. Je constate simplement que les résultats des élections comme les réactions de l’opinion doivent toujours davantage à l’antagonisme entre bloc élitaire et bloc populaire, dans un schéma effectivement binaire. Ceci rappelle ce que l’on a vu s’installer au cours des années 1960, avec la constitution d’une gauche et d’une droite assez cohérentes dans leur composition sociologique comme dans leur message politique. Nous sommes face à un nouveau clivage, qui tend comme souvent en politique vers la dualité.
La crise des «gilets jaunes» a-t-elle été l’expression de cette nouvelle lutte des classes?
L’observation de terrain comme la lecture des études d’opinion m’ont convaincu que le monde des «gilets jaunes» formait l’antithèse de celui ayant triomphé avec Macron. La condition sociale, le niveau de revenu et de diplôme, les lieux d’habitation, les références culturelles et bien entendu le parcours électoral, tout différenciait ces deux univers. Leur opposition frontale n’a fait que renforcer leur homogénéité interne.
Ces moments d’intense division nationale, et pour tout dire de détestation réciproque, m’ont paru très proches des conflits de classes ayant caractérisé les grandes crises françaises du XIXe siècle. Les termes en étaient différents, mais la mécanique est similaire. La crise semble apaisée, mais il y a eu, de part et d’autre, une pédagogie du conflit. À cette occasion, les antagonismes se sont durcis et les solutions politiques simplifiées.
Quelles sont les différentes catégories qui composent ces deux blocs?
Pour le bloc élitaire, sa composition est stable, avec trois éléments majeurs: les élites véritables, soit le fameux «1 %», ceux qui dirigent les institutions et les entreprises ; ensuite l’univers des cadres supérieurs du privé et, pour une part, du public, qui adhèrent pleinement aux objectifs de l’élite ; enfin nombre de retraités, de toutes conditions, qui considèrent que la direction du pays par cette élite est la garantie indispensable pour que le système économique et financier fonctionne, ce dont ils sont désormais pleinement dépendants. Pour le bloc populaire, il s’organise autour d’une alliance des petits entrepreneurs, artisans et commerçants, d’une part, des salariés d’exécution du privé d’autre part. Sa cohérence est moindre, car il manque de relais susceptibles d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire le contrôle de l’État. Son nombre est sa grande force en vue de 2022. Ces deux blocs, et là j’ai recours aux théories d’Antonio Gramsci, ne sont pas de simples superpositions de catégories sociales, ils sont cimentés par des valeurs et des objectifs spécifiques. Ils forment donc des ensembles idéologiques dont l’opposition s’ancre dans un conflit d’intérêts matériel. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le pays.
Dans notre société multiculturelle, les clivages identitaires se superposent aux clivages sociaux. On voit mal l’électorat «musulman» par exemple voter pour Marine Le Pen, bien qu’une grande partie de celui-ci soit sociologiquement plus proche du bloc populaire…
C’est tout à fait exact mais il ne faut pas exagérer l’importance numérique des électeurs de confession musulmane. Pour les nationaux, il s’agit d’une population marquée par tous les traits de l’abstentionnisme et dont le vote est, dans ses motivations principales, similaire à celui des autres citoyens. L’origine extra-européenne ou bien la confession musulmane ne pèsent pour le moment que de manière négative, en empêchant le vote pour le Rassemblement national, comme l’indique l’évolution électorale de la Seine-Saint-Denis. De ce point de vue, l’immigration est plutôt favorable au maintien au pouvoir du bloc élitaire. À cette importante exception près, les clivages ont plutôt tendance à se superposer qu’à se croiser.
Ironiquement, comme candidat et comme président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la bourgeoisie
Jérôme Sainte-Marie
Vous expliquez vous-même que La France insoumise, qui aurait pu représenter le bloc populaire, s’est effondrée sur cette question…
Durant la première année du quinquennat, LFI représente aux yeux des Français la principale opposition. Cependant, Jean-Luc Mélenchon ayant considéré qu’il pouvait prendre la tête d’une gauche reconstituée, il a cédé à toutes les tentations du gauchisme culturel, notamment lors du débat sur la loi asile et immigration. Or, la moitié de ses électeurs de 2017, surtout ceux issus des catégories populaires, étaient demandeurs de plus de rigueur, y compris en refusant l’accueil du navire Aquarius dans un port français. En radicalisant sans cesse son inclination promigrants, La France insoumise a sombré électoralement. Le bloc populaire se construit sans elle, et sans doute contre elle.
À première vue, le macronisme semble être un mouvement attrape-tout et très peu cohérent idéologiquement. Pourtant, vous évoquez «une idéologie révolutionnaire au service des élites». Qu’entendez-vous par là?
Il me semble à l’inverse que le projet macroniste est d’une grande clarté. Il s’agit d’adapter le pays à toutes les exigences du capitalisme contemporain, dans le cadre d’une économie mondialisée et financiarisée. Ironiquement, comme candidat et comme président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la bourgeoisie, celui d’une transformation perpétuelle des modes de vie au service d’une recherche incessante de la croissance et du profit. Le capitalisme n’est pas conservateur, le philosophe Jean-Claude Michéa l’a souvent rappelé. À l’inverse, pour libérer les énergies, comme l’on dit, il est un formidable levier de transformation culturelle, en brisant les solidarités sociales et les valeurs traditionnelles contraires à son déploiement universel. Il s’agit du programme explicite du progressisme, tel qu’exprimé par Macron et par ses proches. La droite comme la gauche avaient fini par constituer des compromis entre différents groupes sociaux, leur clarté idéologique s’était amoindrie au fil de leur alternance au pouvoir. On pouvait le déplorer, mais les tensions en étaient atténuées. Désormais, comme Macron l’a proclamé lors de son meeting fondateur du 12 juillet 2016, l’heure n’est plus aux «ajustements» mais à la «refondation radicale des choses». Son livre programmatique s’appelle justement Révolution, et même s’il s’agit d’une révolution par le haut, ce titre me paraît justifié.
Vous évoquez également une dérive autoritaire du macronisme. À force de lire Marx, êtes-vous devenu gauchiste?
La lecture contemporaine de Marx me semble le meilleur vaccin contre le gauchisme, notamment culturel! C’est à l’inverse en allant vers les penseurs du libéralisme politique que l’on s’inquiète de l’évolution des lois en matière de libertés publiques, à commencer par la liberté d’expression. Il s’agit d’une tendance antérieure à l’élection de Macron, mais le hiatus entre sa volonté de réformes et le caractère minoritaire de sa base sociale l’incline aux solutions coercitives. Il me semble évident que depuis deux ans les tensions se sont renforcées dans le pays, et que pour les surmonter l’État évolue vers une forme de libéralisme autoritaire. Il n’y a pas de jugement de valeur dans ce constat, et il revient à chacun de considérer si cela en vaut la peine par rapport aux buts poursuivis.
Ce n’est plus la question des valeurs mais celle de la crédibilité qui contraint le vote en faveur de Le Pen
Jérôme Sainte-Marie
«Libéralisme autoritaire» à la Macron contre «démocratie illibérale» à la Orbán, est-ce l’affrontement idéologique du XXIe siècle?
Je ne crois pas, car on peut très bien considérer que ces deux modèles peuvent s’apparenter, même si leurs priorités politiques sont différentes. Dans un cas, on vise l’adaptation d’un modèle social aux contraintes de la mondialisation ; dans l’autre, la préservation d’une identité nationale contre les phénomènes migratoires. Par ailleurs, il faut distinguer au moins trois ordres du libéralisme: l’économique, le culturel et le politique. C’est ce dernier qui me semble le moins défendu aujourd’hui.
«Soucieux d’affaiblir les solutions de rechange à son pouvoir, l’exécutif prend le risque d’encourager un bloc populaire potentiellement plus nombreux, compte tenu de la structure sociale qu’il représente, que le bloc élitaire.» Est-ce à dire que Marine Le Pen peut l’emporter en 2022?
Pour la prochaine présidentielle, le jeu est ouvert. Le supposé «plafond de verre» pesant sur le vote Marine Le Pen est passé de 33 % au second tour de 2017 à 43 %, voire 45 % moins de trois ans plus tard, selon les sondages. En d’autres termes, cette notion ne signifie rien, désormais qu’une majorité des Français partage peu ou prou les positions du Rassemblement national sur ses thèmes principaux, l’immigration et la sécurité. Ce n’est plus la question des valeurs mais celle de la crédibilité qui contraint le vote en faveur de Le Pen.
Or la radicalité du projet macroniste et le fait qu’il cristallise contre lui une vive hostilité populaire peuvent aboutir à la défaite du candidat sortant. À trop miser sur l’inconcevabilité de la victoire de Marine Le Pen en 2022, et en minorant la dialectique sociale qui sous-tend le conflit politique, Macron prend un risque majeur.


Source: Figaro Vox  par Alexandre Devecchio

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