LE
FIGARO MAGAZINE. - Dans votre nouvel essai, «Bloc contre bloc», vous
appliquez une grille de lecture marxiste au clivage politique français.
Même la gauche n’ose plus se référer à Marx. En quoi est-il pertinent
pour comprendre notre époque? Le marxisme doit-il être confondu avec le
léninisme?
Jérôme SAINTE-MARIE. -
Je suis depuis longtemps passionné par le Karl Marx sociologue et
historien, même si, bien entendu, toute référence à son œuvre est
compliquée par l’usage qui en a été fait par des régimes politiques
disparus en Europe depuis une trentaine d’années. Le léninisme ne fut
pourtant qu’une des interprétations possibles, et il existe une autre
tradition marxiste de respect du suffrage universel et des libertés
individuelles, par exemple chez les sociaux-démocrates allemands.
Je
crois très utile à la compréhension de notre époque tout ce que dit Marx
sur l’articulation entre forces sociales et représentations politiques.
Il s’est d’ailleurs inspiré pour cela d’auteurs libéraux, par exemple
pour la notion de classe sociale, d’une grande banalité à son époque
comme le montre la lecture d’Alexis de Tocqueville ou de François
Guizot. En retour, Raymond Aron a été un lecteur érudit et naturellement
très critique de Marx. J’ai pour ma part surtout utilisé un essai
d’interprétation d’histoire immédiate, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte,
où le philosophe allemand confronte ses concepts à l’intense actualité
politique de la IIe République, entre 1848 et 1851. Pour une autre
période inhabituellement intéressante, celle ouverte par l’élection
d’Emmanuel Macron, cela m’a paru de bonne méthode, par rapprochement
comme par contraste, pour saisir les principes déterminants de notre
actualité politique.
Selon vous,
l’élection d’Emmanuel Macron a été marquée par le retour de la lutte des
classes. Que signifie réellement le concept de classe? Est-il approprié
dans une société française qui semble par ailleurs en voie
d’«archipélisation»?
Pour le
moins, il règne depuis deux ans en France un imaginaire de lutte des
classes. Quant à savoir si les classes sociales existent, c’est une
autre affaire. En toute hypothèse, ce ne sont pas de simples catégories
socioprofessionnelles, comme celles que l’on utilise dans l’analyse des
sondages. Le concept de classe sociale correspond d’abord à une
situation particulière dans le système productif, donc à l’origine
principale des revenus du groupe considéré, plus qu’à leur niveau. À ces
données objectives, il faut une conscience collective, celle de former
un ensemble cohérent d’intérêts, de valeurs et d’ambition politique.
C’est alors qu’une classe en soi devient une classe pour soi, et qu’elle
joue un rôle historique. On peut parfaitement considérer que ces
notions sont abstraites, voire vides de sens. Je m’en tiens dans ce
livre à souligner à quel point les opinions et les votes sont déterminés
par la position sociale.
Derrière la
vivacité de l’individualisme comme norme sociale, on constate que les
individus sont toujours, et selon moi de plus en plus, déterminés
politiquement par des situations collectives. Et, par ailleurs,
l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron polarise la société française
en deux grands ensembles bien plus qu’il ne produit fragmentation ou
«archipélisation».
Au clivage
droite-gauche se substituerait un conflit entre ce que vous appelez le
«bloc élitaire» et le «bloc populaire». N’est-ce pas un peu binaire?
Je
décris les deux pôles d’attraction du système politique français
actuel, qui lui donnent sa dynamique sans pour autant que tous s’y
retrouvent. Entre ces deux blocs, de plus en plus cohérents d’un point
de vue sociologique et idéologique, il demeure des millions de citoyens
de conditions et de convictions diverses, par exemple ceux qui restent
fidèles aux notions de gauche et de droite. Je constate simplement que
les résultats des élections comme les réactions de l’opinion doivent
toujours davantage à l’antagonisme entre bloc élitaire et bloc
populaire, dans un schéma effectivement binaire. Ceci rappelle ce que
l’on a vu s’installer au cours des années 1960, avec la constitution
d’une gauche et d’une droite assez cohérentes dans leur composition
sociologique comme dans leur message politique. Nous sommes face à un
nouveau clivage, qui tend comme souvent en politique vers la dualité.
La crise des «gilets jaunes» a-t-elle été l’expression de cette nouvelle lutte des classes?
L’observation
de terrain comme la lecture des études d’opinion m’ont convaincu que le
monde des «gilets jaunes» formait l’antithèse de celui ayant triomphé
avec Macron. La condition sociale, le niveau de revenu et de diplôme,
les lieux d’habitation, les références culturelles et bien entendu le
parcours électoral, tout différenciait ces deux univers. Leur opposition
frontale n’a fait que renforcer leur homogénéité interne.
Ces
moments d’intense division nationale, et pour tout dire de détestation
réciproque, m’ont paru très proches des conflits de classes ayant
caractérisé les grandes crises françaises du XIXe siècle. Les termes en
étaient différents, mais la mécanique est similaire. La crise semble
apaisée, mais il y a eu, de part et d’autre, une pédagogie du conflit. À
cette occasion, les antagonismes se sont durcis et les solutions
politiques simplifiées.
Quelles sont les différentes catégories qui composent ces deux blocs?
Pour
le bloc élitaire, sa composition est stable, avec trois éléments
majeurs: les élites véritables, soit le fameux «1 %», ceux qui dirigent
les institutions et les entreprises ; ensuite l’univers des cadres
supérieurs du privé et, pour une part, du public, qui adhèrent
pleinement aux objectifs de l’élite ; enfin nombre de retraités, de
toutes conditions, qui considèrent que la direction du pays par cette
élite est la garantie indispensable pour que le système économique et
financier fonctionne, ce dont ils sont désormais pleinement dépendants.
Pour le bloc populaire, il s’organise autour d’une alliance des petits
entrepreneurs, artisans et commerçants, d’une part, des salariés
d’exécution du privé d’autre part. Sa cohérence est moindre, car il
manque de relais susceptibles d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire le
contrôle de l’État. Son nombre est sa grande force en vue de 2022. Ces
deux blocs, et là j’ai recours aux théories d’Antonio Gramsci, ne sont
pas de simples superpositions de catégories sociales, ils sont cimentés
par des valeurs et des objectifs spécifiques. Ils forment donc des
ensembles idéologiques dont l’opposition s’ancre dans un conflit
d’intérêts matériel. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le pays.
Dans
notre société multiculturelle, les clivages identitaires se superposent
aux clivages sociaux. On voit mal l’électorat «musulman» par exemple
voter pour Marine Le Pen, bien qu’une grande partie de celui-ci soit
sociologiquement plus proche du bloc populaire…
C’est
tout à fait exact mais il ne faut pas exagérer l’importance numérique
des électeurs de confession musulmane. Pour les nationaux, il s’agit
d’une population marquée par tous les traits de l’abstentionnisme et
dont le vote est, dans ses motivations principales, similaire à celui
des autres citoyens. L’origine extra-européenne ou bien la confession
musulmane ne pèsent pour le moment que de manière négative, en empêchant
le vote pour le Rassemblement national, comme l’indique l’évolution
électorale de la Seine-Saint-Denis. De ce point de vue, l’immigration
est plutôt favorable au maintien au pouvoir du bloc élitaire. À cette
importante exception près, les clivages ont plutôt tendance à se
superposer qu’à se croiser.
Ironiquement, comme candidat et comme président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la bourgeoisieJérôme Sainte-Marie
Vous
expliquez vous-même que La France insoumise, qui aurait pu représenter
le bloc populaire, s’est effondrée sur cette question…
Durant
la première année du quinquennat, LFI représente aux yeux des Français
la principale opposition. Cependant, Jean-Luc Mélenchon ayant considéré
qu’il pouvait prendre la tête d’une gauche reconstituée, il a cédé à
toutes les tentations du gauchisme culturel, notamment lors du débat sur
la loi asile et immigration. Or, la moitié de ses électeurs de 2017,
surtout ceux issus des catégories populaires, étaient demandeurs de plus
de rigueur, y compris en refusant l’accueil du navire Aquarius dans
un port français. En radicalisant sans cesse son inclination
promigrants, La France insoumise a sombré électoralement. Le bloc
populaire se construit sans elle, et sans doute contre elle.
À
première vue, le macronisme semble être un mouvement attrape-tout et
très peu cohérent idéologiquement. Pourtant, vous évoquez «une idéologie
révolutionnaire au service des élites». Qu’entendez-vous par là?
Il me semble à l’inverse que le projet macroniste
est d’une grande clarté. Il s’agit d’adapter le pays à toutes les
exigences du capitalisme contemporain, dans le cadre d’une économie
mondialisée et financiarisée. Ironiquement, comme candidat et comme
président, Macron reprend le programme que Marx prêtait à la
bourgeoisie, celui d’une transformation perpétuelle des modes de vie au
service d’une recherche incessante de la croissance et du profit. Le
capitalisme n’est pas conservateur, le philosophe Jean-Claude Michéa l’a souvent rappelé.
À l’inverse, pour libérer les énergies, comme l’on dit, il est un
formidable levier de transformation culturelle, en brisant les
solidarités sociales et les valeurs traditionnelles contraires à son
déploiement universel. Il s’agit du programme explicite du progressisme,
tel qu’exprimé par Macron et par ses proches. La droite comme la gauche
avaient fini par constituer des compromis entre différents groupes
sociaux, leur clarté idéologique s’était amoindrie au fil de leur
alternance au pouvoir. On pouvait le déplorer, mais les tensions en
étaient atténuées. Désormais, comme Macron l’a proclamé lors de son
meeting fondateur du 12 juillet 2016, l’heure n’est plus aux «ajustements» mais à la «refondation radicale des choses». Son livre programmatique s’appelle justement Révolution, et même s’il s’agit d’une révolution par le haut, ce titre me paraît justifié.
Vous évoquez également une dérive autoritaire du macronisme. À force de lire Marx, êtes-vous devenu gauchiste?
La
lecture contemporaine de Marx me semble le meilleur vaccin contre le
gauchisme, notamment culturel! C’est à l’inverse en allant vers les
penseurs du libéralisme politique que l’on s’inquiète de l’évolution des
lois en matière de libertés publiques, à commencer par la liberté
d’expression. Il s’agit d’une tendance antérieure à l’élection de
Macron, mais le hiatus entre sa volonté de réformes et le caractère
minoritaire de sa base sociale l’incline aux solutions coercitives. Il
me semble évident que depuis deux ans les tensions se sont renforcées
dans le pays, et que pour les surmonter l’État évolue vers une forme de
libéralisme autoritaire. Il n’y a pas de jugement de valeur dans ce
constat, et il revient à chacun de considérer si cela en vaut la peine
par rapport aux buts poursuivis.
Ce n’est plus la question des valeurs mais celle de la crédibilité qui contraint le vote en faveur de Le PenJérôme Sainte-Marie
«Libéralisme
autoritaire» à la Macron contre «démocratie illibérale» à la Orbán,
est-ce l’affrontement idéologique du XXIe siècle?
Je
ne crois pas, car on peut très bien considérer que ces deux modèles
peuvent s’apparenter, même si leurs priorités politiques sont
différentes. Dans un cas, on vise l’adaptation d’un modèle social aux
contraintes de la mondialisation ; dans l’autre, la préservation d’une
identité nationale contre les phénomènes migratoires. Par ailleurs, il
faut distinguer au moins trois ordres du libéralisme: l’économique, le
culturel et le politique. C’est ce dernier qui me semble le moins
défendu aujourd’hui.
«Soucieux
d’affaiblir les solutions de rechange à son pouvoir, l’exécutif prend le
risque d’encourager un bloc populaire potentiellement plus nombreux,
compte tenu de la structure sociale qu’il représente, que le bloc
élitaire.» Est-ce à dire que Marine Le Pen peut l’emporter en 2022?
Pour
la prochaine présidentielle, le jeu est ouvert. Le supposé «plafond de
verre» pesant sur le vote Marine Le Pen est passé de 33 % au second tour
de 2017 à 43 %, voire 45 % moins de trois ans plus tard, selon les
sondages. En d’autres termes, cette notion ne signifie rien, désormais
qu’une majorité des Français partage peu ou prou les positions du
Rassemblement national sur ses thèmes principaux, l’immigration et la
sécurité. Ce n’est plus la question des valeurs mais celle de la
crédibilité qui contraint le vote en faveur de Le Pen.
Or
la radicalité du projet macroniste et le fait qu’il cristallise contre
lui une vive hostilité populaire peuvent aboutir à la défaite du
candidat sortant. À trop miser sur l’inconcevabilité de la victoire de
Marine Le Pen en 2022, et en minorant la dialectique sociale qui
sous-tend le conflit politique, Macron prend un risque majeur.
Source: Figaro Vox par Alexandre Devecchio
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