« On veut nourrir, pas mourir », « Notre fin sera votre faim », « Vivre et pas survivre ». Les slogans accrochés aux tracteurs lors des blocages paysans depuis janvier ont de quoi glacer tout candidat à la reprise d’une ferme. Or l’agriculture française a besoin de bras.
Le nombre d’exploitants agricoles est passé de 2,5 millions en 1955 à 496 000 en 2020, selon le dernier recensement. Loin d’être un hasard, cette situation a été encouragée par les politiques agricoles de l’après-guerre, notamment par Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture dans les années 1960.
La modernisation était alors synonyme d’agrandissement des fermes et donc de réduction du nombre d’actifs. Mais cette trajectoire fondée sur l’accroissement de la productivité par unité de travail est devenue obsolète avec le vieillissement de la population. La moitié des exploitations sont aujourd’hui gérées par un homme ou une femme de 55 ans ou plus, qui prendront progressivement leur retraite.
Qui les remplacera ? Aujourd’hui, près de la moitié des chefs d’exploitation âgés de plus de 50 ans ne connaissent pas leur successeur. La transmission familiale des fermes n’a plus rien d’automatique. Plus éduqués, aspirant à d’autres vocations, les enfants d’agriculteurs se détournent d’un métier qui n’a pas toujours comblé leurs proches.
« Actuellement, 81 % des chefs d’exploitation sont des fils d’agriculteurs. Mais ce secteur est celui où les descendants s’écartent le plus fréquemment du domaine d’activité et du mode de vie de leurs parents […] pour trouver leur propre voie professionnelle et personnelle », confirme le sociologue François Purseigle, coauteur de l’ouvrage Une agriculture sans agriculteurs1.
Un prix des terres dissuasif
Les aspirations individuelles ne sont pas seules en cause. Comme le rappelle également François Purseigle, « les agriculteurs ont du mal à transmettre leur exploitation à leurs enfants, car ils financent leur retraite en cédant leur entreprise et ce à des prix désormais élevés ».
En effet, les fermes devenues de plus en plus vastes au fil du temps, équipées de matériel agricole de plus en plus coûteux, représentent des actifs toujours plus difficiles à acquérir par les candidats à l’installation. Sans oublier que, poursuit le chercheur, « les frères et sœurs réclament leur part, et au final, la charge financière pour reprendre une exploitation devient trop lourde ».
« Il y a une certaine responsabilité des cédants, sur laquelle nous tentons de travailler », confirme Luc Smessaert, en charge du dossier au sein de la FNSEA. La situation est d’autant plus bloquée que les prix du foncier sont élevés et continuent de progresser.
Selon la FnSafer (Fédération nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), le prix moyen des terres agricoles et des prés libres non bâtis a connu une hausse de 3,2 % en 2022 pour atteindre 6 130 euros par hectare.
En raison de la pression immobilière, la région PACA détient le record avec un prix à l’hectare de 12 020 euros, en croissance de 26,1 %. Les terres pour l’instant les plus abordables, situées en Bourgogne-Franche-Comté (2 950 euros à l’hectare, sans inclure les vignobles), affichent une hausse de 4,2 %.
Pour surmonter cet obstacle financier, Benoît, ex-restaurateur revenu à la terre, a par exemple obtenu de ses parents de prendre en fermage les 172 hectares de terres cultivées en céréales, tournesol, lin et pois dans le Loiret. Son père, dont la retraite ne dépasse pas 1 000 euros, aurait pu céder le foncier à un voisin, et vivre différemment.
Les deux tiers des surfaces libérées servent à agrandir des fermes existantes
Ce cas fait plutôt figure d’exception. Selon le mouvement citoyen Terre de liens, il faut mobiliser en moyenne 200 000 euros pour s’installer, ce qui contribue à expliquer pourquoi les deux tiers des surfaces libérées servent à agrandir des fermes existantes.
La mutualité sociale agricole (MSA) et le centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture estimaient qu’entre 2015 et 2019, il y avait deux installations en agriculture pour trois départs. La situation est particulièrement critique en élevage porcin, volailles et vaches laitières.
Des soutiens publics fléchés vers les profils « classiques »
Les politiques publiques n’ont pourtant pas oublié ce sujet. Le parcours des candidats est encadré au niveau national par le programme d’aide à l’installation et à la transmission agricole (Paita). Un point accueil installation (PAI) est tenu dans chaque département par les chambres d’agriculture, porte d’entrée de ceux qui espèrent toucher des aides publiques ou obtenir des avantages fiscaux.
Pour bénéficier de la dotation jeunes agriculteurs (DJA), les candidats doivent remplir plusieurs conditions : avoir moins de 40 ans, détenir un diplôme de capacité agricole (minimum bac pro ou brevet professionnel) et suivre un stage collectif de 21 heures consacré aux aspects administratifs, géré par les chambres.
A l’issue de ces quelques jours de formation collective, les candidats remplissant les critères reçoivent alors 30 000 euros en moyenne, répartis sur deux ans, issus de cofinancements de l’Europe, de l’Etat et des régions. Ils bénéficient également, durant leurs cinq premières années d’activité, d’un abattement sur les bénéfices imposables, d’un dégrèvement de taxe foncière et d’exonérations de cotisations sociales.
Un rapport récent de la Cour des comptes a bien mis en lumière le principal travers de ce dispositif : 91 % des dépenses publiques pour l’installation (hors investissements) bénéficient uniquement aux agriculteurs de moins de 40 ans. Il laisse donc de côté les autres, plus âgés, qui représentent pourtant environ un tiers des nouveaux installés.
Près de 7 600 nouveaux producteurs n’ont pas bénéficié de la dotation jeune agriculteur en 2020
Entre ces nouveaux profils et des candidats aux projets alternatifs qui n’entrent pas dans le parcours des chambres d’Agriculture, près de 7 600 nouveaux producteurs, au total, n’ont pas bénéficié de la dotation jeune agriculteur en 2020, soit 60 % des 12 500 exploitants installés. La Cour des comptes demande donc explicitement un « assouplissement », en faveur des plus de 40 ans.
Certaines régions n’ont pas attendu une évolution du cadre national pour réorienter leurs aides à l’installation afin de favoriser un rééquilibrage. La région Nouvelle Aquitaine ainsi a changé le nom de sa politique de soutien, désormais appelée « dotation nouveaux et jeunes agriculteurs ».
Sur le volet investissements, les candidats âgés de 40 à 55 ans peuvent désormais obtenir jusqu’à 22 000 euros d’aides, avec des bonifications réservées aux projets les plus écologiques. En Occitanie ou en Normandie, les plus de 40 ans bénéficient aussi d’enveloppes atteignant 10 000 euros.
L’agriculture paysanne négligée
En plus de leurs difficultés à récolter des financements, « les porteurs de projet qui sortent de l’ordinaire se trouvent confrontés à un manque de compétences » dans les points d’accueil-installation, note l’inspection du ministère de l’Agriculture dans son rapport. En clair : les chambres ne sont pas toujours à même de répondre aux aspirations de candidats misant sur les circuits-courts ou l’autonomie en intrants sur de petites surfaces, par exemple.
Yseult, ex-sage-femme désormais installée comme maraîchère bio en Ile-de-France, confie avoir abordé dès le départ l’agriculture « par le versant politique, voulant avoir le moins d’effets possible sur la biodiversité et le climat ». Elle a donc sollicité non pas les chambres, où elle craignait de ne pas être écoutée, mais Abiosol, une association francilienne dédiée à l’installation et à la transmission de fermes bio.
Les autres porteurs de projet rencontrés dans le cadre du parcours proposé par l’association, constate-t-elle, partageaient son envie d’une agriculture plus verte, et plus proche des consommateurs, tout en ayant comme elle assez peu de connaissances concrètes du secteur.
« Accepter qu’il me faudrait un tracteur a été un cap, mais le plus dur a été de s’imaginer comme cheffe d’entreprise », se souvient Yseult.
Accompagner des nouveaux entrants sur le long terme pour la définition de leur projet et l’acquisition d’une certaine culture agricole est précisément au centre du dispositif « De l’idée au projet », proposé partout en France par les Adear (Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural). Proches de la Confédération paysanne, ces structures accueillent environ 7 000 candidats suivis en continu avec des séances de formation collective, des stages, voire du parrainage.
« Nous avons beaucoup travaillé sur la phase d’émergence des projets d’installation, qui n’est pas prise en charge par les chambres », souligne Paul Reder, coprésident de la Fadear, la fédération des Adear.
Or cet accompagnement ne bénéficie d’aucune enveloppe européenne ou nationale. Charge alors aux régions et aux collectivités de soutenir les Adear en fonction de leur bon vouloir. « La couverture n’est pas la même selon les régions, et les candidats ne trouvent pas partout le même accompagnement qu’en Occitanie ou en Bretagne », regrette Paul Reder.
Un projet de loi agricole en faveur du statu quo
Pour répondre à tous ces enjeux, Emmanuel Macron avait promis, à la veille de l’élection présidentielle de 2022, une grande loi d’orientation agricole centrée sur l’installation. Le projet a mis du temps à se concrétiser au cours d’un début de quinquennat occupé par la réforme des retraites.
En décembre 2023, le gouvernement a fini par publier un pacte comprenant 35 mesures, dont la création d’un guichet unique dédié aux porteurs de projets intitulé France service agriculture, et le déploiement de 2 milliards d’euros de prêts garantis pour soutenir l’installation. Autant de propositions supposées servir de base à la future loi d’orientation.
Cependant, les mobilisations des agriculteurs à partir de mi-janvier ont forcé le gouvernement à revoir sa copie. Gabriel Attal l’a confirmé lors de plusieurs conférences de presse en février : le projet de loi qui sera examiné fin mars par le Parlement a été complété par des propositions de la FNSEA, ainsi que par des mesures de la loi sur la compétitivité de la Ferme France portée par le sénateur Les Républicains Laurent Duplomb.
Sur le plan symbolique, les agriculteurs ont réussi à faire inscrire un objectif de souveraineté alimentaire et un volet de simplification des normes.
Les mesures obtenues après les mobilisations profiteront avant tout aux exploitants sur le départ
Sur l’aspect financier, les principales victoires concernent des mesures qui seront intégrées dans le prochain projet de loi de finance, dont le rehaussement des seuils d’exonération fiscale sur la plus-value de transmission d’entreprise individuelle, les droits de succession et de donation, ou encore sur le régime de plus-value en cas de retraite. Autant de dispositions qui profiteront avant tout aux exploitants sur le départ.
Quid des modèles agricoles alternatifs
Concernant le guichet unique, le texte conserve France service agriculture, qui sera placé sous l’égide des chambres, et fera en théorie une place à tous les syndicats et à toutes les sensibilités. Cependant, les associations et syndicats militant pour une « agriculture paysanne » doutent que cette simplification soit réellement mise au service de la diversité des projets des jeunes.
« Pour installer l’agriculture de demain, on donne les clés à l’agriculture d’hier », résume Florent Sebban, maraîcher et porte-parole du réseau des Amap.
Mêmes critiques au sujet des 2 milliards d’euros de prêts garantis. Pour le collectif Nourrir, qui rassemble associations et organisations paysannes, rien n’assure que les modèles agricoles alternatifs seront soutenus par ce dispositif.
Enfin, le gouvernement continue de refuser de mener la grande réforme foncière qui seule pourrait juguler la hausse des prix des terres et faciliter l’accès aux porteurs de projet.
« En l’état, le projet de loi agricole ne prévoit pas de mesures de régulation du foncier pour éviter la concentration et la financiarisation », regrette Clotilde Bato, co-présidente du collectif Nourrir.
Le texte pourrait favoriser l’installation d’agriculteurs prêts à réaliser la transition vers un modèle plus durable, mais pour l’instant, il rate le coche. Reste à savoir si le débat parlementaire prévu ce printemps permettra de rééquilibrer la future loi qui, pour l’instant, privilégie le statu quo.
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