02/03/2024

Le Monde – De René Dumont à Jean Jouzel en passant par José Bové, une contre-histoire du productivisme agricole

 
lemonde.fr | Benjamin Keltz

Depuis les années 1970, des scientifiques, des agriculteurs et des militants associatifs alertent sur les dérives de l’agriculture intensive. Marginalisés, ces lanceurs d’alerte ont pourtant annoncé nombre des risques environnementaux, sociaux et économiques qui alimentent la crise actuelle.

Engoncé dans une doudoune bleu marine, il se tient droit face à la barre du tribunal correctionnel de Brest (Finistère). Cet agriculteur de 57 ans s’agace de sa convocation, ce vendredi 2 février, pour maltraitance animale. Deuxième plus important éleveur porcin du Finistère, Dominique Kerdoncuff jure « aimer » les 20 000 bêtes qu’il engraisse, chaque année. Oui, mais voilà, la présidente du tribunal tique. Comment expliquer les animaux blessés, les installations défectueuses… ainsi que les 8 934 infractions relevées par la direction départementale de la protection des populations (DDPP) lors de son contrôle en novembre 2019 ?

Dominique Kerdoncuff dénonce « l’acharnement » de la justice (qui l’a condamné vendredi 1er mars à 120 000 euros d’amende) mais aussi de l’association de protection animale L214. C’est elle qui a lancé l’alerte, fin 2019, en postant sur Internet des vidéos et des photos captées à l’intérieur de fermes du prévenu.

« Sans ces signalements, ces exploitations n’auraient pas été contrôlées », avertit Caroline Lanty, l’avocate de L214. Pour les membres de l’association, l’affaire illustre les dérives du système agricole intensif. Ils sont nombreux à avoir dénoncé ses défaillances environnementales, économiques et sociales.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés L214, les croisés de la cause animale

Le Monde a reconstitué une partie de la mosaïque de ces lanceurs d’alerte pour retracer la contre-histoire du productivisme agricole, ce modèle devenu dominant après la seconde guerre mondiale. A l’époque, la France a faim. Alors, il faut produire coûte que coûte à moindre prix.

En quelques années, les exploitations s’agrandissent, mais leur nombre s’effondre. Les paysans deviennent des chefs d’entreprise encouragés à se spécialiser, à optimiser leurs rendements, à s’équiper pour mobiliser moins de main-d’œuvre… Pour être compétitive, l’agriculture française s’engage dans des ballets d’exportations et d’importations. L’avènement de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution et de la politique agricole commune (PAC) métamorphose et complexifie encore davantage le modèle intensif.

Face à ce rouleau compresseur, des esprits critiques refusent la voie tracée. Souvent esseulés, beaucoup se sont essoufflés et ont abandonné leur combat. « Les lanceurs d’alerte ont toujours dérangé les lobbys des semenciers, des industriels ou de tous ces produits terminant en “cide” (herbicides, fongicides, insecticides). Ceux-là n’ont eu de cesse de les stigmatiser et les marginaliser », analyse Marc Dufumier, professeur honoraire à ParisAgroTech.

Ce scientifique figure parmi les poils à gratter du productivisme à force de plaider en faveur d’une transition agroécologique. Une « utopie » pour beaucoup. Une « réalité » pour certains, à l’image de Paul Pisani-Ferry, 35 ans. Ce viticulteur a achevé la conversion en agriculture biologique du domaine familial, le Château de Targé.

Il poursuit l’œuvre de son père, Edouard, fils de… Edgard Pisani, ministre de l’agriculture (1961 à 1966), connu pour être l’un des pères du productivisme. « Si demain (…) le lait doit être rouge pour être vendu et les pommes carrées, il faudra que l’Institut national de la recherche agronomique se consacre à cette tâche », osait-il en 1961. Si l’histoire résume souvent Edgard Pisani à cette phrase, elle oublie que douze ans avant son décès en 2016, il a rédigé un livre testament Un vieil homme et la terre (Seuil). Dedans, il « alerte » sur « l’aveuglement » de ce productivisme qui, à « trop forcer » la terre, « à mondialiser imprudemment » et « à industrialiser systématiquement », lui inspirait « plus d’inquiétudes que d’espoirs ».

Son petit-fils se souvient : « Mon grand-père s’en voulait d’avoir trop écouté les ingénieurs qui l’avaient encouragé à détruire les haies bocagères et à promouvoir les produits phytosanitaires tant ils ont usé les sols. » Une évidence pour nombre de lanceurs d’alerte et particulièrement ceux mobilisés pour faire reconnaître les risques des produits chimiques. Souvent, ils en ont eux-mêmes été victimes, à l’image de Paul François, céréalier charentais.

Le 27 avril 2004, il s’intoxique en inhalant les vapeurs d’un herbicide. S’ensuivent des années de procédures contre Bayer, ex-Monsanto, et d’hospitalisations. Rien ou presque ne lui sera épargné. Le 30 janvier 2023, quelques semaines après la condamnation du fabricant de pesticides à l’indemniser de 11 135 euros, M. François est agressé à son domicile. Une enquête est toujours en cours. Selon son avocat, François Lafforgue, trois individus cagoulés ont ligoté et molesté l’agriculteur avant de déclarer : « On en a marre de t’entendre et de voir ta gueule à la télé. »

René Dumont, le 17 mars 1977.
  • René Dumont, le premier repenti

Cela fait pourtant un demi-siècle que des lanceurs d’alerte usent des caméras pour défendre leur cause. Le premier d’entre eux se nomme René Dumont. En 1974, les Français découvrent cet agronome qui se présente à l’élection présidentielle et s’assume « écologiste ». Une première. Le septuagénaire se défend d’être « un doux rêveur » ou « un prophète de malheur ». Pull-over rouge et lunettes qui lui barrent la moitié du visage, René Dumont conclut son premier passage télévisuel en brandissant un verre : « Nous allons bientôt manquer d’eau, et c’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisque avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera. » Le pays ricane. Les premiers militants verts applaudissent.

Au sein de l’Institut national de recherche agronomique (INRA), on écoute avec circonspection cet enseignant qui œuvre dans l’établissement depuis quarante ans. Il vient de signer un très remarqué pamphlet titré L’Utopie ou La Mort (Seuil). Ses mises en garde interpellent d’autant plus qu’elles émanent d’un repenti du productivisme. Jusqu’alors, René Dumont était l’un des plus fervents défenseurs de la mécanisation, des produits phytosanitaires, du remembrement… au nom de la lutte contre la faim.

Le chercheur assume une brutale marche arrière à la suite de la lecture du rapport Meadows en 1972. Ce document, qui prédit l’épuisement des ressources et des écosystèmes, l’a « saisi à la gorge ». Ainsi, René Dumont ouvre la porte à la critique de l’agriculture intensive sans pour autant susciter l’adhésion. L’écologiste collecte 1,32 % des suffrages, et boucle le premier tour de l’élection présidentielle entre Arlette Laguiller (2,33 %) et Jean-Marie Le Pen (0,75 %).

Gilles Huet à l’issue de la présentation du plan anti-algues vertes, à Rennes, le 5 février 2010.
  • Gilles Huet, un naturaliste au secours de l’eau

Tandis que René Dumont déguste son verre d’eau devant les caméras, des pêcheurs bretons s’inquiètent. Où sont passés les saumons qui remontaient les cours d’eau ? Quelques naturalistes fondent alors une association, rebaptisée depuis Eau et rivières de Bretagne. Il s’agit d’une structure pionnière en matière de lutte pour la défense de l’environnement.

Peu à peu, les bénévoles relient la destruction de la faune et de la flore locales aux pollutions générées par les activités agricoles qui rythment la vie économique de la région. « A cette époque, nous étions considérés comme des emmerdeurs. Certains industriels se permettaient de déclarer : “La pollution, c’est la vie !” », se souvient Gilles Huet, secrétaire général de l’association de 1979 à 2019.

Eau et rivières de Bretagne multiplie les chantiers de restauration puis joue des coudes pour imposer ses bénévoles dans les instances où sont débattus les projets susceptibles d’avoir des conséquences sur la qualité des eaux. Ça ne suffit pas. L’association multiplie les actions en justice (plus de 700 à ce jour), tantôt contre des exploitants agricoles, tantôt contre des collectivités locales. En 2007, elle fait condamner Monsanto pour publicité mensongère sur le Roundup et l’Etat pour son inaction dans le dossier des algues vertes, ces ulves qui pullulent notamment à cause de tout l’azote épandu dans les champs.

Le lobbying de l’association contribue à une prise de conscience du monde agricole qui, depuis, a amélioré ses pratiques. La concentration de nitrate dans les eaux de la péninsule a baissé, mais stagne. « On se focalise sur les nitrates alors que nos eaux comptent jusqu’à quarante molécules de pesticides différents. Personne ne connaît l’impact d’un tel cocktail », s’inquiète M. Huet. Le retraité poursuit : « Les agriculteurs supportent la charge du débat environnemental. Ils ne représentent pourtant qu’une partie de la chaîne de responsabilité. Quand demanderons-nous des comptes à ceux qui ont permis le productivisme et continuent de l’entretenir : banques, coopératives, industriels, collectivités… ? »

Jacques Poly sur le stand de l'INRA, au salon de l’agriculture, avec Edith Cresson, le 7 mars 1983.
  • Jacques Poly, un agronome au rapport choc

A quelques jours de la trêve estivale 1978, personne ne s’attend à un tel brûlot. Surtout pas de la part de Jacques Poly. Lui, l’agronome en lice pour la présidence de l’INRA et habitué du ministère de l’agriculture pour y avoir conseillé Edgar Faure, Jacques Duhamel et Pierre Méhaignerie. Pourtant, l’ingénieur produit un rapport intitulé « Pour une agriculture plus autonome et plus économe ». En ouverture, le scientifique écrit : « Notre agriculture se révèle quelque peu essoufflée à la suite d’une longue course à la productivité entamée dès la fin de la deuxième guerre mondiale. »

Plus loin, Jacques Poly s’inquiète de « la vulnérabilité » des paysans qui se sont endettés pour s’équiper, du coût des matières premières importées, notamment les protéines destinées à l’élevage et les produits phytosanitaires, des techniques « trop agressives » qui provoquent des pollutions, de l’usure des sols et des réserves hydriques… Nombre de ses alertes se révèlent toujours d’actualité.

« Il s’agit d’un texte révolutionnaire, mais pas fondateur », nuance Egizio Valceschini, président de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae, ex-INRA) Ile-de-France. A défaut d’avoir réussi à infléchir le cap de l’agriculture dominante, Poly interroge les manœuvriers du productivisme. « Le rapport pose une nouvelle question : et si nous nous étions trompés ? », déclare Henri Nallet, ministre socialiste de l’agriculture (1985-1986 et 1988-1990) dans Recherche agronomique et politique agricole : Jacques Poly, un stratège (Editions Quae, 2019). Le sociologue Bertrand Hervieu, conseiller de plusieurs ministres socialistes de l’agriculture et président de l’INRA (1999-2003), poursuit : « Les pages de ce rapport (…) signifiaient qu’il était parfaitement légitime de questionner le modèle dominant de l’agriculture, dans ses limites et ses défaillances. »

José Bové devant le tribunal de Millau, en 1999, après le démontage du McDonald’s de la ville.
  • José Bové, pourfendeur de la mondialisation

L’itinéraire du militant écologiste José Bové permet de camper, à lui seul, la longévité et la diversité des oppositions au productivisme. Eleveur de brebis, il commence à militer sur le plateau du Larzac pour empêcher l’expropriation de petits paysans dans les années 1970.

Au cours de la décennie suivante, il cofonde la Confédération paysanne, ce syndicat classé à gauche et opposé à l’omnipotente FNSEA. La fin des années 1990 rime avec désobéissance civile. José Bové est d’ailleurs condamné pour le démontage du McDonald’s de Millau (Aveyron) en 1999 et pour des opérations de fauchage de plantes génétiquement modifiées.

Candidat (divers gauche) malheureux à l’élection présidentielle 2007 (1,32 % des suffrages), il tente d’influer à Bruxelles comme parlementaire européen écologiste (2009-2019). « Le paysan est devenu un producteur de minerais de base en concurrence avec les acteurs du monde entier. La mondialisation est heureuse pour quelques-uns, mais malheureuse pour le plus grand nombre », résume-t-il.

Daniel et Denise Vuillon, maraîchers et créateurs de la première AMAP en France, à Ollioules (Var), le 29 novembre 2011.
  • Denise et Daniel Vuillon, pionniers de l’AMAP en France

« On nous a pris pour des marginaux alors qu’on voulait seulement travailler en marge du système », se remémore Denise Vuillon. Assis à ses côtés, dans leur ferme des Olivades, bordée par une zone commerciale à Toulon (Var), son mari, Daniel, reprend : « Il fallait absolument sortir des griffes de la grande distribution, sinon, nous allions mettre la clé sous la porte ! »

C’est ainsi qu’en 2001, le couple expérimente un modèle économique en circuit court qu’il baptise Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Découvert aux Etats-Unis, ce système, aussi répandu au Japon, propose à des consommateurs de contracter un abonnement annuel auprès d’une exploitation agricole. Chaque semaine, les souscripteurs retirent ainsi un panier rempli de provisions de saison. Aux Olivades, une quarantaine de contrats suffisent à financer un poste d’agriculteur. Ils sont désormais cinq à œuvrer « sereinement » dans les champs et sous les serres de cette ferme bio de huit hectares.

L’idée a essaimé. En France, en 2020, l’Agreste, le service de statistiques du ministère de l’agriculture, recensait plus de 6 600 exploitations engagées en AMAP, contre 1 600 en 2012. « Nous étions convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un effet de mode. Après l’épidémie de la vache folle, les consommateurs avaient besoin de retrouver de la confiance en leurs producteurs », explique Denise Vuillon. Son conjoint opine et savoure sa « liberté retrouvée ». Fini les patrons de supermarchés qui réclamaient des salades toujours plus grosses pour le même prix et des tomates calibrées comme celles des exploitations hors-sol. « Les valeurs nutritives et gustatives de mes produits ne les intéressaient pas. Avec la grande distribution, nous ne décidions de rien. Ni des semences, ni des volumes, ni des prix. Les maraîchers doivent s’extraire de ces modèles qui les étranglent », clame Daniel Vuillon.

Jean Jouzel, à l’Elysée, à Paris, le 27 novembre 2014.
  • Jean Jouzel, infatigable climatologue

A la veille de l’ouverture du Salon de l’agriculture, Jean Jouzel s’apprête à quitter Paris pour retourner « au pays ». Le climatologue doit finaliser la cession de la ferme familiale de Janzé (Ille-et-Vilaine). C’est son frère, François, qui l’avait reprise et exploitée jusqu’alors, mais il est décédé il y a quelques mois.

Les deux hommes avaient l’habitude de s’écharper sur le dérèglement climatique, les risques grandissants pour les agriculteurs ainsi que leur responsabilité. François assumait son climatoscepticisme face à son scientifique de frère, pourtant lauréat du prestigieux prix Vetlesen en 2012. En 2007, Jean Jouzel avait aussi reçu le prix Nobel de la Paix avec d’autres chercheurs du GIEC pour leurs travaux.

Malgré la justesse de leurs prévisions sur le réchauffement climatique, Jean Jouzel n’a pas réussi à convaincre son frère de l’urgence. Pas plus, d’ailleurs, que les cadres du monde agricole avec lesquels il continue d’échanger. « L’adaptation n’est pas inscrite dans l’ADN de cette profession. Le dérèglement climatique est pourtant en marche. Il serait temps de prendre le taureau par les cornes », tonne Jean Jouzel.

Pour « embarquer pleinement » les paysans sur les questions environnementales, le septuagénaire croit à la nécessité de répondre « en priorité » à leurs inquiétudes sur les revenus. Le climatologue vante « les opportunités » du dérèglement climatique : émergence de nouvelles cultures, développement de la production d’énergies renouvelables, valorisation du stockage de carbone dans le sol…

Quid de l’écoute des politiques ? « Les élus ont démontré une prise de conscience dans leurs textes mais pas dans leurs actes. Emmanuel Macron a dit : “Ce mandat sera écologique ou ne sera pas.” A présent, nous savons qu’il ne le sera pas. Quant à Gabriel Attal ? Il prétend placer l’agriculture au-dessus de tout. Cette formule marque l’absence de considération pour la communauté scientifique », grince M. Jouzel, d’habitude si placide. Il ne croit plus en un réchauffement climatique contenu en dessous du 1,5 °C d’ici à 2030, mais refuse d’abandonner sa croisade : « Chaque dixième de degré compte. »

Marie-Andrée Besson, présidente de Solidarité paysans, dans son village d’Esserval-Combe (Jura), le 28 février 2024.
  • Marie-Andrée Besson, au chevet de la précarité paysanne

La crise qui agite le monde rural n’a pas surpris Marie-Andrée Besson, éleveuse laitière à la retraite dans le Jura. Le mal-être paysan ? Elle le connaît trop bien. Depuis 1992, l’association qu’elle préside, Solidarité paysans, alerte. Chaque année, la structure, qui compte une centaine de salariés, soutient 3 500 paysans en détresse. Chaque dossier est différent selon la région d’origine, les exploitations, la nature des problèmes, mais tous révèlent la face précaire du productivisme.

Nombre de paysans se disent esseulés, usés par la course à la production, endettés pour un outil de travail qui ne leur génère pas un revenu décent… « Si nous accompagnons autant de professionnels en difficulté depuis si longtemps, c’est bien la preuve que le fond du problème est systémique et pas individuel. Nous le répétons depuis des années sans être entendus », peste Mme Besson.

L’urgence sociale au sein du monde agricole se résume, pourtant, à une donnée : le taux de suicide. Le risque d’un passage à l’acte est 43 % plus important pour les agriculteurs que pour les autres actifs et double pour les paysans de plus de 65 ans, d’après la Mutualité sociale agricole (MSA). C’est pour éviter des drames que Marie-Andrée Besson s’engage.

Ancienne adhérente à la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), elle a rompu avec le syndicalisme faute de réussir à changer le modèle « de l’intérieur ». Sa mobilisation associative lui semble « plus efficace ». En février, la présidente de Solidarité paysans a adressé sa contribution au gouvernement : un plan de cinquante propositions pour faciliter le redressement des fermes fragilisées. La bénévole dit toujours attendre une réponse.

Morgan Large, journaliste à Radio Kreiz Breizh (RKB), à Rostrenen (Côtes-d’Armor), le 26 avril 2021.
  • Morgan Large, « libérer la parole » sur l’agro-industrie

Ce 19 février, Morgan Large traverse le bourg de Rostrenen (Côtes-d’Armor). Après un arrêt à Radio Kreiz Breizh (RKB), où elle travaille, la journaliste file au centre social. Elle doit y récupérer son courrier personnel. Depuis son déménagement, Morgan Large refuse de communiquer son adresse à quiconque. Question de précaution.

Ses sujets pour RKB et ses interventions dans des médias nationaux sur les dérives du productivisme agricole breton ont dérangé et provoqué une vague d’intimidations : appels anonymes, chienne empoisonnée, roues de voiture déboulonnées à deux reprises… Les enquêtes de gendarmerie n’ont rien donné. « A croire que ça n’intéresse personne », souffle-t-elle.

Morgan Large continue néanmoins d’arpenter la campagne bretonne pour « contribuer à libérer la parole » et « provoquer un débat collectif » sur l’agriculture régionale. La journaliste collabore aussi au média d’investigation Splann !, uniquement financé par des souscripteurs, et toujours prompt à questionner les rouages de l’agro-industrie.

Inès Léraud, autrice de la bande dessinée à succès Les Algues vertes, l’histoire interdite, et Nicolas Legendre, collaborateur du Monde et lauréat du prix Albert-Londres pour son livre enquête Silence dans les champs (Editions Arthaud), contribuent à ce collectif. Eux aussi ont essuyé des attaques de représentants de l’agriculture conventionnelle, et d’élus locaux qualifiant leur travail de « presse à scandale ». Morgan Large hausse les épaules : « Moi, je cherche simplement les bons arguments pour que l’on préserve nos magnifiques mais fragiles paysages, à l’image de nos cours d’eau et de nos zones humides. »

Denis Berranger, dans son exploitation laitière, à Noyal-sous-Bazouge (Ille-et-Vilaine), le 28 février 2024.
  • Denis Berranger, au cœur de la lutte des prix

Dans la salle des fêtes de Saint-James (Manche), les traits sont tirés, ce 20 février. Plusieurs centaines d’éleveurs laitiers écoutent les dernières nouvelles du bras de fer qui les oppose à Savencia, deuxième groupe laitier du pays (Caprice des dieux, Elle & Vire…), avec 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023.

En septembre 2021, l’association Sunlait, qui fédère un millier de producteurs à travers le pays, a assigné l’industriel en justice pour faire appliquer le contrat signé et les prix négociés. Actuellement, Savencia décide des montants versés : 409 euros pour mille litres de lait en janvier, 420 euros en février… Les producteurs en réclament au moins 450 pour « vivre dignement ». En première instance, les agriculteurs avaient eu gain de cause, avant que le jugement soit rejeté en appel, en décembre 2023.

« Ici, personne n’a l’habitude de ce genre de combat juridique. Ça fait peur. Nous subissons une énorme pression, mais nous n’avons pas d’autre choix pour nous faire respecter », grimace Denis Berranger, éleveur et vice-président de Sunlait. A la tribune ce mercredi, il annonce le pourvoi en cassation.

Bruissement inquiet dans la salle. Les paysans évoquent les coups de fil, les courriers et les messages de responsables de Savencia les encourageant à se désolidariser du mouvement. Un paysan se lève : « L’industriel veut diviser pour mieux régner. Restons soudés. Pas question de baisser notre pantalon maintenant ! » Applaudissements. Denis Berranger savoure le message d’unité envoyé à Savencia et aux autres groupes laitiers, aux syndicats, jusqu’alors discrets tout comme les politiques, mais aussi aux autres éleveurs qui scrutent l’évolution de cette bataille du prix. « Nous ne sommes pas des révolutionnaires. Nous réclamons un juste partage de la richesse », plaide Denis Berranger.

Benjamin Keltz(Rennes, correspondant)

 

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