Notre agriculture est dans l'impasse et la paysannerie française a bien des raisons d'être inquiète sur son devenir. Les lois EGalim n'ont pas été en mesure d'assurer un revenu décent et stable à la plupart de nos agriculteurs. Face aux prix imposés par la grande distribution et les agro-industries en situation d'oligopoles, nombreux sont ceux qui ne parviennent plus à bénéficier d'une rémunération suffisante pour satisfaire les besoins de leurs familles et rembourser leurs emprunts.
Certes, le solde de notre balance commerciale agricole et alimentaire est positif ; mais celui-ci résulte pour l'essentiel des exportations de produits de terroirs : fromages, vins d'appellation d'origine protégée, spiritueux, foie gras… Nos excédents de blés et de poudres de lait exportés vers les pays du Sud ne nous rapportent, en revanche, plus autant qu'autrefois. L'agriculture industrielle pratiquée dans la France des mille et un terroirs n'est plus vraiment compétitive sur le marché mondial. L'erreur serait d'attribuer ce manque de compétitivité aux seules distorsions de concurrence induites par des normes sanitaires et environnementales plus contraignantes en France que chez nos partenaires européens.
Comment nos blés les moins panifiables pourraient-ils être compétitifs avec des blés produits en Ukraine ou en Roumanie, au sein d'exploitations de plusieurs milliers d'hectares ? Nos rendements à l'hectare (72 quintaux en moyenne) sont élevés, mais obtenus avec de très fortes doses de pesticides et d'engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile. Comment le maïs irrigué pourrait-il un jour devenir rentable sous nos latitudes, sans aucune subvention ? Nous fallait-il autant étendre la culture de cette céréale d'origine amérindienne, en sachant que dans les régions intertropicales la saison chaude est celle des pluies ? Chez nous, c'est en été qu'il pleut le moins. Sans doute nous faudra-t-il donc remplacer très largement cette culture d'été par des céréales d'hiver.
Comment nos poulets bas de gamme nourris avec du maïs et du soja brésilien pourraient-ils être vendus à un prix rémunérateur, étant mis en compétition avec des poulets brésiliens (ou ukrainiens) ? Nos grandes et moyennes surfaces, soucieuses de conquérir de nouvelles parts de marché et de vendre leurs marchandises à petit prix, savent s'approvisionner à l'étranger à moindre coût. Et la loi EGalim théoriquement en vigueur ne peut guère les dissuader d'en importer des quantités croissantes.
Comment la poudre de lait produite dans le Finistère exportée en Chine pourrait-elle rivaliser avec celle issue de Nouvelle-Zélande ? En sachant que les éleveurs de ce pays aux hivers moins rigoureux que les nôtres disposent de fermes bien plus grandes et ont moins besoin de recourir à des foins, ensilages et concentrés distribués à l'étable.
Comment nos betteraves cultivées sous les nuages de Picardie ou du Vexin pourraient-elles un jour concurrencer efficacement la canne à sucre exploitée sous le soleil brésilien, dans des exploitations de plusieurs dizaines de milliers d'hectares ? La fermeture de nos centrales sucrières a commencé bien avant l'apparition de la jaunisse virale de la betterave en 2020. Fallait-il alors vraiment vouloir autoriser l'emploi de néonicotinoïdes destinés à protéger cette culture des pucerons vecteurs de la maladie, alors que ces insecticides peuvent déboussoler les abeilles et d'autres pollinisateurs ?
Il est vrai que, pour maints fruits et légumes, le déficit de la balance commerciale provient d'importations en provenance de pays voisins où les normes sanitaires et environnementales sont parfois moins rigoureuses que chez nous. Mais la distorsion de concurrence pour ces produits résulte plus encore du fait que la main-d'œuvre salariée y est souvent moins bien rémunérée qu'en France. C'est le cas des ouvriers turcs en Allemagne, et équatoriens ou maghrébins en Espagne.
Le plus préoccupant pour notre balance commerciale est à coup sûr nos importations massives de graines et de tourteaux de soja pour l'alimentation animale. Celles-ci atteignent environ les deux tiers de nos besoins actuels, principalement en raison des faibles coûts de production observés en Argentine et au Brésil, où la culture du soja est réalisée à très grande échelle. Il était donc nécessaire de ne pas ratifier les accords envisagés avec le Mercosur.
Couvert végétal le plus total
Il faut en finir au plus vite avec cette agriculture industrielle qui n'a pu survivre que grâce à des aides accordées en proportion des surfaces exploitées. Des subventions qui n'ont profité qu'aux exploitations agricoles de grande taille. L'avenir de la paysannerie ne pourra être assuré qu'avec une agriculture paysanne relevant de l'agroécologie.
Celle-ci vise à faire un usage le plus intensif possible des ressources naturelles renouvelables qui ne nous coûtent rien. A commencer par les rayons solaires et le gaz carbonique de l'atmosphère pour les besoins de la photosynthèse, processus par lequel la plante cultivée parvient à transformer l'énergie lumineuse en énergie alimentaire. Il est impératif, dès lors, d'assurer un couvert végétal le plus total et le plus permanent possible, grâce notamment à des associations de cultures.
Mais encore faut-il que les plantes en question puissent transpirer longuement et donc être alimentées en eau, même pendant les périodes de sécheresse. Il faut faire en sorte que l'eau de pluie ne ruisselle plus et soit emmagasinée dans les sols à hauteur des racines : implanter des haies vives en courbes de niveau, établir des couvertures végétales antiruissellement, préserver les vers de terre pour rendre les sols plus poreux, ou épandre ou enfouir des matières organiques pour enrichir la couche arable en humus.
Economes en énergies fossiles, ces formes d'agricultures sont très souvent exigeantes en travail. Elles peuvent donc être intensives en emplois. Ce qui est loin d'être idiot. Encore faut-il que les politiques agricoles soient favorables aux paysans qui les mettent en œuvre. Il est nécessaire que les paysans soient rémunérés pour leurs services environnementaux d'intérêt général, quitte à ce que ce paiement soit assuré par les contribuables.
La transition agroécologique ne doit pas être conçue comme un ensemble de normes standards destinées à réduire progressivement les doses de pesticides et autres molécules nuisibles à notre santé et à notre environnement. Il s'agit d'un changement radical de techniques agricoles qui, il est vrai, ne pourra pas être réalisé du jour au lendemain. La transition consiste alors à faire en sorte que l'immense majorité de nos agriculteurs y aient enfin intérêt et en aient aussi les moyens. Faire de nos agriculteurs des paysans droits dans leurs bottes et fiers d'être rémunérés pour leurs travaux d'intérêt général, plutôt que des mendiants en quête de subventions conditionnées à des normes tatillonnes et inappropriées.
Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech
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