« Schizophrénie. » Le diagnostic vaut ce qu’il vaut, mais c’est la principale intéressée qui le pose. Kristina, qui ne veut pas donner son nom complet, a deux enfants scolarisés à Saint-Pétersbourg, et c’est ainsi qu’elle définit son rapport à l’école. « Quand mes enfants rentrent de cours, raconte-t-elle, après certaines leçons, je les mets en garde sur le fait qu’il ne faut pas prendre au sérieux ce qu’on leur a raconté, que ce sont des bêtises… Puis mes propres mots tournent dans ma tête pendant une heure. Je les rappelle et je leur dis de ne surtout pas répéter à l’école ce que je viens de leur dire, ou tout ce qu’ils entendent à la maison… »
Les exemples viennent quasi quotidiennement valider cette stratégie, et pas seulement à l’école (qui va, en Russie, de la première à la onzième classe, soit de 6-7 ans jusqu’à 17-18 ans). Le dernier en date concerne… un jardin d’enfants. Le 11 février, dans la région d’Irkoutsk (Sibérie centrale), une mère de famille a été condamnée à payer une amende de 35 000 roubles (355 euros) pour « discréditation de l’armée », après être venue dans l’établissement de son fils se plaindre de l’abondance de jouets évoquant des thématiques militaires.
Selon elle, une éducatrice lui aurait répondu que les jardins d’enfants se devaient de « proposer une éducation patriotique et d’expliquer aux enfants qu’ils ne doivent pas craindre de mourir pour leur patrie ». Le tribunal a préféré retenir la version de l’éducatrice, selon qui la mère aurait critiqué « l’opération militaire spéciale » en Ukraine « en regardant le portrait du président Poutine ».
Deux ans de guerre n’ont pas suffi à chambouler les fondements de la société russe. Le choc de la mobilisation a été absorbé ; l’économie a tenu ; les mécontents se taisent ; le poison de la violence est à effet lent… Mais, s’il est un domaine dans lequel le 24 février 2022 constitue un tournant, c’est bien celui de l’éducation.
Dès le début du conflit, le ton avait été donné, avec la multiplication des mises en scène utilisant les enfants, notamment autour de la lettre latine « Z », propulsée emblème de l’invasion. Enfants des écoles ou des jardins d’enfants multiplient les flashmobs ou les imitations de défilés militaires. Cette militarisation de l’école, avec l’apparition d’uniformes et d’armes factices, dépasse les pratiques admises à l’époque soviétique ; il s’agit surtout, pour les adultes, de prouver leur loyauté.
« Discussions sur l’essentiel »
Le vrai travail à destination des enfants va ainsi s’effectuer de manière plus insidieuse et sur la durée, même si les bases avaient été posées dès 2014, notamment s’agissant de la diabolisation de l’Ukraine. Des supports éducatifs adaptés à l’« opération spéciale » sont rapidement introduits. Dès le 8 mars, une vidéo de quarante minutes baptisée « Pourquoi la mission de libération de l’Ukraine est une nécessité » est proposée simultanément à 20 millions d’écoliers.
Ses messages principaux – la Russie n’attaque jamais, elle a été poussée au conflit par l’Occident et cherche à stopper un « génocide » – sont déclinés sur de multiples supports (quiz, dessins animés…), pour tous les âges. Les discours présidentiels sont considérés comme des sources essentielles de ce corpus.
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Cet enseignement est peu à peu systématisé avec l’introduction, en juin 2022, d’une nouvelle leçon, les « discussions sur l’essentiel », sorte de cours d’éducation civique sous stéroïdes. Une cérémonie de lever du drapeau fait son apparition, les groupes de jeunesse patriotiques (le Mouvement des premiers, créé il y a un an comme le successeur des Pionniers soviétiques ; Iounarmia, l’armée des jeunes…) voient aussi les portes des écoles s’ouvrir en grand.
Visites d’anciens combattants (parfois d’ex-détenus issus des rangs de la milice Wagner) et initiations aux armes se multiplient, tout comme les séances d’écriture de lettres en soutien aux militaires. Les cours de « préparation militaire » pour les écoliers les plus âgés deviennent obligatoires.
Pendant plusieurs mois, des parents comme des enseignants louvoient, multiplient les excuses pour garder leurs enfants à la maison, particulièrement dans les grandes villes, où le contrôle social est moins rigoureux. Même parmi ceux qui adhèrent aux thèses du pouvoir, il existe une certaine gêne à impliquer les enfants dans les enseignements « patriotiques ».
Dénonciations et harcèlement
Ce flou ne dure pas : dès septembre 2022, les « discussions sur l’essentiel », jusque-là optionnelles, sont rendues obligatoires. Quelques affaires judiciaires emblématiques achèvent de convaincre les récalcitrants : celle d’Irina Guen, professeure d’anglais dénoncée par ses élèves après une conversation sur la guerre ; celle de Varia Galkina, 10 ans, arrêtée en plein cours après des réflexions pro-ukrainiennes dans le tchat de la classe ; celle encore d’Alexeï Moskalev, aujourd’hui en prison, dont les ennuis ont commencé après un dessin pacifiste de sa fille.
Tatiana Tchervenko, 50 ans, professeure de mathématiques à Mytichtchi, dans la banlieue de Moscou, a essayé un temps de concilier ces obligations et son rejet de la propagande militariste. En tant que professeure principale, c’est elle qui doit mener les « discussions sur l’essentiel ». « J’abordais des sujets non liés à la guerre, raconte-t-elle, je cherchais à montrer aux élèves que le patriotisme ce n’est pas seulement la guerre, pas seulement la soumission aux dirigeants politiques, et que nombre de nos grands hommes sont des humanistes. »
L’enseignante s’attire les premières critiques de sa direction, qui s’aggravent lorsque celle-ci découvre qu’à titre privé elle intervient, sur les sujets liés à l’éducation, dans des médias qualifiés « d’agents de l’étranger ». Victime de dénonciations et d’un harcèlement permanent, qui va jusqu’à des écoutes de ses cours, elle perd son emploi en décembre 2022. Depuis, elle se contente de donner des leçons particulières et ne cherche pas de nouveau poste, « pour ne pas participer à la propagande ».
La sphère de l’interdit s’étend même au-delà de la guerre en Ukraine : le 2 février, la mère d’un écolier de Belgorod a reçu un avertissement pour le comportement « non patriotique » de son fils. Celui-ci avait choisi de représenter le thème de l’élection présidentielle à venir, les 15 au 17 mars, par le dessin d’un roi perdant sa couronne… Dans les écoles de la région d’Oudmourtie, la récente interview accordée par Vladimir Poutine à l’animateur américain Tucker Carlson a par ailleurs fait son entrée au programme, les autorités éducatives recommandant son utilisation en cours d’histoire, de langues étrangères et de russe.
Dernier élément pour cimenter l’édifice : l’introduction de nouveaux manuels scolaires, en particulier en histoire. « Le processus d’uniformisation, commencé en 2012, s’est achevé en 2023, avec la parution du manuel d’histoire unifié, cosigné par Vladimir Medinski [ministre de la culture ultranationaliste de 2012 à 2020], qui va de l’après-seconde guerre mondiale à nos jours, rappelle la journaliste Elena Volochine, autrice d’un ouvrage à paraître sur les ressorts de la propagande russe. Il s’agit de verrouiller définitivement le récit historiographique que Vladimir Poutine entend léguer aux générations futures. L’Ukraine y devient une marche de l’empire ; les répressions soviétiques sont un dommage collatéral d’une politique d’industrialisation efficace… »
L’« opération militaire spéciale » en Ukraine est déjà abordée, avec une fois de plus une Russie dépeinte comme attaquée. Mais, au-delà, « ces manuels promeuvent la guerre sacrificielle », note Elena Volochine. Celui de Vladimir Medinski indique ainsi : « Ce que la Russie possède, et a toujours possédé : le courage, la dignité, l’honneur et la loyauté au serment de nos soldats et volontaires (…) Ils étaient et sont les héros de notre temps. » Dans cet esprit, les épisodes les moins glorieux sont effacés ou réécrits, comme le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939 entre l’URSS et l’Allemagne nazie.
Places réservées aux anciens combattants
L’histoire fait aussi son grand retour à l’université, matière désormais obligatoire dans toutes les filières. Cette décision, effective à la rentrée 2023, vise à rappeler aux étudiants, selon les consignes du ministère de l’éducation, que, « tout au long de l’histoire, la sauvegarde de la Russie est passée par l’existence d’un Etat centralisé et fort ». A vrai dire, les étudiants ont pu s’en rendre compte par eux-mêmes, tant la reprise en main a été féroce dans les universités, dès l’hiver 2022. Après une courte période de flottement marquée par la multiplication des pétitions antiguerre, les récalcitrants ont dû rentrer dans le rang, après quelques incarcérations et limogeages exemplaires.
Le nombre de professeurs d’université qui ont quitté la Russie est estimé à environ 6 000. La direction de la Haute Ecole d’économie, l’une des principales universités de Moscou, réputée pour son libéralisme, a intégralement été mise sous la coupe des services de sécurité, dont les agents ont récupéré tous les postes de direction.
D’autres changements sont à attendre. Des voix réclament que le système d’enseignement russe s’éloigne davantage encore des standards occidentaux pour être plus conforme aux « valeurs traditionnelles ». Fin décembre 2023, la Douma, la chambre basse du Parlement russe, a adopté une loi sur les « valeurs spirituelles et morales à l’école », qui précise que les enseignants sont tenus de cultiver chez les élèves « le sens du patriotisme, le respect de la mémoire des défenseurs de la patrie et des exploits des héros de la patrie, la loi et l’ordre, le travail, et les générations plus âgées ».
Le retour des anciens combattants d’Ukraine devrait aussi avoir une influence sur le système. Dès 2022, des places leur ont été réservées dans les universités. Désormais, certaines régions leur offrent un cursus simplifié pour devenir enseignants à l’école.
Tatiana Tchervenko, l’enseignante licenciée, veut croire que ces changements sont superficiels, et que la majorité des parents comme des enseignants reste rétive à l’endoctrinement des enfants. « Mais les meilleurs pédagogues partent, note-t-elle, et l’on attend des nouveaux seulement qu’ils soient loyaux, qu’ils ne posent pas de questions quant au contenu des cours ou quand il faut faire de l’agitation électorale pour le pouvoir. On introduit ainsi plus de violence et plus d’hypocrisie dans ce système. »
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