24/01/2024

Nourrir Manger Bruno Parmentier: Crise agricole : va-t-on aborder enfin des questions de fond ?

 
Le monde agricole redevient brusquement au cœur de l’actualité française et européenne. Une profession accablée, isolée, souvent désespérée (c’est une de celle où le taux de suicide est le plus important). Elle se trouve en première ligne de la lutte contre le réchauffement climatique et ne se sent pas assez soutenue. Elle réclame à la fois plus de soutien et plus de liberté : plus de subventions, le maintien d’exonérations, une aide pour négocier ses prix… et moins de normes, moins de comptes à rendre, moins de concurrence étrangère. Tentons de prendre du recul dans cette situation passionnée… et passionnante.

Replay du débat sur ce sujet le 24 janvier 2024 sur les Informés de France Info

  Le dérèglement climatique frappe de plein fouet les agriculteurs

Nous assistons travers le monde à une brusque accélération des conséquences du réchauffement climatique avec un dérèglement qui frappe violemment partout dans le monde. Toutes ces sécheresses, inondations, incendies, ouragans, maladies, épidémies touchent en tout premier lieu l’agriculture, le métier par excellence qui vit avec et de la Nature.

C’est et ce sera donc particulièrement difficile aux agriculteurs de s’adapter au réchauffement climatique, pour produire notre nourriture malgré toutes les catastrophes qui vont arriver. C’est bien sûr moins difficile dans les pays tempérés que dans les pays tropicaux, mais, même sous nos latitudes, ils ont et auront besoin d’énormément d’aide pour réussir ce pari (voir par exemple mon article « L’agriculture victime du réchauffement climatique »). En caricaturant un peu, nous allons connaître nos premiers réfugiés climatiques en France : par exemple les Pyrénées orientales sont en voie de désertification il n’est pas sûr qu’on puisse continuer à y produire durablement des fruits, alors que le Pas de Calais est en voie de submersion, et il n’est pas sûr qu’on puisse continuer à produire les céréales et des pommes de terre, tandis que l’élevage doit affronter des épidémies à répétition (grippe aviaire pour les volailles, maladies hémorragiques pour les bovins) et l’irrigation du maïs sera de plus en plus improbable l’été.

Tout ceci provoque une insécurité croissante qui est très difficile à vivre au quotidien dans son exploitation agricole. Et le stress des agriculteurs est considérablement aggravé par tous ces « donneurs de solutions urbains » qui ne cessent de leur expliquer qu’ils s’y prennent mal, qu’ils polluent, épuisent les nappes phréatiques, ne doivent pas stocker l’eau de pluie, font souffrir leurs animaux… et nous empoisonnent.

L’agriculture est le seul secteur trois fois concerné par le réchauffement, et doivent trouver les moyens de promouvoir à la fois l’adaptation, l’atténuation et l’amélioration.

Mais ce n’est pas tout, il leur faut également relever un deuxième défi : produire sans réchauffer, car malheureusement l’agriculture (et en particulier l’élevage) est aussi un secteur majeur de production de gaz à effet de serre. Les agriculteurs doivent donc à la fois s’adapter et atténuer : nous faire à manger malgré le réchauffement climatique et ce sans réchauffer la planète. C’est en général sur ce deuxième sujet qu’on trouve les gouttes d’eau qui font déborder le vase, en France comme dans le reste du monde (par exemple récemment en Allemagne et aux Pays-Bas). Deux des revendications les plus mises en avant sont le maintien des subventions sur le diesel agricole, et le maintien de la taille du cheptel bovin. Bien entendu on ne peut pas ne pas tenter de réduire notre consommation de carburant fossile et nos émissions de méthane, mais si on le fait « à la hussarde », dans le désordre et sans un accompagnement très solidaire d’une profession déjà fort fragilisée, on court à son désespoir et à la catastrophe. (Voir par exemple mon article : « Faut-il sacrifier des vaches pour sauver le climat ? »).

Sans compter sur le fait qu’il faut aussi aider les agriculteurs à améliorer notre planète si fragile, en particulier en regagnant des marges de biodiversité et de fertilité des sols, et en fixant davantage de carbone dans leurs sols (Voir par exemple mon article sur « l’agriculture solution au réchauffement climatique »).

Il faut aider efficacement la transition agricole, au lieu de multiplier interdictions, contrôles et contraintes

Heureusement, dans nos pays tempérés, on a encore de bons espoirs de trouver de nouvelles techniques qui permettent de produire malgré le réchauffement climatique et en réchauffant moins la planète ! Mais il s’agit d’un énorme défi, à la fois technique, économique et social. Le plus vieux métier du monde doit se réinventer totalement dans les 20 ans qui viennent. Ceci ne pourra se faire qu’avec de grands investissements collectifs, en recherche, expérimentation, formation, etc. On va enfin pouvoir « passer des alliances avec la nature » plutôt que la violenter, mieux connaître les bactéries, champignons et autres êtres microscopiques qui pullulent dans nos champs, et gérer nos champs au M2, voire à la plante, avec des méthodes d’agroécologie intensive. On va remettre des arbres partout pour pratiquer l’agroforesterie, couvrir nos sols en permanence, cultiver nos engrais et herbicides, élever nos insecticides, mais aussi produire des algues et des insectes, etc. Il va falloir une volonté et une mobilisation implacables, qu’on ne voit guère aujourd’hui !

Quelques exemples pour illustrer les incompréhensions actuelles :

  • Les agriculteurs sont habitués à payer leur énergie beaucoup moins cher que les autres métiers, ce qui leur permet de continuer en particulier à pratiquer une activité extrêmement énergétivore et antiécologique : le labour. La vraie solution à ce problème est de réduire fortement, voire supprimer totalement ce labour. Mais ce faisant, on s’engage dans une transition qui peut durer plusieurs années, par exemple pour reconstituer les cheptel de vers de terre, et qui est beaucoup plus risquée, car on manque d’expérience. On ne pourra progresser sur ce sujet qu’en mettant en place un soutien public à la transition, sur le modèle de ce qui existe pour la transition à l’agriculture biologique, où les pouvoirs publics subventionnent les agriculteurs pendant les 3 premières années de conversion. De plus, dans ce cas, on ne pourra pas se passer brutalement et totalement de glyphosate… finalement moins nocif que le labour ! (Voir par exemple mon article : « Vivre et cultiver sans glyphosate ? »)…
  • En France, on n’est pas vraiment bons dans la gestion de l‘eau, car, contrairement à ce qui se passe dans les pays plus arides, en général il pleuvait régulièrement sur nos différents territoires, en particulier sur la moitié nord du pays. Nous sommes maintenant confrontés à des sécheresses plus importantes l’été, mais la France n’est pas en voie de désertification ; en 2022 il est tombé en moyenne environ 600 millimètres d’eau en France au lieu de 700 millimètres habituels, ce qui n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le sud de l’Espagne ou à fortiori au Sahel ; les inondations spectaculaires de l’automne 2023 montrent s’il le fallait que la pluie n’a pas dit son dernier mot ! Il va donc falloir apprendre à mieux gérer l’eau de pluie, qui tombera souvent en abondance l’hiver et la plupart du temps très peu l’été ; sur ce sujet nos marges de progression sont encore heureusement considérables (Voir par exemple mon article « De l’eau pour manger s’il vous plait »), mais tout ceci se vit dans l’invective et la souffrance. Par exemple les polémiques sur le remplissage des « bassines » dans les Deux-Sèvres ont beaucoup agacé les agriculteurs, surtout quand ils ont constaté les quantités considérables d’eau de pluie qu’il est tombé dans les derniers mois, tout en imaginant qu’ils manqueront d’eau l’été prochain…
  • De la même manière, il est urgent de passer de la pêche à l’élevage de poisson (Voir par exemple mon article « Pêcher du poisson ou l’élever »). Ce n’est pas qu’en sanctionnant, interdisant, limitant autoritairement cette activité qu’on gagnera les pêcheurs à cette cause. L’interdiction récente de pêche pour 450 gros bateaux français pendant un mois, dans l’espoir de protéger les dauphins, va probablement dans le bon sens pour pouvoir conserver un peu de biodiversité marine, mais il est peu probable qu’elle mobilise efficacement les pêcheurs vers une transition pourtant de plus en plus nécessaire.

Nous ne payons pas assez cher notre nourriture

Il n’est pas exact de généraliser en disant que tous les agriculteurs sont pauvres, voire aux abois, et en plus tous en même temps. Par exemple les producteurs de lait viennent de passer deux bonnes années, les céréaliers du Bassin parisien également, ainsi que les producteurs de porc, mais bien sûr aucun ne l’avouera. En matière de communication agricole, il faut apprendre à décrypter les expressions utilisées : il n’y a jamais de bonnes années, seulement des années « mauvaises » et des années « pas pires » ! Et quand on vient de souffler pendant quelques années pas pires, les baisses de tarifs sont très douloureuses à accepter. En revanche les producteurs de volailles, de fruits et légumes ou de viande bovine, sont, eux, vraiment mal en point actuellement. En fait cette activité est risquée et cyclique, mais finalement, en moyenne sur 5 à 10 ans, la plupart des secteurs connaissent parfois de bonnes années qui permettent aux acteurs de survivre, malgré tout.

Mais le bon sens indique quand même qu’à la campagne, la richesse c’est l’exception, et que si on veut gagner beaucoup d’argent, il est plus prudent d’embrasser un métier urbain que rural ! Le niveau de vie des agriculteurs est sensiblement plus bas que celui des urbains, et en plus très fluctuant, et ils sont nettement plus endettés, ce qui génère énormément de stress.

Résultat, l’exode rural continue depuis des dizaines d’années. Les 8 millions d’agriculteurs du milieu du siècle dernier sont devenus moins de 400 000, dont la moitié vont prendre leur retraire dans les 10 prochaines années, et on va avoir du mal à trouver de nouvelles vocations…

Ce qui fausse parfois le jugement, c’est le système économique de la Politique agricole commune européenne. Comme je l’ai expliqué dans un texte récent : « La nourriture est-elle trop chère ? », à bien y réfléchir, ce qu’on appelle « Politique agricole commune » en Europe est en fait une politique industrielle. L’idée générale est que, pour qu’il reste encore un peu d’industries compétitives en Europe, où les salaires sont beaucoup plus élevés que dans le reste du monde, et alors que le commerce international est libre, il faut fournir de la nourriture pas trop chère aux ouvriers et employés pour limiter les augmentations salariales qui nous feraient perdre des parts de marché. Mais en même temps on veut protéger notre agriculture, dont les coûts de production sont en général plus élevés que dans les pays du sud.

On a donc inventé ce système complexe dans lequel le consommateur ne paye qu’une partie des coûts de sa nourriture à la caisse du supermarché. Les céréaliers par exemple vendent depuis des décennies leur blé à la coopérative en dessous de leurs coûts de production. Pour qu’ils aient quand même des revenus, l’Europe leur octroie des subventions, lesquelles sont prélevés sur les impôts que payent les plus riches. Et en plus l’état complète en subventionnant en particulier le gas-oil, les retraites ou l’enseignement agricole. Tous les pays qui veulent vraiment une agriculture font cela, à commencer par les États-Unis, la Chine et l’Inde ! Et quand ce système vacille, comme dans la Grande Bretagne post Brexit, ça va carrément mal.

Une conséquence est la multiplication de la paperasserie : on ne peut pas ne pas rendre des comptes quand on touche des subventions… et il se trouve que certains fonctionnaires, particulièrement en France, font du zèle en « en rajoutent » face à des professionnels qui justement ont choisi un métier de plein air loin de la vie de bureau, et se retrouvent donc malheureusement bien obligés de faire de plus en plus d’heures de bureau et ont ainsi l’impression d’être harcelés.

La disproportion des forces est impressionnante entre les acteurs de l’alimentation en France

Dans le même temps le retour de l’inflation en France et en Europe est tout à fait traumatisant, habitués que nous étions à ne plus en avoir. L’opinion publique, chauffée par la presse qui ne parle plus que des affres du « panier de la ménagère » presse le gouvernement à agir. La pression s’exerce donc sur les chaines d’hypermarchés pour qu’elles tordent le coup aux industriels, accusés les uns et les autres de s’être indument remplis les poches dans les dernières années. En bout de chaine, comme toujours, les agriculteurs trinquent et voient leurs prix de vente baisser, alors même que leurs charges augmentent (en particulier énergie, engrais, nourriture pour leurs animaux).

Comme il y a en plus le véritable chiffon rouge des accords de libre échange avec d’autres régions du monde où la main d’œuvre est moins chère et les normes environnementales plus laxistes, les agriculteurs ont l’impression d’être sacrifiés aux autres secteurs économiques (genre pour pouvoir vendre des voitures au Brésil on achète sa viande bovine)… ce qui les met très en furie.

Le ras-le bol se généralise et on se retrouve avec plein d’autoroutes et de nationales bloquées par des agriculteurs en colère juchés sur leurs tracteurs !

Il faudrait pourtant avoir le courage de dire qu’on ne paye pas notre nourriture assez cher ! Manger tous et durablement est un acte essentiel, et manger en sauvegardant la planète un devoir citoyen pour les générations futures. Pour cela il nous faut des agriculteurs en France, correctement rémunérés, et aidés pour entreprendre la nécessaire mutation agricole agroécologique. Tant pis si nous changeons nos habitudes alimentaires (et en particulier mangeons moins de viande et de laitages), renouvelons un peu moins souvent nos téléphones portables, abandonnons l’avion et mettons un chandail supplémentaire l’hiver, et tant mieux si en plus on passe aux (petites) voitures électriques et aux maisons mieux isolées. La solidarité avec les agriculteurs est absolument nécessaire si on veut que nos petits enfants habitent une planète vivable.

1 commentaire:

  1. il y a 40 ans on dépensait 40% pour la nourriture, maintenant 14%! oui mais il y a 40 ans on était moins riche car entre temps le PIB/habitant aussi bien augmenté. Si on double le salaire moyen ou le salaire médian, on ne double pas la quantité de ce qu'on mange; même si c'est vrai qu'on mange des produits plus transformés c'est à dire ayant une plus grande valeur ajoutée.C
    Cela dit je partage ce qui est dit: relation changement climatique, écologie, nécessité de changer les modes de consommation et de production de nourriture.

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