Alors qu’un Français sur cinq a déjà testé ChatGPT et que l’intelligence artificielle générative fait les gros titres depuis plusieurs semaines, nous avons posé nos questions en lien avec l’emploi au Dr Luc Julia, cocréateur de Siri et actuel Chief Scientific Officer chez Renault.
Récemment, une étude de Goldmann Sachs estimait que l’intelligence artificielle pourrait impacter 300 millions d’emplois à travers le monde à horizon 2030. Les craintes autour des destructions d’emplois sont-elles fondées selon vous ?
C’est la même étude qu’il y a une dizaine d’années, non ? Ce sont exactement les mêmes chiffres et conclusions, il n’y a que la date qui change. Est-ce qu’il va y avoir des emplois impactés ? Bien sûr, ça je peux vous le confirmer. Comme pour toutes les nouvelles technologies depuis la nuit des temps. A chaque fois ça impacte les emplois, positivement ou négativement. En revanche, c’est très rare que des emplois soient complètement détruits. Que des tâches soient détruites ou remplacées, ça oui. Mais des emplois complets, c’est rare. On a déjà vu le même type d’étude en 1995 avec l’apparition d’Internet, en 2005 avec l’arrivée des premières IA. Voilà, on est en 2023 et on ressort le même type d’étude pour les IA génératives parce qu’on ne comprend pas exactement ce que c’est. Les nouvelles technologies impactent nos emplois depuis toujours parce que ce sont des outils, et dès qu’on introduit de nouveaux outils… hé bien on les utilise ! C’est pour ça qu’ils sont faits. Evidemment qu’il va y avoir un impact, Internet aussi a eu un impact, comme la machine à écrire, les camions, la roue, etc.
A l’image de l’ingénierie du prompt qui se développe actuellement, de nouveaux métiers peuvent-ils apparaître avec l’IA générative ?
Effectivement, il y a des compagnies qui sont créées à l’heure actuelle autour du prompt, notamment dans la Silicon Valley. Elles sont en train de créer un nouveau métier. Mais je pense qu’il va être remplacé très rapidement par des gens qui sont spécialistes de leur propre métier et qui vont créer des prompts par eux-mêmes. Pour l’instant ce sont des compagnies de consulting qui apparaissent. Mais on sera bientôt tous formés au prompt et chacun utilisera l’outil par lui-même dans le cadre de son métier. C’est le même phénomène qu’avec l’arrivée de Photoshop il y a 25 ans : des boites se sont spécialisées dans son utilisation au départ, puis petit à petit les métiers qui avaient besoin de Photoshop ont intégré ça dans leur propre cursus et ils l’utilisent désormais comme un outil parmi tant d’autres. Aujourd’hui, les consultants Photoshop n’existent plus.
Quelles sont les applications concrètes de l’IA générative qu’on peut déjà voir ou imaginer du point de vue d’un salarié ou d’une entreprise ?
Il y a des tâches qui se prêtent de façon évidente à l’utilisation de l’IA générative. Elle est parfaitement adaptée au design au sens large. Mais attention, le designer continuera d’être le créateur. C’est un point important pour moi. Ces IA ont heureusement été nommées « génératives » et non « créatives », sinon cela aurait fait d’autant plus fantasmer les gens sur la disparition des métiers créatifs, ce qui n’est absolument pas le cas. Les créateurs vont donc pouvoir utiliser cet outil pour eux-mêmes créer. La créativité sera en fait dans le prompt. Les designers utiliseront cet outil pour obtenir des variations de ce qu’ils ont dans la tête. Concrètement, imaginons que je sois un créateur de pub et que je veuille une bâche verte sur la tour Eiffel. Je rentre cela dans mon prompt et l’IA génère plein d’images avec des bâches vertes sur la tour Eiffel, qui seront toutes plus ou moins différentes de ce que j’ai en tête. Je vais pouvoir itérer encore et encore avec l’outil pour que cela ressemble à ma vision. Cela prouve bien que c’est moi qui reste le créateur mais j’ai utilisé l’outil pour augmenter ma créativité. C’est un peu pareil pour les générateurs de texte, qui permettront d’obtenir différents variants. C’est une utilisation qui a posé quelques problèmes au début et certaines grosses bêtises ont eu lieu. Il y a de ça quelques semaines, un des employés d'une grande entreprise de la Tech a utilisé une IA générative d’images en y plaçant du matériel copyright, sans réaliser que toutes les données allaient partir directement dans le cloud.
Autres utilisations intéressantes : la traduction, la génération de code, trouver des jurisprudences, la traduction de code d’un langage à un autre. Ça ne veut pas dire que le code est bon ou que la jurisprudence n’a pas été totalement inventée. L’humain reste capital. Encore une fois, il faut vraiment voir ça comme des aides. Mais même s’il faut repasser derrière, cela nous donne des pistes et nous fait gagner du temps. Dans mes équipes chez Renault, on l’utilise beaucoup pour du design, pour de la traduction de manuels qu’on fait ensuite vérifier (mais une relecture reste plus simple qu’une traduction) et enfin l’IA nous sert beaucoup en code, pour nous donner des idées de fonction, d’optimisation, etc.
Les IA génératives pourraient donc décupler la productivité des entreprises ?
Décupler, ça me semble beaucoup… Il y a effectivement des tâches qui vont être plus rapides à faire et pour lesquelles l’outil va nous aider à faire mieux. Mais il va aussi falloir apprendre à bien le maitriser. Et ça aussi, ça prend du temps ! Donc décupler la productivité, sans doute pas, l’améliorer, c’est sûr. Dans quelle proportion, je ne sais pas. Tout dépend aussi des tâches. Peut-être que certaines ne prendront plus que quelques millisecondes au lieu de journées entières. Mais la maîtrise de l’outil est aussi une tâche importante. Il y a également la vérification. Tout ça est à prendre en compte avant de s’exciter sur la productivité.
L’IA générative ne serait donc pas une révolution technologique majeure comme on l’entend un peu partout ?
Non, c’est une évolution normale de l’IA. Je n’aime pas parler de révolution à propos des IA génératives. Je ne pense pas que cela en soit une. C’est une évolution marquante au vu du nombre très important de données. On parle de Large Language Model (LLM). ChatGPT, c’est 175 milliards de paramètres, donc c’est vraiment très large. Mais je ne dirais pas que c’est une révolution, ne serait-ce que parce que ça existe depuis 2017. Ce n’était juste pas accessible auparavant. Donc s’il y a une révolution, ce n’est pas dans l’IA, c’est dans la facilité d’utilisation. Dans ChatGPT, la révolution c’est « chat », pas « GPT ». C’est le fait d’avoir inclus dans l’IA le langage naturel et donc la possibilité de faire du « chat ». Si on veut parler de révolution, elle est dans cet accès donné au plus grand nombre et on a bien vu à quel point ça a marché : 100 millions d’utilisateurs en deux mois.
Or c’est également là qu’est le problème. L’accès a été donné sans expliquer vraiment comment ça marche, sans évoquer les biais ou les problèmes que cela pouvait amener. On n’a pas attribué de pertinence à l’outil et on l’a vu comme une sorte de dieu qui a raison tout le temps. Or, un outil comme celui-ci, il faut le passer à la moulinette de millions et millions de faits pour éprouver sa pertinence. L’université de Hong Kong a fait une étude à ce sujet. Pour ChatGPT 3.5, ils ont trouvé un taux de pertinence de 64 %. C’est un chiffre qui calme. Car un expert bon à 64 % n’est pas vraiment un expert. C’est quelque chose qu’on aurait dû dire dès le début, cela aurait évité bien des fantasmes. Mais la folie du « chat » est malheureusement partie comme une traînée de poudre et personne n’a pris le temps de sensibiliser les gens sur le fait qu’on pouvait faire de grosses bêtises avec. La fascination pour l’outil réside vraiment dans sa facilité d’accès grâce au langage naturel. Et puis soyons clairs : les premiers échos sur les sites internet ou les serveurs Discord, c’était soit de la moquerie, soit pour montrer quelle créativité on pouvait générer. C’est ça aussi qui a fasciné. Moi qui suis incapable de dessiner par exemple, j’ai maintenant la capacité de produire de beaux dessins avec des IA génératives.
Aujourd’hui, on a l’impression que tout le monde se met à l’IA, par exemple du côté des Gafam. Est-ce que cet accès au grand public marque le début d’une nouvelle ère dans la recherche et l’innovation ?
On est plutôt dans la ruée vers l’or. Sur la courbe de Gartner, on n’est pas loin d’atteindre le top de la hype. Il reste peut-être encore quelques mois avant d’atteindre le haut de la courbe et ensuite ça va redescendre d’un coup. Je vois deux raisons à cela. La première est la pertinence. On va s’apercevoir que c’est de moins en moins pertinent quand c’est peu spécialisé. La deuxième est qu’on va découvrir de nombreux problèmes de copyright. On ne sait pas exactement sur quoi les modèles ont été entraînés et il risque d’y avoir de nombreuses plaintes. On le voit déjà aux Etats-Unis où des créateurs qui ont utilisé des IA génératives sont en procès car c’est en fait plus ou moins du vol d’œuvres originales. Certaines entreprises comme Adobe tentent déjà de trouver des solutions. Notamment en proposant une IA générative pour laquelle elle garantit que les données utilisées lui appartiennent ou sont dans le domaine public.
La hype rebondira sans doute avec l’arrivée des IA génératives spécialisées. Les gens pourront alors les utiliser avec confiance dans des domaines précis. Prenons l’exemple de Microsoft. Je pense qu’ils vont abandonner l’IA dans Bing parce que c’est une utilisation trop générique et peu précise, pour l’utiliser dans Excel par exemple. Là, l’utilisation est extrêmement ciblée et l’IA va vous donner de très bonnes formules. La pertinence sera ici beaucoup plus haute que pour Bing.
Y a-t-il une limite au développement des IA génératives ? Admettons qu’elles puissent à accéder à des milliers de milliards de paramètres ?
Cela ne changerait rien. On arrive à une limite de calcul à un moment. Et également d’énergie disponible… Par exemple, si à l’heure actuelle il y avait autant de requêtes sur ChatGPT que de requêtes sur Google, il n’y aurait tout simplement pas assez d’énergie sur Terre. Il y a des limites physiques. C’est aussi pour cela que les IA spécialisées seront intéressantes, car elles vont utiliser moins de paramètres et seront un peu plus « frugales ». Les nouvelles générations d’IA génératives seront différentes de celles qu’on connait aujourd’hui et beaucoup plus efficaces dans tous les sens du terme.
Donc l’IA partout, tout le temps, cela semble difficile ?
En fait, c’est déjà le cas ! Oui, il va y avoir de plus en plus d’IA un peu partout, dans toujours plus de domaines. Et il y aura également ces outils spécialisés très efficaces et moins gourmands en puissance de calcul. Les outils inventés par les humains ont toujours été améliorés au fil du temps. Le marteau, c’était un simple morceau de silex à l’origine. Les marteaux actuels sont beaucoup plus performants. Et justement, le marteau est dangereux si on tape sur la tête de quelqu’un. C'est l'apprentissage de l'outil qui fait qu'on l’utilise correctement, ou la réglementation. Dans le cas du marteau, si on vous dit que ce n’est pas bien de taper sur la tête des gens, ça ne vous empêche pas de le faire mais au moins on vous l’apprend. La partie éducation est très importante dans l’apprentissage de chaque outil.
L’apparition d’une IA créative est-elle envisageable ?
Non, jamais. La créativité est l’apanage de l’humain. Toutes les IA qui existent, qu’elles soient logiques (sur la base de règles) ou statistiques (sur la base de données) sont des IA mathématiques, elles ne font que ressortir ce qu’on leur a donné. Or ces bases sont créées par nous, les humains. Ces IA sont donc dans un carcan qu’elles ne peuvent pas dépasser. Elles ne peuvent pas inventer des choses qu’elles n’ont jamais vu. Elles peuvent générer des mix de choses qui ont été rentrées à l’avance mais ce n’est pas de la création. On peut les forcer à être créatives – avec beaucoup de guillemets – en faisant du random. Mais ce ne sera jamais du niveau d’un humain en termes de création.
C’est pour cette raison que vous dites, et c’est le titre de votre livre, que l’intelligence artificielle n’existe pas ? Vous parlez même de stupidité artificielle.
Exactement. L’intelligence artificielle n’existe pas en tant qu’intelligence. L’intelligence humaine ne peut pas être matchée. Certains s’inquiètent du développement des IA parce que ce sont des outils excessivement puissants qui peuvent être utilisés à mauvais escient. Il faut s’en inquiéter mais ça ne sert à rien de dire « il faut s'en inquiéter ». La meilleure façon de prévenir les problèmes, c'est de s'éduquer. Le marteau est fait pour planter un clou et non pour taper sur la tête des gens. Une fois qu’on sait cela, il faut réguler son utilisation. Je suis pour la régulation, il y en aura forcément. Mais ne régulons pas sur l’IA au sens large, ça n’a pas de sens. Régulons les utilisations qu’on en fait.
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