07/11/2023

Daron Acemoglu : « Nous devons absolument réglementer l’IA »

Si le prix Nobel d'économie lui a échappé cette année, les bookmakers remettront sans doute son nom sur la liste des nobélisables l'an prochain. Daron Acemoglu demeure l'un des économistes les plus reconnus dans le monde académique, et l'un des plus cités par ses pairs. Professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), âgé de 56 ans, ce Turco-Américain d'origine arménienne a publié en 2012 un best-seller, Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity and Poverty (Prospérité, puissance et pauvreté : pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres, éd. Markus Haller, 2015). Avec son confrère et coauteur James A. Robinson, il s'y est attelé pour répondre à cette question : pourquoi certaines nations réussissent-elles mieux que d'autres ? Selon les deux chercheurs, l'explication est à chercher dans leurs institutions. Un lien entre économie et politique que Daron Acemoglu n'a cessé d'explorer tout au long de ses recherches.


Daron Acemoglu s'est également intéressé à d'autres sujets, comme le travail, la crise financière ou les nouvelles technologies. Dans son dernier ouvrage, Power and Progress : Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity (2023, non traduit), ce touche-à-tout appelle avec son coauteur, l'économiste Simon Johnson, à mieux utiliser la technologie pour conduire à la prospérité partagée. Daron Acemoglu répond aux questions du Point.

Le Point : Dans vos recherches, vous vous êtes particulièrement intéressé aux liens entre système politique et économie. Pourquoi ?

Daron Acemoglu : Ce sujet est celui qui m'a attiré vers l'économie. Pour comprendre les grandes transitions du passé (comme la révolution industrielle, qui a débuté au XVIIIe siècle) et même aujourd'hui pour comprendre le fonctionnement de l'économie, nous devons reconnaître que celle-ci est ancrée dans des institutions politiques, sociales et économiques. Ces liens sont essentiels pour comprendre les succès et les échecs des systèmes de marché. L'économie n'existe pas en vase clos.

Vous avez notamment démontré qu'il existait un lien entre démocratie et croissance. Quel est-il ?

Par le passé, on a eu tendance à faire abstraction de ce genre de questions. Ou alors à affirmer, comme l'ont fait certains économistes et politologues, que la démocratie n'était pas importante (ou même carrément pas favorable) pour la croissance économique parce qu'elle conduit à la polarisation ou à la paralysie des politiques. Avec plusieurs collaborateurs (comme Suresh Naidu, Pascual Restrepo et James Robinson), j'ai passé pas mal de temps à étudier cette question et il s'avère qu'il existe un lien positif très fort entre la démocratie et la croissance économique. Les pays qui se démocratisent augmentent leur PIB par habitant d'environ 25 % au cours des deux décennies qui suivent leur démocratisation. En outre, ils le font en augmentant les recettes publiques et en les investissant dans la santé, l'éducation et les infrastructures.

Vous allez également à rebours d'une idée assez répandue : la croissance conduirait à la démocratie. Pourquoi ce lien ne fonctionne-t-il pas ?

C'est l'une des théories les plus célèbres en sciences sociales : lorsqu'un pays devient plus riche, les gens exigeraient des droits démocratiques et c'est ainsi que la démocratie émergerait et se consoliderait. Des versions apparentées lient la démocratisation à l'éducation, par exemple, en affirmant qu'une population éduquée valoriserait et exigerait la démocratie. Nous n'avons trouvé que très peu d'éléments à l'appui de ces idées. Bien sûr, les pays riches sont plus démocratiques, mais c'est parce que la démocratie et la croissance économique ont évolué de concert au cours des derniers siècles. Si l'on examine les données historiques et celles de l'après-guerre, les pays qui augmentent leur revenu par habitant ou leur niveau d'éducation n'ont pas plus de chances de devenir démocratiques ou de consolider leur démocratie.

Malgré ses avantages en matière d'économie, la démocratie est aujourd'hui en crise. Un récent rapport signale son recul dans le monde pour la sixième année consécutive… Comment l'expliquez-vous ?

Mes recherches montrent que la démocratie est favorable à la croissance économique et qu'elle est une trajectoire vers la prospérité partagée. Mais il est difficile de faire fonctionner la démocratie. Il existe toujours un groupe antidémocratique, composé à la fois des personnes qui n'aiment pas les politiques de redistribution imposées par la démocratie et de celles qui sont idéologiquement opposées aux idéaux démocratiques. Mais, surtout, la démocratie permet à différents groupes marginaux de devenir politiquement puissants. Ainsi, si vous regardez les groupes extrémistes aux États-Unis et en Europe, ils ont bénéficié de la capacité d'utiliser les institutions pour faire entendre leur voix. Enfin, la démocratie suscite des aspirations : des niveaux élevés d'inégalités peuvent persister sous des dictatures, mais ils sont ressentis comme plus choquants dans un pays démocratique. La démocratie doit donc être performante non seulement en termes de croissance économique mais aussi en matière de partage équitable des bénéfices de la croissance, ce que nombre d'entre elles n'ont pas réussi à faire au cours des quatre dernières décennies. Je pense que cet échec est l'un des facteurs de mécontentement à l'heure actuelle.

Faut-il donc s'inquiéter de la prolifération des « démocratures » ?

Oui, c'est la plus grande menace pour la démocratie aujourd'hui. Dans les années 1960, le principal danger venait des personnes en uniforme et en bottes. Aujourd'hui, ce sont des dirigeants comme AMLO [Andres Manuel Lopez Obrador] au Mexique, Erdogan en Turquie ou Orban en Hongrie. Et, bien sûr, Trump aux États-Unis. Ils sont plus dangereux parce qu'ils contrôlent les médias, qu'ils ont l'air légitimes et qu'ils commencent à saper les normes démocratiques.

Vous expliquez également que les systèmes autoritaires peuvent produire de la croissance, mais que ce n'est pas durable… La Chine est-elle en train de vivre ce moment ?

Oui, absolument. Parfois, les pays autoritaires savent mobiliser les ressources, investir dans les infrastructures et soutenir les grandes entreprises. Mais l'histoire montre que ce type de « croissance extractive » est moins durable que les versions plus « inclusives » de la croissance. Sur cette base, dans Prospérité, puissance et pauvreté, James Robinson et moi-même avons affirmé que l'économie chinoise commencerait à connaître des problèmes structurels au fur et à mesure qu'elle s'enrichirait. C'est ce que nous observons actuellement. La croissance chinoise se poursuit, mais les inefficacités dans l'allocation des capitaux et d'autres problèmes structurels s'aggravent. La Chine est exceptionnelle sur un point : par rapport à d'autres régimes autoritaires, elle investit beaucoup plus dans l'innovation et les nouvelles technologies. Mais, même dans ce cas, il est évident qu'elle a du mal à générer une recherche scientifique de haute qualité et des innovations de pointe. Je pense que la Chine se dirige vers des problèmes économiques plus profonds.

Certains termes sont aujourd'hui à la mode, comme celui de démondialisation. Est-ce une réalité ?

Je ne pense pas que nous allons assister à une démondialisation à grande échelle. Nous sommes plutôt en train de traverser une période de réajustement de la mondialisation. Deux séries de questions ont été négligées auparavant. Tout d'abord, les chaînes d'approvisionnement mondiales sont devenues trop complexes, ce qui a engendré de nouveaux risques qui n'ont pas été pleinement pris en compte. En outre, certaines de ces chaînes d'approvisionnement permettaient de contourner les réglementations, notamment celles relatives au marché du travail… Mais il n'est pas certain qu'Apple, en payant moins pour la fabrication de ses iPhone en Chine, permette réellement à l'économie mondiale de devenir « plus efficace ». D'autre part, ce type de mondialisation a été très bénéfique pour les grandes entreprises et les détenteurs de capitaux, et moins pour les travailleurs occidentaux. La mondialisation a également fait fi des questions de sécurité nationale, mais, aujourd'hui, de plus en plus de gens se rendent compte qu'elles sont importantes.

Le terme de décroissance est également de plus en plus utilisé. Que répondez-vous à ses promoteurs ?

Je comprends les personnes qui s'inquiètent du changement climatique et des effets sur l'environnement de notre soif de minéraux et de métaux. Néanmoins, je suis contre la décroissance. Il y a encore plus de 2 milliards de personnes dans le monde qui vivent à la limite de la pauvreté, ou pire. Même en Europe occidentale et aux États-Unis, un ralentissement de la croissance créerait une série de problèmes politiques et sociaux. Il est nécessaire d'investir dans des technologies renouvelables et de stockage. Nous devons créer des moyens plus équitables de partager les bénéfices de ces nouvelles technologies. Si nous y parvenons, nous pourrons atteindre certains des objectifs de la décroissance sans sacrifier la croissance économique.

Vous avez écrit cet été dans une tribune que l'élargissement des Brics était une mauvaise idée. Pourquoi ?

Nous avons grand besoin d'une voix indépendante sur les questions de l'orientation de la technologie (en particulier de l'intelligence artificielle) et du type de mondialisation que nous voulons. Or, à l'heure actuelle, ce débat est bipolaire : la Chine et les États-Unis dominent les discussions. Nous avons besoin d'une voix indépendante, peut-être en associant au débat des pays tels que l'Inde, le Brésil, l'Indonésie, la Turquie, le Bangladesh, l'Afrique du Sud, le Mexique, la Malaisie, le Nigeria et d'autres encore. Mais l'expansion actuelle des Brics fait que ce groupe est encore plus dominé par la Chine et la Russie, car les pays qui ont été ajoutés sont, dans l'ensemble, leurs alliés. Ce sont également des pays qui ne s'engagent pas en faveur de la démocratie. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une voix plus démocratique et plus neutre en provenance du monde en développement.

Vous êtes né en Turquie. Le pays peut-il sortir de ses déboires économiques ?

La Turquie a un potentiel énorme. Sa population est jeune et très entreprenante (même si elle commence à vieillir). Elle a accès à un ensemble diversifié de marchés en Afrique, en Asie et en Europe. Mais le pays a enregistré des performances économiques insuffisantes au cours des quinze dernières années. L'investissement technologique et l'amélioration de la productivité dans l'économie ont été limités. Si vous examinez les causes profondes, vous constaterez qu'elles sont institutionnelles. La Turquie est devenue moins démocratique, moins bien réglementée, moins compétitive, plus corrompue et plus incertaine pour tout le monde, y compris pour les entreprises nationales et étrangères.

Le potentiel de la Turquie a été visible entre 2001 et 2006, lorsque l'économie a été réformée, que des mesures de lutte contre la corruption ont été introduites et que les droits civils et les droits de l'homme ont été améliorés. Au cours de cette période, l'économie a connu un essor et les investissements et les progrès technologiques ont été beaucoup plus nombreux. Les salaires ont également augmenté plus rapidement au cours de cette période de cinq ans et les inégalités ont diminué (alors qu'elles ont augmenté au cours des quinze dernières années). Cette comparaison montre que la Turquie peut sortir de ses difficultés économiques, mais cela nécessitera des changements institutionnels et politiques fondamentaux. Ceux-ci ne sont pas faciles à mettre en œuvre et sont peu probables sous le gouvernement actuel.

Dans un portrait qui vous est consacré dans la revue du FMI, il est écrit qu'une nuit en prison vous a convaincu de l'importance des réglementations… Est-ce vrai ?

J'ai passé une soirée en prison, mais c'était pour des raisons tout à fait particulières. Il y avait un endroit où les gens avaient l'habitude d'aller pour apprendre à conduire (il n'y avait pas d'auto-écoles en Turquie à l'époque). Mais, un jour, la gendarmerie locale a décidé d'arrêter tous ceux qui étaient là. Une vingtaine d'entre nous ont été placés dans une grande cellule de prison. C'est révélateur de la façon dont un pouvoir incontrôlé et inconstitutionnel sera nécessairement utilisé à mauvais escient. J'ai grandi sous une dictature militaire, c'est certainement cela qui m'a conduit à m'intéresser aux liens entre la politique et l'économie.

Quels rapports entretenez-vous avec vos origines turques et arméniennes ?

Il n'a pas été facile de grandir en tant que minorité en Turquie dans les années 1980. Les différentes formes de discrimination étaient très courantes. Mais je me sens à la fois arménien, turc et également américain. J'éprouve une grande sympathie pour les gens ordinaires de ces trois pays et je me soucie de leur bien-être. C'est un avantage de comprendre et de m'intéresser à différentes cultures sans être complètement lié à l'une d'entre elles par un nationalisme très fort. Je n'ai pas pu retourner en Turquie pendant un certain temps, car je n'avais pas fait mon service militaire, mais aujourd'hui j'y vais plus fréquemment. Et je continue à suivre ce qui se passe en Arménie.

Revenons à vos travaux. Vous vous êtes également penché sur la crise financière de 2008. Responsables politiques et économiques ont-ils appris de leurs erreurs ?

Non, le système financier est plus concentré qu'il ne l'était au début des années 2000. Pire, nous commettons les mêmes erreurs dans le secteur technologique, qui est devenu encore plus grand et plus concentré que la finance ne l'était dans les années 2000. Une nouvelle crise financière mondiale n'est pas imminente, même s'il existe des problèmes financiers, comme nous l'avons vu avec la Silicon Valley Bank. Ce que je crains vraiment, c'est que le même type d'emprise réglementaire et politique que Wall Street incarnait ne se produise à présent dans la Silicon Valley. Le coût de cette mainmise sur le système américain (y compris les politiciens et les médias) pourrait être bien plus élevé que les coûts que la crise financière nous a imposés.

La productivité semble aujourd'hui en berne dans les pays occidentaux. Pourquoi ?

Personne ne connaît la réponse à cette question. C'est l'une des plus grandes énigmes de l'économie, et l'on ne consacre pas assez d'efforts à sa compréhension. Mon hypothèse est que cela est dû au fait que nous ne faisons pas bon usage des nouvelles connaissances scientifiques et techniques. Nous mettons trop l'accent sur l'automatisation et la surveillance, pas assez sur la nécessité de rendre les travailleurs plus productifs.

D'ailleurs, une de vos études alerte sur l'impact de la robotisation sur l'emploi…

Les robots sont parmi les nouvelles technologies les plus productives. Mais, même s'ils sont si productifs, ils peuvent avoir des effets négatifs sur les travailleurs, car ce sont des technologies d'automatisation. Ils enlèvent des tâches aux travailleurs. Les économies locales où l'adoption de robots a été plus fréquente affichent des taux d'emploi et des salaires inférieurs à ceux d'autres régions comparables. Cette évolution est due à la baisse du nombre d'emplois de cols bleus, qui sont le type d'emplois que les robots remplacent. La leçon à tirer n'est pas que nous sommes condamnés à un avenir sans travail, et il ne s'agit pas non plus de dire que les robots sont mauvais. Les robots sont une technologie merveilleuse, mais ce que nous devrions faire, c'est combiner les robots avec d'autres technologies qui créent des emplois pour les travailleurs et mettre l'accent sur leur formation en lien avec les nouvelles tâches que nous pouvons créer grâce au numérique.

Globalement, l'intelligence artificielle est-elle une menace ou une chance ?

Les deux. Il s'agit d'une technologie étonnamment polyvalente dont les réalisations sont déjà impressionnantes. Mais elle constitue une menace si nous ne l'utilisons pas correctement. Tout comme les robots, l'IA peut être utilisée pour l'automatisation et, si elle est utilisée uniquement pour cela, elle aura encore plus d'effets négatifs sur les travailleurs que les robots n'en ont eu au cours des dernières décennies. Pire, l'IA peut être un outil de manipulation entre les mains de puissantes plateformes numériques (ou, pire encore, du Parti communiste chinois). Il est nécessaire de tracer une voie pro-travailleur et pro-citoyen pour l'IA. Par « pro-travailleur », j'entends l'utilisation des technologies de l'IA pour créer de nouvelles tâches et de meilleures informations pour les décideurs humains. Par « pro-citoyen », il s'agit d'utiliser ces outils pour encourager la collecte et le partage d'informations par les individus, la création de plateformes pour la participation démocratique et la protection des personnes contre la manipulation. Nous devons absolument réglementer l'IA, car ce n'est pas la direction vers laquelle l'industrie technologique nous mène actuellement.

Comment agir individuellement pour ne pas être ringardisé par l'IA ?

Avant tout, nous devons faire entendre notre voix par le biais du processus politique, des organisations de la société civile et des médias. Mais il est également important que les gens reconnaissent quelles compétences seront remplacées par l'IA et quelles compétences peuvent être complétées par celle-ci. Ce n'est probablement pas une bonne idée de se spécialiser dans des tâches simples d'analyse de données. Par contre, les compétences sociales vont prendre de la valeur.

Utilisez-vous l'intelligence artificielle ?

J'ai commencé à utiliser GPT-4 puis ChatGPT-4 l'année dernière. J'ai d'abord été très impressionné. Mais plus on les utilise, plus on se rend compte qu'ils donnent des réponses peu fiables, et j'ai arrêté de les utiliser. Les versions futures de ces technologies pourraient devenir utiles aux chercheurs, mais je ne pense pas qu'elles seront optimisées pour cette utilisation complémentaire de l'homme. Nous devons redoubler d'efforts pour rendre les technologies de l'IA plus utiles aux travailleurs (y compris les chercheurs, les universitaires, les journalistes, les techniciens et les ouvriers) plutôt que d'emprunter la voie de l'automatisation et de la surveillance qui est la leur aujourd'hui.

Source lepoint.fr par Philippine Robert

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