Boulat Ianborissov n’est pas juste le patron de la course automobile Silk Way Rally. Des documents obtenus par l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », le site d’investigation russe « Insider » et « Le Monde » permettent d’établir que ce Russe, qui vit à Paris, est en réalité un agent de haut vol au service du Kremlin.
Face à Vladimir Alexeïev, général du renseignement militaire russe (GRU), Boulat Ianborissov, 53 ans, tout sourire, reçoit la médaille de l’ordre d’Alexandre Nevski, un héros russe du XIIIe siècle connu pour ses victoires militaires. Ce 22 avril 2022, la récompense, qui distingue un long dévouement aux forces armées russes, vient rejoindre sur sa veste de costume l’Ordre de la Valeur, une décoration obtenue pour des actes de bravoure. « Les récompenses d’Etat ne sont pas faciles à gagner, articule le haut gradé du GRU. Surtout celles qui sont données sur décret du président de la Fédération de Russie pour la contribution aux capacités de défenses de la nation et pour la réussite de plusieurs opérations spéciales. »
En tout, quatre hommes et une femme reçoivent cet honneur pour « l’importante mission » effectuée sur ordre de Vladimir Poutine. Fidèle aux traditions militaires russes, Boulat Ianborissov place alors son insigne dans un verre de vodka avant de le boire. A l’issue de cette courte cérémonie, filmée avec un téléphone portable et dont la vidéo a été obtenue par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le média russe Insider et Le Monde, le général conclut : « On dit que toutes les distinctions ne trouvent pas leur héros, mais celle-ci est arrivée jusqu’à vous, félicitations. »
Ce héros russe se trouve habiter incognito à Paris, dans le 17e arrondissement, près du parc Monceau, avec son épouse et ses deux enfants. Il réalise des allers et retours entre la France et le reste du monde, en toute impunité, avec une couverture inattendue : celle de patron du Silk Way Rally, une course automobile organisée entre la Russie et la Chine, qui suit le trajet de l’ancienne Route de la soie et dont une partie des bureaux est installée à Paris.
Une compétition au service du « soft power russe »
Boulat Ianborissov s’installe dans la capitale française à partir de 2014, en partie pour diriger ce rallye, qui rassemble un peu moins de 200 coureurs, dont les plus grandes écuries européennes, comme Peugeot ou Volkswagen. En mai de la même année, il obtient un titre de séjour auprès de la Préfecture de Paris, ce qui lui permet de se déplacer librement. Rien qu’au début de l’année 2022, l’espion, détenteur d’un passeport chypriote en plus de son passeport russe, voyage au moins douze fois en Russie.
A Paris, il organise régulièrement des dîners près de son appartement de l’Ouest parisien avec les cadres français de l’équipe de l’organisation du Silk Way Rally. Parmi eux, Luc Alphand, ancien champion de ski devenu coureur automobile, a été engagé comme directeur sportif du Silk Way Rally, avant de démissionner au début de la guerre en Ukraine. Joint par téléphone, il tient à souligner son rôle « sportif » dans cette « belle course » et semble avoir du mal à comprendre que son ancien employeur est en réalité un espion. « Oh ! mon Dieu », réagit-il.
Selon un ancien employé souhaitant rester anonyme, il ne faisait pas de doute que cette compétition, imaginée sur le modèle du mythique Paris-Dakar et créée en 2009, était au service du « soft power russe ». Mais il n’imaginait pas une couverture pour un espion de haut vol. « Les Russes offraient des téléviseurs et des vélos sur les bivouacs tout au long de la course », raconte-t-il. Toute l’équipe avait conscience que le projet, sponsorisé par Gazprom, était « très soutenu » par le Kremlin, ce qui impliquait une « dimension géopolitique très forte ». Surtout à partir de 2016, date à laquelle la course est organisée entre la Russie et la Chine. Sur place, Boulat Ianborissov, omniprésent, s’occupe autant de la restauration que des « relations avec les interlocuteurs chinois ».
En novembre 2021, Boulat Ianborissov rédige plusieurs rapports « top secret » directement adressés à Sergueï Choïgou, le ministre de la défense russe, et auxquels nous avons eu accès. Dans l’un d’entre eux, l’entrepreneur détaille les objectifs du Silk Way Rally : créer de nouvelles alliances politiques et militaires, contrôler les stocks d’armement de plusieurs régions, placer des produits du complexe militaro-industriel russe dans de nouveaux marchés et augmenter la présence militaire russe dans l’Asie centrale ou l’Est pour « empêcher la déstabilisation de la région ». Le tracé de la course prévu pour 2022, et modifié à cause de la pandémie de Covid-19, devait partir de Doha, au Qatar, passer par l’Asie centrale, la Turquie et se terminer à Damas, en Syrie.
Dans un document interne consulté par Der Spiegel, The Insider et Le Monde, Boulat Ianborissov précise la nature des projets que ce parcours inédit pourrait favoriser. Par exemple, le renforcement de la présence russe dans la région afin d’« agir comme modérateur pour une alliance entre le Qatar, l’Iran et la Turquie ». Ou le soutien au régime taliban en Afghanistan, pour « l’obtention d’une légitimité internationale » en échange de la reconnaissance de la Crimée comme un territoire russe.
Dans un autre document confidentiel adressé à Sergueï Choïgou, il liste plusieurs personnalités avec lesquelles des « négociations pour le soutien de la plate-forme du Silk Way Rally » ont été menées. Parmi eux trois ministres chinois – le vice-premier ministre, le ministre de la défense et celui des affaires étrangères. Contacté par WhatsApp (où sa photo de profil le montre posant avec un tigre), Boulat Ianborissov affirme, lui, qu’il n’a « jamais été membre du GRU et n’a jamais travaillé sous leur direction ».
Les sources utilisées dans cette enquête
Tout commence lors d’une enquête sur le rôle du général Alexeïev dans l’invasion en Ukraine. Les relevés téléphoniques du général sont obtenus sur le marché des données russes par le site d’investigation The Insider. Ils montrent qu’Alexeïev entretient une communication régulière - sur trois numéros de téléphone différents - avec Boulat Ianborissov. The Insider obtient alors également les relevés téléphoniques et les historiques de vols de Boulat Ianborissov sur le marché noir des données russes. Nous avons également approché d’anciens et d’actuels employés du Silk Way Rally. L’un de ces employés nous a fourni, à condition d’anonymat, les enregistrements vidéo ainsi que les documents internes de l’entreprise et ses correspondances avec le ministère de la défense russe. Enfin, des données en sources ouvertes ont été utilisées dans cette investigation, notamment via des bots Telegram (Himera-search, GetContact, QuickOsint et Glaz Boga.) .
Des contacts réguliers avec l’unité spécialisée dans l’assassinat et l’opération clandestine
Début 2022, l’espion communique, par téléphone, avec le général Vladimir Alexeïev, numéro deux du renseignement militaire russe, plus de soixante fois. Selon des données téléphoniques, ces appels et textos, sur trois numéros de téléphone différents, se concentrent sur les deux premiers mois de l’invasion russe en Ukraine. Le général Alexeïev est ensuite nommé à la tête de toutes les opérations de renseignement à partir de mai 2022, rapporte le quotidien The Moscow Times.
En parallèle, Boulat Ianborissov entretient des contacts réguliers avec plusieurs autres figures du renseignement russe. Pendant les six premiers mois de 2022, il est en contact téléphonique avec au moins huit agents des services de renseignement militaire, dont plusieurs membres de l’unité 29155. Connue pour son implication dans la tentative d’empoisonnement de l’ancien agent double Sergueï Skripal, cette cellule spécialisée dans l’assassinat, le sabotage et les opérations clandestines a notamment été repérée en France, entre 2014 et 2018, où la Haute-Savoie leur a servi de « camp de base », selon une enquête du Monde publiée en 2019.
Malgré tous ces éléments, le nom de Boulat Ianborissov demeure inconnu des membres des services de renseignement français que nous avons sollicités. Mi-avril 2022, dans la base de données policière SIS (le système d’information Schengen), aucune alerte le concernant n’avait été émise.
Une part d’ombre demeure sur l’ampleur de l’utilisation du Silk Way Rally dans le cadre d’opérations du renseignement russe. Mais une correspondance entre un ancien officier du FSB et un haut gradé du GRU, obtenue par l’ONG d’investigation Bellingcat, donne une idée de son utilité potentielle. Dans cet échange par mail daté de 2015, l’auteur explique l’importance, pour les services russes, de bâtir des nœuds logistiques et de renseignement le long de l’ancienne route de la soie. Il y détaille les activités que de tels centres rendraient possibles : « analyse de données », « surveillance de canaux de communication », « placement d’agents à des positions clés », « ou encore opportunités pour la création de légendes pour les agents ». Sur son site officiel, l’équipe du Silk Way Rally annonce une édition 2023 au départ de Kazan, début juillet. Elle ira jusqu’à Moscou en passant par Orenbourg et Lipetsk. Un circuit, cette fois, 100 % russe.
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