18/03/2023

Pour Myriam Revault d’Allonnes : « Ce deuxième mandat d’Emmanuel Macron manifeste un aveuglement à la réalité

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Source Nouvel Obs
Pour Myriam Revault d’Allonnes : « Ce deuxième mandat d’Emmanuel Macron manifeste un aveuglement à la réalité

Pour la philosophe, qui a publié « l’Esprit du macronisme », le passage de la réforme des retraites au 49.3 dévoile l’incapacité d’Emmanuel Macron à comprendre l’essence de la démocratie.

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NouvelObs: Cette séquence politique se termine par le recours à un 49.3. Etes-vous surprise ? Comment expliquer que le gouvernement ait choisi de passer outre les propositions des partenaires sociaux et la mobilisation d’une grande partie du monde du travail ?

Myriam Revault d’Allonnes Je ne suis pas vraiment surprise et pas seulement pour des raisons factuelles : on sait depuis un certain temps que, malgré les tractations et les accords de circonstance avec Les Républicains (LR), le gouvernement n’était pas assuré d’avoir la majorité nécessaire. La fin de cette séquence politique est dans la logique d’un pouvoir qui, depuis le début, s’est exercé de façon verticale et personnelle en ignorant à la fois la nécessité d’une véritable concertation avec les oppositions, avec les pouvoirs intermédiaires (les maires par exemple) et surtout avec les partenaires sociaux. Lorsque Laurent Berger parle d’un « vice démocratique » à propos du 49.3, il ne veut pas dire qu’il s’agit d’une pratique illégale (le 49.3 est une procédure inscrite dans la Constitution de la Ve République) mais qu’en l’occurrence une réforme aussi fondamentale que la réforme des retraites engage un projet de société, une certaine vision du travail (le travail n’est-il qu’une marchandise ?) et une conception de la démocratie qui ne se réduit pas à l’élection et au respect des procédures parlementaires. Dans une démocratie vivante, le vote électif n’épuise pas la capacité politique des citoyens. Par l’existence et la contrainte de l’espace public, ils continuent de peser sur les décisions des gouvernants. Ceux qui opposent de manière absurde la légitimité des urnes et celle de la rue feraient bien de revoir leur copie et de revenir aux principes de la démocratie représentative !

Quant à la démocratie sociale, elle est inséparable de la démocratie politique et c’est là aussi une dimension que le pouvoir actuel semble tenir pour inessentielle. Déjà la métaphore unidirectionnelle (ascensionnelle) des « premiers de cordée » contrevenait aux exigences les plus élémentaires de la vie en commun : celle-ci n’est pas régie par l’efficacité entrepreneuriale, la rentabilité, l’accumulation des performances individuelles. Elle est habitée par une exigence de justice et doit prêter attention aux dimensions de la citoyenneté sociale (conditions de travail, santé, éducation) et à ses expressions (liberté syndicale, droit de grève, etc.)

Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, et surtout avec de tels présupposés, le gouvernement se préoccupe si peu des demandes et des propositions des partenaires sociaux ainsi que de la mobilisation du monde du travail. Ce qui se passe aujourd’hui est au fond l’aboutissement logique d’une manière de faire et de penser la politique ou plutôt de passer à côté de ses exigences les plus fondamentales.

Je n’ai jamais considéré que le « en même temps » avait quoi que ce soit à voir avec une véritable expérience démocratique. Il a parfois été vanté au motif qu’il permettait de dépasser des antagonismes, des conflits jugés révolus (droite/gauche). Mais pour aller où ? L’équivoque du « en même temps » ou du « ni droite ni gauche » est une manière de minorer la dimension conflictuelle qui nourrit la vie démocratique. Elle ne traduit pas non plus un dépassement dialectique de contradictions fondamentales : elle obscurcit les priorités, les choix, les enjeux de société qui sous-tendent la réalité des confrontations. Car les compromis, si nécessaires soient-ils, ne font pas disparaître les tensions. Emmanuel Macron manque complètement cette dimension essentielle de la politique. La démocratie est une culture du désaccord et du conflit. Ce qui suppose la reconnaissance des positions adverses.

Ce deuxième mandat – bien qu’il succède à l’épisode de la pandémie où le président avait par moments, sous la pression de circonstances, semblé infléchir son discours – manifeste un aveuglement encore plus grand à l’égard de cette réalité de l’expérience démocratique et de l’expérience politique tout court. Le « en même temps » est avant tout le leitmotiv ou le mot d’ordre d’une « adaptabilité » permanente qui tient lieu de contenu théorique. Or cette adaptabilité – dont le revers est la vacuité et l’indifférenciation (tout et n’importe quoi en fonction des circonstances) – vient de se fracasser contre le réel, contre la volonté des syndicats et d’une majorité de citoyens qui rejettent cette réforme. Ils ne la rejettent pas parce qu’ils n’en comprennent pas les enjeux, qu’ils s’accrochent à leurs avantages acquis ou qu’ils se comportent comme des enfants rétifs aux efforts pédagogiques de leurs gouvernants. Ils sont sensibles à ses incohérences, aux injustices criantes dont elle est porteuse, aux mots d’ordre fallacieux (« progrès », « justice ») qui l’accompagnent. Ils se demandent si une autre réforme, menée différemment, avec d’autres paramètres, n’était pas envisageable.

Si l’on parle aujourd’hui, avec le recours au 49.3, d’échec du macronisme, ce n’est pas seulement parce qu’il n’a même pas réussi à rallier les voix d’une droite à qui toutes les concessions nécessaires ont pourtant été faites. C’est avant tout parce qu’il apparaît clairement que le « en même temps », outre sa vacuité sidérale, n’est pas une politique. C’est même la défaite de la politique organisée par son déni.

Dans « l’Esprit du macronisme », vous montriez qu’Emmanuel Macron était probablement un meilleur manager qu’homme politique. Cette séquence confirme-t-elle votre analyse ?

Oui, j’irais encore plus loin. Emmanuel Macron a toujours privilégié le modèle de l’entreprise, et plus particulièrement celui de la « start up » où prévalent les performances individuelles et « innovantes ». Il a voulu aligner la politique sur ce modèle économico-rationnel dont on sait qu’il s’est heurté, avec la pandémie, à la part d’improbable et d’imprévisible qui affecte toutes les vies humaines. Une fois la pandémie passée, ce schéma reprend le dessus et on constate que le projet de réforme des retraites est avant tout budgétaire, technique, financier. Sa rationalité est indifférente à des questions aussi fondamentales que le sens du travail (qui n’est pas la valeur-travail) les conditions dans lesquelles il s’exerce, la place qu’il occupe dans la vie des individus.

Il ne s’agit pas seulement de dire qu’il est meilleur manager qu’homme politique. Il faut se demander si la chose politique, la chose publique ne lui est pas fondamentalement étrangère.

Quels seront les effets à moyen terme de cette séquence sur le rapport des Français à la politique ? Et à plus court terme, quels sont les affects politiques que ce passage en force pourrait déclencher ?

L’une des responsabilités les plus lourdes d’Emmanuel Macron aura été d’accentuer le processus de dépolitisation et de désaffection à l’égard des institutions. Bien entendu, l’extension du modèle managérial au domaine public et la généralisation de la « forme entreprise » à la société tout entière sont bien antérieures à l’élection d’Emmanuel Macron. Mais ce qui était auparavant un processus insidieux s’est trouvé théorisé au grand jour par le macronisme. Il y a pourtant quelques raisons d’espérer. La colère qui se fait jour aujourd’hui révèle une résistance profonde à cette vision du monde : les gens s’interrogent sur la façon dont leur vie vaut la peine d’être vécue. Mais cette colère – si elle demeure impuissante et ne rencontre qu’indifférence et mépris – peut se convertir en violence et devenir la proie de captations populistes et autoritaires.

BIO EXPRESS

Philosophe, professeure émérite des universités à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et chercheure associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Myriam Revault d’Allonnes est l’auteure de nombreux ouvrages, dont « l’Homme compassionnel » (2008), « la Crise sans fin » (2012) ou « la Faiblesse du vrai » (2018), « l’Esprit du macronisme, ou l’art de dévoyer les concepts » (2021). Elle vient de publier « le Crépuscule de la critique » (Seuil).

1 commentaire:

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