01/03/2023

Au Portugal, une « France d’avant » pour retraités

Des milliers de Français plébiscitent la région de l’Algarve, fuyant l’Hexagone, qui serait devenu « invivable »

Source le Monde par Elsa Conesa

REPORTAGEGUIA, OLHAO, TAVIRA (PORTUGAL)- envoyée spéciale

Richard Anthony, c’est toute leur jeunesse. Ils sont quelques dizaines de retraités à être venus guincher pour la Saint-Valentin, trottinant entre les tables d’un petit restaurant de Guia, l’une des nombreuses stations balnéaires de cette côte du sud du Portugal baptisée « Algarve » par les Arabes qui l’occupaient au Moyen Age. Un chanteur local a été convié avec sa sono pour faire l’animation. Il a fallu chercher. « Il y a beaucoup de musiciens ici, mais ils font de la musique portugaise, explique Jean-Claude Dheilly, 79 ans, chargé de l’organisation, et qui profite de sa retraite ici depuis sept ans, comme des milliers d’autres pensionnés français. Nous, on voulait un musicien qui chante des chansons françaises. “J’entends siffler le train”, vous ne connaissez pas ? »

Avec ou sans Richard Anthony, les retraités installés ici le disent tous avec une étrange nostalgie : l’Algarve, c’est la France d’avant. Celle des années 1950, 1960, 1970, c’est selon. « Celle qu’on aimait bien. » Une France idéalisée, décrite comme prospère, travailleuse, respectueuse de l’autorité, sans problème de sécurité ni incivilités. Blanche aussi. Pas celle des 35 heures, de la fraude sociale, des déserts médicaux ou du regroupement familial. Cette France-là, ils ne la reconnaissent plus et la trouvent « déliquescente ». Beaucoup ne veulent plus y mettre les pieds. Ou alors juste pour voir la famille, le moins possible.

Ici, au contraire, le temps s’est arrêté. Le café coûte 75 centimes d’euro. Les gens se disent bonjour dans la rue et font leurs courses dans de petites épiceries de quartier. Ils bavardent sur les pas de la porte, radio à l’oreille. Dans les boulangeries, le pain est encore tranché à la main. Pour autant, rien, ou presque, ne manque. On trouve sans problème de la baguette, et, sur les marchés, du chaource ou du reblochon. Il y a même un boucher qui fait des rognons au marché de Loulé, l’un des lieux prisés des retraités.

Avantage fiscal

Les Portugais parlent français, pas besoin de faire un effort. Les repas se prennent aux mêmes heures qu’en France, pas comme en Espagne, où tout est décalé. Bien sûr, difficile d’aller au théâtre ou à l’opéra. Alors on joue aux cartes ou à la pétanque en buvant une coupette. « Le tarot, c’est bien, mais ça ne vaut pas Verdi », plaisante Jean Garnache, installé ici depuis huit ans, après avoir quitté Sochaux (Doubs) où il travaillait comme artisan-livreur. Parfois aussi, on se déguise. Comme en décembre 2021, en costume d’époque pour « commémorer la Grande Armée » et « le bicentenaire de la mort de Napoléon ». Une initiative de Patrick Mangin, président de l’Union des Français de l’étranger de l’Algarve, vêtu de l’habit de Napoléon pour prononcer un discours « à la gloire » de l’Empereur, après un « apéritif accompagné de canapés », indique le compte rendu du déjeuner.

« La vie est douce, résume Marie-Catherine Dumoulin, 63 ans, infirmière à la retraite, qui vit au Portugal six mois par an. C’est calme, apaisé, sans agressivité. » Son mari, Pierre-Henri, 66 ans, qui a vendu ses trois pharmacies près de Valence, admet qu’ils « n’auraient jamais pu se payer une maison pareille en France ». Dans l’arrière-pays du port de pêche d’Olhao, leur villa a en effet tout d’une publicité : moderne, spacieuse, sécurisée, avec sa piscine et son boulodrome. Elle est semblable aux seize autres maisons de la rue, toutes occupées par une clientèle internationale. « Le Portugais est plus respectueux des règles, expliquent leurs amis Jean-Loup et Michaëlla Coquerelle, 73 et 67 ans, anciens fonctionnaires, qui habitent une maison voisine. Ils ont le respect de l’autorité. Personne ne bouge quand la police vous arrête. »

Ici, pas de faits divers sordides, comme cette histoire de corps découpé en morceaux et retrouvé au parc des Buttes-Chaumont à Paris, dont tous les Français du coin ont suivi les rebondissements. Mais pas un, ou presque, n’a entendu parler d’une agression qui a secoué Olhao quelques jours plus tôt – un groupe de jeunes adolescents a passé à tabac un immigré népalais à coups de battes de base-ball. L’affaire a nourri une abondante couverture à la télévision portugaise, et incité le président de la République à se rendre sur place. « Ici ? Vous êtes sûre ? », interrogent-ils surpris, oubliant parfois que le fait de ne pas parler portugais déforme leur perception de la réalité.

Informés presque en direct des faits de violence rapportés par les chaînes de télévision françaises ou les réseaux sociaux, qui de leur propre aveu leur donnent le sentiment que l’Hexagone « est un pays en guerre », ils peinent à croire qu’un tel déchaînement de violence ait pu se produire si près d’eux. La France reste, de fait, l’un de leurs sujets de conversation favoris. La plupart des retraités installés ici sont arrivés dans les dix dernières années, souvent attirés par l’avantage fiscal mis en place à leur intention par le Portugal. Depuis 2012, aucune taxation n’est prélevée sur les retraites du privé pour les étrangers pendant dix ans – une loi de 2020 a supprimé cette exonération, pour introduire un taux d’imposition de 10 %, sans effets rétroactifs sur ceux qui étaient déjà installés. Tout un écosystème de la délocalisation de seniors a émergé, ciblant particulièrement l’Algarve.

« Il y a eu un changement radical qui se voit dans les statistiques, explique Laurent Goater, président du conseil consulaire au Portugal, une instance qui représente les Français expatriés auprès des ambassades et des consulats. Sur 50 000 Français installés au Portugal, presque la moitié est en Algarve, et, parmi eux, les retraités sont surreprésentés. » Ces derniers sont plutôt issus « d’un milieu travailleur de classe moyenne », mais leur retraite leur confère un vrai pouvoir d’achat dans un pays où le salaire minimal dépasse à peine les 700 euros. « Ils sont venus avec l’avantage fiscal, et en raison d’une accélération perçue de problèmes de sécurité en France », résume-t-il, reconnaissant avoir dû radicaliser son discours lors des élections consulaires de 2021, craignant d’être « dépassé par la droite ». Au bureau de vote de Faro, le seul pour toute l’Algarve, Eric Zemmour et Marine Le Pen sont respectivement arrivés en tête aux premier et second tours de l’élection présidentielle de 2022.

« Réfugiés sociaux »

Ceux qui sont installés en Algarve « rejettent la politique migratoire en France », déclare sans détour Jean-Michel Richter, expert-comptable sexagénaire retraité installé à Albufeira. « C’est une région pour les gens qui en avaient assez. Il y a en France une dérive ethnique insupportable », juge-t-ilDénonçant une « immigration incontrôlée », Dominique Pinaud, 68 ans, ingénieur retraité depuis cinq ans, a lui le sentiment que « la France est devenue aussi violente que le Brésil », où il a vécu comme expatrié. Il a été cambriolé trois fois en banlieue parisienne et dit avoir vu la transformation au fil des ans. « Mes parents vivaient dans la tour Obélisque à Epinay [Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis], il y avait des combats de pitbulls devant l’entrée, et ma mère a reçu une balle de 22 long rifle dans son appartement au huitième étage, c’était devenu insupportable », raconte celui qui « était à la Bastille en mai 1981 ». Il a acheté un terrain sur une colline de Tavira où il construit sa maison, et compte faire pousser des fruits et légumes pour devenir autosuffisant. « Je veux être comme Kevin Costner dans Danse avec les loupsconfesse-t-il en montrant de la main son terrain de 4 hectares. Je veux pouvoir dire : “Tout ça, c’est à moi !” » C’est l’un des seuls à parler portugais.

Il y a en Algarve une démographie qui pousse vers l’extrême droite, tente Michel Lefrançois, 67 ans, ancien dirigeant du Crédit agricole au passé de syndicaliste CGT, qui a rompu avec une partie de la communauté française locale et ceux qu’il appelle les « réfugiés sociaux ». « A 65 ou 70 ans, les gens sont paumés. Quand on vieillit, on tend à être moins ouvert, on a peur de tout », avance-t-il depuis sa villa de MoncarapachoLui a quitté la France après avoir été agressé deux fois, sans la trouver invivable pour autant. « Quand on vieillit, on se sent moins apte à se défendre, dit-il doucement. Moi, ça m’a fragilisé. Tous les signaux faibles deviennent une agression. On psychote. Partir a été l’occasion de sortir de ça. » Sa seule crainte ici, « c’est de tomber dans le poujadisme », avec cette dynamique de groupe qui se fabrique toute seule. La majorité de droite et d’extrême droite se fait beaucoup entendre.

La France des années 1950, lui ne la regrette pas. « Pour les mineurs de Lorraine, la vie n’était pas terrible », rappelle-t-il. Celle des Portugais de l’Algarve n’est pas non plus idyllique, même si l’économie a bénéficié de l’afflux de retraités européens. Les prix de l’immobilier ont presque doublé depuis 2012, et les familles de classe moyenne ne peuvent plus se loger. Avec l’arrivée d’acheteurs américains depuis un ou deux ans, les Français se trouvent à leur tour distancés dans une course au pouvoir d’achat dont les locaux sont d’emblée exclus. « Ils s’extasient en disant que ce n’est pas cher, s’agace un agent immobilier français qui a vendu une villa à 800 000 euros à un couple de New-Yorkais. Mais, pour nous, c’est cher ! »

Question du grand âge

Certains hésitent d’ailleurs à repartir. L’avantage fiscal touche à sa fin cette année, pour la génération arrivée en 2013, après dix ans d’application. « C’est un choix difficile, car j’aime beaucoup le Portugal, admet Paul Barbier, 74 ans, ancien entrepreneur du bâtiment. Mais si ça me coûte un bras… » Il n’a pas encore fait tous ses calculs. Il est question que le Portugal prolonge l’avantage fiscal, explique son ami Noël Henry, 80 ans, ancien publicitaire, qui a passé neuf ans au Maroc comme retraité avant de venir ici. Il y a aussi la Grèce, qui propose depuis peu un impôt plafonné à 7 % pour les retraités, et peut-être le sud de l’Italie… Des interrogations qui laissent rêveur Miguel Pedro, petit restaurateur d’Olhao. « Vous laissez toute la famille alors qu’il vous reste cinq ans à vivre pour payer moins d’impôts, mais c’est quoi cette mentalité ? », s’étonne-t-il dans un français parfait.

Rester, c’est aussi se poser la question du grand âge. Les Britanniques ont investi dans des maisons de retraite spécialisées, avec un personnel anglophone, mais pas les Français. Du moins pas encore. Jean-Michel Ginet, 74 ans, installé à Tavira depuis sept ans, a travaillé avec un architecte sur un projet ciblant une clientèle française. « C’était un ensemble de douze villas et seize appartements, avec une assistance médicale vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une piscine et une salle de sport, raconte-t-il. J’ai présenté le projet à plusieurs investisseurs, mais le Covid a tout arrêté net. » La plupart savent qu’il faudra rentrer en France à un moment. C’est aussi là qu’ils envisagent de se faire soigner en cas de maladie.

Vue d’ici, la réforme des retraites forme un lointain bruit de fond. Nombre de retraités installés ici sont partis tôt, dans le cadre de préretraites, ou après un ou deux ans de chômage. Conscients d’avoir bénéficié du meilleur du système, ils sont embarrassés. Trouvent qu’il faudrait travailler plus longtemps – au Portugal, la retraite est à 66 ans. Mais hésitent un peu à le dire, faute d’avoir eux-mêmes montré l’exemple. Alors ils tapent sur les hommes politiques. Mais, au fond, tous l’admettent, ils ne sont pas concernés. Cette réforme, c’est la France de demain.

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