Née en France au début de ce siècle, l’idée d’en finir avec l’objectif de croissance économique pour s’engager sur la voie d’une société de « décroissance » a pris racine. Son principal théoricien, Serge Latouche, en a exposé les tenants et aboutissants dans de nombreux ouvrages, dont certains s’adressent au grand public [1]
. Nous présentons ici un résumé de ses réflexions. La croissance économique est devenue une « religion ». La notion de développement durable est une « mystification ». Il s’agit de « retrouver le sens des limites pour préserver la survie de l’humanité et de la planète ». Cela passe par une remise en cause du capitalisme, de la société de consommation et plus généralement du « totalitarisme économique ». Mais il n’y a pas de solutions « clefs en mains », et elles devront varier selon les régions du monde.
Le deuxième texte est une discussion entre Latouche et un sociologue québécois, Jacques T. Godbout. Tout en souscrivant à l’idée de décroissance, celui-ci pousse Latouche dans ses retranchements en faisant valoir que le marché contient « un principe de base d’autonomie et de liberté » auquel les gens ne sont pas prêts à renoncer. Il estime aussi que la décroissance en tant que telle n’est guère un objectif motivant ; l’humanité a besoin de mythes positifs. Godbout met en avant la notion de don, qui lui paraît essentielle. Et juge que les solutions concrètes esquissées par son interlocuteur conservent un caractère « incantatoire ».
Signé de la sociologue Dominique Méda, le troisième texte plaide pour l’abandon pur et simple du concept de PIB, l’agrégat fétiche des économistes et des gouvernements. Le PIB n’enregistre en effet que des flux positifs et ne permet en aucun cas d’évaluer le bilan réel de l’activité économique. Il passe complètement sous silence les dégâts environnementaux et sociaux engendrés par la croissance. La sociologue ne plaide pas pour autant pour la décroissance, mais pour une société de « post-croissance ».
De toute autre facture, le quatrième texte émane d’un économiste professionnel. Il adhère à certains des constats formulés par les « décroissants » : la croissance est devenue « une véritable obsession », alors même que « la poursuite d’une croissance sans fin dans un monde fini laisse entrevoir une impasse ». Mais selon lui, « les réformes préconisées confinent à l’utopie ». Il suggère de s’engager sur des voies plus réalistes, avec en tête trois priorités : la réduction du chômage, la recherche de la « sobriété » et la conception d’une « croissance intelligente ».
Le point de vue de Serge Latouche
Serge Latouche a publié plusieurs livres sur la décroissance, dont il est considéré comme le principal théoricien. Il en résume l’essentiel dans un court article publié dans la Revue juridique de l’environnement. Le mot lui-même a surgi en 2002 « pour dénoncer la mystification de l’idéologie du développement durable ». La croissance est un « phénomène naturel », mais « l’Occident moderne en a fait sa religion ». Loin de se développer « en symbiose avec la nature », l’ « organisme économique » l’exploite « sans pitié » et, selon cette religion, doit « croître indéfiniment, comme doit croître son fétiche, le capital ». Ce qui « aboutit au fantasme d’immortalité de la société de consommation ». La « société de croissance » se définit ainsi : « il ne s’agit pas de croître pour satisfaire des besoins reconnus, ce qui serait une bonne chose, mais de croître pour croître ». C’est une course en avant caractérisée par « une triple illimitation » : celle du prélèvement de ressources renouvelables ou non, celle de la production de besoins nouveaux (« et donc des produits superflus ») et celle de la production de rejets (pollution).
Latouche entrevoit « une matrice d’alternatives » capable de « soulever la chape de plomb du totalitarisme économique ». La décroissance (ou « l’a-croissance », comme il la désigne aussi) « ne s’établira pas de la même façon » dans les diverses régions du monde. Il n’est pas question de « proposer un modèle clefs en mains d’une société de décroissance, mais seulement l’esquisse des fondamentaux d’une société non productiviste soutenable ». Elle s’organisera en fonction de huit concepts, les « 8 R » : « réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler ».
Ne pas jeter le marché avec l’eau du bain
Dans l’un de ses derniers livres, Comment réenchanter le monde ; la décroissance et le sacré, Serge Latouche analyse la manière dont le pape François aborde la question de la croissance et salue un tournant de l’Eglise. Sans aller « au bout de la rupture nécessaire avec l’économie », celle-ci assume désormais en effet, selon lui, une « critique radicale des effets destructeurs du productivisme ». Dans La Revue du MAUSS, l’un de ses interlocuteurs, le sociologue québécois Jacques T. Godbout, discute avec lui de ce livre et, ce faisant, engage une réflexion bienveillante mais critique sur la notion de décroissance.
Godbout est plus circonspect que Latouche sur l’idée que la croissance doit être entièrement « désacralisée ». Certes, « il faut condamner cet emballement de la circulation des choses se comportant comme une cellule cancéreuse qui prolifère en échappant au code génétique de la personne ». Mais au cœur de la notion de croissance se loge aussi une autre idée, celle que « chacun sait ce qui est bon pour lui et qu’on n’a pas à lui imposer nos valeurs ». Le marché contient « un principe de base d’autonomie et de liberté que la gauche classique a toujours eu la mauvaise grâce de ne pas vouloir reconnaître, comme l’a si bien montré George Orwell ». Le sociologue conteste à cet égard le point de vue de Latouche qui voit un « mythe » dans « l’idéologie du marché ». Le marché, écrit Godbout, « est un ingrédient important de l’autonomie que l’individu ne voudra pas facilement sacrifier ». Et « si nous souhaitons que l’humanité devienne décroissante, il ne faut pas lui demander de renoncer à tout ce que le marché lui a apporté ». Autrement dit, « tant que nous jetterons le bébé de la libération marchande avec l’eau du bain de la croissance, la décroissance sera difficilement acceptée ».
D’autre part, demande Godbout, s’il faut désacraliser la croissance, « par quoi la remplacer ? ». Selon le sociologue, « la décroissance ne donne pas sens à la vie ; les humains ont besoin de mythes, même s’ils n’y croient pas ». Et d’introduire son sujet favori : le don. « Il faut établir un rapport de don avec la nature, se percevoir comme un receveur qui doit donner à son tour ». C’est là, écrit-il encore, « la face positive de l’idée de décroissance, essentielle pour y infuser une âme ».
Quant aux solutions concrètes à imaginer, Godbout cite Latouche, qui reproche au pape François « d’en rester dans un registre incantatoire ». Il lui retourne le compliment : « Ne pourrait-on pas adresser la même critique à l’auteur ? », demande-t-il. Le sociologue le répète : selon lui, « le seul chemin pour répondre » à la question “comment réenchanter le monde ” « passe par le don. Seul le don peut mettre un frein à cette tendance à tout transformer en marchandise ».
Dans sa réponse, Latouche rétorque que « la démarchandisation de ces trois marchandises fictives que sont la terre, le travail et la monnaie […] abolirait le Marché (donc la société de l’économie de marché) au profit d’une société non marchande avec des marchés ».
Pour aller plus loin
Plutôt « post-croissance » que « décroissance »
S’il est clair que le mot d’ordre de la croissance a fait son temps, prôner la décroissance impliquerait une « rupture » peu compatible avec « la satisfaction des besoins de tous », suggère la sociologue Dominique Méda. Dans la revue Humanisme, elle s’accorde avec les décroissants sur le constat de base : continuer de se fixer la croissance comme un objectif réaliste est un mythe, tant celle-ci s’est manifestement traduite par d’incommensurables dégâts pour la planète. Mais son approche est différente, en ce qu’elle met davantage l’accent sur un mythe connexe, celui selon lequel le PIB serait une mesure crédible de la richesse produite par l’activité économique. Cet agrégat de facture récente, puisqu’il remonte à l’époque de la Seconde guerre mondiale, présente en effet tant de défauts, estime la sociologue, qu’il devrait être purement et simplement abandonné. Le PIB « donne de la réalité une image extrêmement réductrice et inexacte », écrit-elle. « Il laisse de côté et compte pour zéro de très nombreuses activités ou réalités essentielles pour la reproduction de la société, en particulier toutes celles qui ne se traduisent ni par des productions destinées à l’échange ni même par des productions : “travail domestique”, activités familiales, bénévoles, citoyennes, politiques, de loisir, de développement personnel… ». Par ailleurs le PIB « compte positivement, et en les enregistrant à leur valeur d’échange, toutes les productions, qu’elles soient utiles et inutiles ». Il ne rend pas non plus compte des « inégalités dans la participation à la fabrication de la production (on peut avoir le même PIB avec très peu de chômeurs ou avec 5 millions de chômeurs) », ni des « inégalités dans la consommation ». Plus fondamentalement, il « n’enregistre que des flux positifs » : contrairement à la comptabilité d’entreprise, il ne présente « nul bilan où pourraient s’inscrire, en face des augmentations, des dégradations, des soustractions, du négatif ».
Avec d’autres collègues, Dominique Méda travaille sur l’identification de « nouveaux indicateurs de richesse susceptibles de donner une image plus exacte de ce qu’est la richesse de la société et en particulier des patrimoines critiques qui lui permettent de vivre : patrimoine naturel et santé sociale ». Dénonçant un autre « mythe », celui d’une « croissance verte », elle plaide pour une société de « post-croissance » dont la performance serait évaluée à la lumière de ces nouveaux indicateurs.
Pour aller plus loin
Des réformes qui confinent à l’utopie
La décroissance est-elle un objectif réaliste ? Beaucoup en doutent. Tout en adhérant à une partie des constats formulés par les « décroissants », l’économiste Alain Bienaymé esquisse une grille de lecture critique de la notion. Dans la revue Commentaire, il commence par rappeler que l’idée même de croissance du PIB est récente : elle date des lendemains de la Seconde guerre mondiale. Auparavant « la plupart des économistes ne voyaient aucun avenir à la croissance, par indifférence ou scepticisme ». Mais après 1945 « les gouvernements en ont fait un sujet de préoccupation majeur », au point de devenir « une véritable obsession ». Le tournant est la crise financière de 2007, qui « intervient au moment où la planète s’engage sur une nouvelle trajectoire, celle que la rareté des ressources naturelles, longtemps négligée, lui impose ». Dans les faits, « la poursuite d’une croissance sans fin dans un monde fini laisse entrevoir une impasse ». La prise de conscience que les services rendus par la nature sont « un bien commun mondial » a modifié en profondeur le climat intellectuel. Selon la formule d’Ulrich Beck, nous sommes entrés dans « la société du risque », placée sous le signe de l’incertitude.
« Il paraît vertueux de dénoncer l’addiction à la croissance », écrit Alain Bienaymé en se référant à Serge Latouche. Les « objecteurs de croissance » proposent « une nouvelle fonction de production » dans laquelle la nature remplacerait le capital. Mais à ses yeux « les réformes préconisées confinent à l’utopie ». Pour les décroissants, « protéger l’environnement répond à l’unique dessein d’en finir avec le capitalisme. On est prié de condamner un principe d’organisation simplement en raison des abus qu’il commet, comme dans toute aventure humaine ». Or « on ne voit pas comment, sans capital ni capitalistes preneurs de risques industriels, les énergies nouvelles et les autres innovations “bioéconomiques” pourraient voir le jour ». Au total « les modèles de décroissance débouchent sur des conclusions socialement inacceptables, économiquement démotivantes et politiquement irréalistes ».
L’économiste propose pour finir une réflexion fondée sur les interactions entre trois scénarios, destinés l’un à réduire le chômage, le second à « tourner le dos au consumérisme » pour s’engager dans la voie de la « sobriété », le troisième à concevoir une « croissance intelligente », dans laquelle « le rythme compte moins que l’éventail des finalités assignées aux activités du pays ».
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