Vedette des plateaux de télévision où il est reçu comme un véritable ministre de la Consommation, Michel-Édouard Leclerc aime jouer les lanceurs d'alerte. «L'inflation n'est pas que passagère. L'inflation qui se prépare est une inflation à deux chiffres», a lancé, le 8 novembre, le président du «comité stratégique des centres E. Leclerc» sur la chaîne d'information BFMTV, qui l'a reçu en grande pompe. Les prix à la consommation pourraient-ils vraiment grimper de 10% ou plus en 2023 ?
Ce n'est pas la première fois que «le patron préféré des Français», selon un classement du magazine Forbes, s'engage dans des prévisions tonitruantes. Il y a près d'un an, en décembre 2021, et alors que le taux d'inflation mesuré par l'Insee était de 2,8%, il avait prédit que l'on passerait le cap des 4% dès février 2022. Il se fondait sur l'envolée des coûts des produits agricoles, et notamment les cours du blé qui avaient bondi de 30% sur les douze derniers mois.
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L'accélération générale annoncée par Michel-Édouard Leclerc se réalisa en grande partie, et en février 2022 la hausse annuelle des prix constatée par l'Insee fut de 3,6%. Entre-temps la chaîne des magasins E. Leclerc, qui se répartissent en seize coopératives régionales, avait lancé une opération nationale de baisse des prix sur la baguette de pain ramenée à 29 centimes d'euro, avec ce slogan choc : «Il y a des symboles qu'il faut défendre coûte que coûte».
Forts d'une connaissance approfondie de leur clientèle -70% des Français font leurs achats d'alimentation dans des supermarchés-, en discussion permanente avec leurs fournisseurs de la filière agroalimentaire ainsi qu'avec les pouvoirs publics, les patrons de la grande distribution s'estiment être aux avant-postes. Pour affirmer qu'«on va vers un tsunami (sic)» Michel-Édouard Leclerc se réfère «au nouveau cycle de négociations que la loi organise». La loi Egalim de 2018 oblige distributeurs et producteurs à discuter chaque année. Et il ajoute : «Mes collaborateurs me rapportent qu'il n'y a aucune demande de hausse inférieure à deux chiffres».
Une inflation à deux chiffres dans l'alimentaire
À l’évidence, et c'est d'ores et déjà le cas, MEL a raison de souligner que le pays est confronté à «une inflation alimentaire de 12% à 13%». Et de reconnaître que celle-ci est environ deux fois supérieure à l'inflation nationale, laquelle a été de 6,2% entre octobre 2021 et octobre 2022 selon l'indice des prix à la consommation de l'Insee qui fait foi. L'Institut national de la statistique constate lui aussi une hausse des prix de l'alimentation de 11,8% sur un an dont 16,9% pour les produits frais.
Notons également que l'Insee calcule un indice spécial «des prix des produits de grande consommation vendus dans la grande distribution». Ce dernier affiche une augmentation de 8,9% entre septembre 2021 et septembre 2022. Depuis la création des super et hypermarchés dans les années 1960, la grande distribution s'est toujours battue «contre la vie chère». Or elle est devenue un foyer d'inflation, en raison même de la nature des produits qu'elle vend –principalement alimentaires mais pas seulement. Il s'agit d'une réalité objective et nullement d'une accusation. S'appuyant sur un rapport demandé à l'Inspection générale des finances concernant les produits alimentaires, Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie, a tenu à dédramatiser les choses cette semaine, affirmant qu'il n'y avait pas de «profiteurs» de crise. Ni du côté des producteurs ni dans le camp des distributeurs.
La prévision délibérément alarmiste d'une «inflation à deux chiffres» que fait Michel-Édouard Leclerc ne distingue pas suffisamment les deux foyers d'inflation que sont actuellement, l'énergie d'une part (19,2% de hausse sur un an), et de l'autre l'alimentation (11,8%). La distinction apparaît en revanche en toute clarté dans l'indice à la consommation de l'Insee, selon lequel la hausse n'est que de 4,2% pour l'ensemble des produits manufacturés et de 3,2% pour les services. Ce dernier chiffre est cohérent avec les relèvements des salaires de l'ordre de 3% sur un an en France selon plusieurs cabinets d'étude privés et publics, comme la Dares. Rappelons à cet égard que les services constituent en moyenne 48% des dépenses des ménages, contre 16,5% pour l'alimentation et 8,9% pour l'énergie.
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Une comparaison internationale à relativiser
Tout est relatif, les «bons» chiffres d'inflation français comparés à nos voisins -6,2% selon l'Insee et 7,1% selon Eurostat pour la France, contre 10,7% pour les 19 pays de la zone euro – ont en réalité plusieurs explications. La première est liée aux boucliers tarifaires sur l'énergie, dont l'Insee considère que leur impact a été de réduire de 3,1 points de pourcentage le taux d'inflation français sur l'année écoulée.
La deuxième raison est plus technique et tient à la conception des indices de prix eux-mêmes : l'Insee prend en compte l'ensemble des produits de santé, lesquels ont baissé de 0,9% car ils sont contrôlés par les pouvoirs publics, alors qu'Eurostat ne considère que la partie des dépenses non remboursée par la sécurité sociale. Cette différence de traitement statistique des frais de santé explique pourquoi le taux d'inflation selon l'Insee est constamment inférieur au taux d'inflation harmonisé (l'IPCH) d'Eurostat.
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La troisième explication à l'origine de la performance française plutôt meilleure qu'ailleurs découle de toute une série de contrôles des prix, plus ou moins spectaculaires, dont le plus important concerne les loyers. Ainsi le poste «loyers, eau, enlèvement des déchets» affiche-t-il une hausse de 2% seulement sur un an. C'est la conséquence de l'encadrement des loyers dans plusieurs grandes villes, dont Paris (les «zones en tension» du marché immobilier) et de la décision du gouvernement de plafonner les révisions annuelles à 3,5% (moins en Corse et dans les départements d'Outre-Mer).
La prévision d'inflation est plus que jamais un art difficile et il faut se demander si les facteurs qui ont tempéré son envolée jusqu'à maintenant dans l'Hexagone vont perdurer. Pour sa part, l'Insee s'attend à une légère accélération d'ici à la fin de 2022 qui se solderait par une hausse de 6,4% sur l'année, compte tenu notamment d'une réduction programmée de la ristourne sur les carburants.
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En résumé, avec son talent médiatique et sa gouaille qui passe si bien dans les télés, Michel-Édouard Leclerc est manifestement «un observateur engagé». Pas à la manière de Raymond Aron, qui revendiquait la formule pour lui-même et ses idées, mais au nom de la défense de ses intérêts commerciaux légitimes. MEL ne s'en cache pas : citant des chiffres d'augmentation possible plus ou moins apocalyptiques - allant jusqu'à 41% pour le «petfood» (la nourriture pour animaux) - il estime que ces hausses seraient causées, dit-il, par «la pression» que met la loi Egalim sur les distributeurs.
«Le rapport de force s'est inversé. Aujourd'hui on nous demande de ne pas mettre les industriels en concurrence… Les industriels font leur travail, mais je veux qu'on relégitime notre droit (de distributeurs) de les mettre en concurrence» insiste-t-il. C'est dit. Et d'appeler les acheteurs –nous tous- à «se mettre en mode combat». Un nouveau slogan mobilisateur ?
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