Les Français réalisent-ils l'ampleur du problème ? Pas sûr. Leurs factures d'électricité au tarif réglementé ont augmenté de 4 % seulement depuis l'hiver dernier. Sans le bouclier tarifaire instauré par le gouvernement à l'automne 2021, elles auraient flambé de 35 %. Et, si le gouvernement a décidé de prolonger la digue en 2023, les finances publiques ne pourront pas soutenir longtemps un dispositif qui a d'ores et déjà coûté plus de 10,5 milliards d'euros…
Les fournisseurs alternatifs d'électricité, eux, ont parfaitement conscience de la gravité de la situation. Pesant environ 30 % du marché, ils se sont engagés à fournir à leurs clients des kilowattheures (kWh) à prix fixe, sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Ceux qui ont vu venir l'envolée des prix se sont couverts, en achetant à l'avance, sur les marchés, des mégawattheures livrables cet hiver. Voilà pour les fourmis. Mais les fournisseurs cigales, eux, ont commencé à rendre l'âme. E.Leclerc Énergies a jeté l'éponge dès octobre 2021, suivi par Bulb ou Oui Energy. Hydroption a fait faillite. Ce courtier avait décroché des marchés de fourniture des villes de Paris, Rouen et de l'armée française ! La structure se résumait en fait à une dizaine de traders basés dans le Var, dépourvus de la moindre capacité de production… Quand les prix ont explosé, ils n'ont pas pu approvisionner leurs clients. Un cas loin d'être unique. À quelques exceptions près, comme TotalEnergies ou Engie, les « fournisseurs » alternatifs sont essentiellement des courtiers, non des industriels. Depuis l'ouverture du marché de l'énergie, la concurrence d'EDF affiche un bilan plus que décevant en termes de création de capacités productives. En 2021, le nucléaire historique représente toujours 67 % du mix électrique français, contre 78 % en 2007. Et si les alternatifs ont rongé les parts de marché d'EDF, l'entreprise historique assure toujours 85 % de la production d'électricité consommée dans le pays.
10,5
milliards d'euros
C'est le coût du bouclier tarifaire en 2022.
Nucléaire. Sa place est en effet incontournable lorsqu'on prend en considération la notion d'énergie pilotable, c'est-à-dire indépendante du vent et du soleil, capable d'assurer de manière planifiée l'indispensable équilibre entre l'offre et la demande sur le réseau, 7 jours/7 et 24 heures/24. Adieu, panneaux solaires et éoliennes. La France évite le black-out grâce à quelques grands barrages, à des turbines d'appoint au gaz mais, surtout, à son parc de 56 réacteurs nucléaires.
À LIRE AUSSI Macron met EDF sous pression pour relancer son parc nucléaire
Autant dire qu'en théorie le champagne devrait couler à flots dans les bureaux d'EDF. L'opérateur historique sait à l'avance que les prix vont flamber les soirs d'hiver sans vent ni soleil, quand la demande sera maximale et les renouvelables à l'arrêt. Le nucléaire , lui, répondra présent alors que le mégawattheure s'envolera à 1 000 euros, voire davantage. De quoi renflouer les caisses de l'électricien, qui a accumulé 44 milliards d'euros de dettes au fil du temps. Sauf que…
LEXIQUE
Arenh
Créé en 2010, l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique permet à tous les fournisseurs alternatifs d’acheter jusqu’à 100 TWh d’électricité auprès d’EDF, à 42 €/MWh. Son volume a été porté à 120 TWh pour 2022.
Mégawatt (MW)
Unité de puissance électrique équivalant à 1 million de watts, soit l’énergie maximale qu’une installation électrique peut produire en une seconde.
Mégawattheure (MWh)
Unité permettant d’exprimer une énergie produite par une installation pendant un temps défini. Par exemple, le parc éolien est d’une puissance installée de 19 099 MW. Il produisait, le 12 septembre à 17 heures, 1 521 MWh d’électricité.
Pilotable
Source d’énergie qui peut être contrôlée et produite en fonction de la demande.
Intermittente
Sources de production d’énergie renouvelables correspondant à des flux naturels qui ne sont pas disponibles en permanence, et ne peuvent donc pas être contrôlées.
Prix bradé. L'État en a décidé autrement lorsqu'il s'est avéré, quelques années après la libéralisation du marché, que les alternatifs n'arriveraient jamais à concurrencer le mégawattheure produit à faible coût et à la demande par un parc nucléaire quasi amorti. En 2010, la loi Nome (Nouvelle organisation du marché de l'électricité) instaure un nouveau mécanisme, nommé Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Dans le but de rétablir l'équilibre avec de nouveaux entrants qui peinent à décoller, EDF est contrainte, par la loi, de partager la production de ses réacteurs avec eux. L'opérateur historique doit céder à ses concurrents un gros quart de sa production nucléaire -100 térawattheures (TWh) - à prix coûtant, très au-dessous des prix du marché : 42 euros le mégawattheure depuis 2012, peut-être revalorisé en 2023 à 49,50 euros. Pour répondre à la crise, en mars 2022, le gouvernement a décidé d'imposer à EDF un supplément d'Arenh de 20 TWh par an, au prix de 46,20 euros le mégawattheure.
En résumé, alors que le parc nucléaire d'EDF est ralenti par des problèmes de maintenance et de corrosion, l'entreprise doit céder à prix bradé 120 TWh à ses concurrents, soit plus d'un tiers de sa production. Et ce volume devrait encore augmenter : lors d'une audition au Sénat en juillet 2022, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a confié réfléchir à porter l'Arenh à 135 TWh par an, pour limiter l'envolée des factures des clients des fournisseurs alternatifs. Une fuite en avant ?
Les chiffres prévisionnels
33 réacteurs en octobre
37 en novembre
44 en décembre
50 en janvier
46 en février
Effets pervers. « La crise actuelle prouve à quel point le système était mal pensé au départ », soupire l'économiste Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). D'une part parce que l'Arenh se voulait un dispositif transitoire, qui doit d'ailleurs prendre fin en 2025 : « l'esprit du texte était de subventionner les petits fournisseurs pendant quelques années, afin qu'ils investissent et développent leur propre parc de production. Mais très peu l'ont fait », la majorité se contentant d'empocher les bénéfices, sans investir un euro. D'autre part parce que le système - par la magie d'une étrange règle de calcul - a récemment contribué… à faire augmenter les prix ! En effet, les fournisseurs alternatifs, sans moyen de production propre, doivent acheter, sur les marchés, l'électricité qu'ils revendent à leurs clients. Environ la moitié (et jusqu'à 75 %) de leurs achats viennent de l'Arenh, qu'ils obtiennent donc à un prix très avantageux. Mais le reste est acheté le plus souvent au prix fort sur le marché de gros. En bon gardien de la concurrence, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a, depuis 2015, pour principe d'augmenter le tarif réglementé en fonction des coûts, non seulement de l'opérateur historique, mais aussi des fournisseurs alternatifs : plus le volume d'Arenh qu'ils demandent est élevé, plus le tarif réglementé de l'électricité payée par les consommateurs augmente, afin de permettre aux alternatifs d'augmenter leurs prix tout en restant compétitifs, au moins en apparence. Un principe qui ulcère l'association de défense des consommateurs CLCV depuis des années.
Dernier effet pervers, et non des moindres : ce système laisse la porte grande ouverte à un certain nombre de dérives. « Certains fournisseurs ne répercutent pas le prix de l'Arenh dans les contrats de leurs clients. D'autres surestiment volontairement la consommation de leurs clients, afin d'obtenir davantage d'Arenh qu'ils n'en consommeront, et qu'ils pourront revendre au prix du marché », détaille Jacques Percebois. La CRE s'en est aperçue et peut infliger après coup des pénalités, « mais, quel que soit leur montant, ils auront gagné beaucoup d'argent ».
À LIRE AUSSI Tarif réglementé de l'électricité : les vraies raisons de la hausse
Depuis que les prix se sont envolés, une dernière faille dans le règlement permet aux fournisseurs d'empocher des sommes colossales grâce à l'Arenh, très simplement, sans risque, au détriment d'EDF et du contribuable. Tout est une question de calendrier. Pour calculer le quota Arenh auquel chaque fournisseur peut prétendre, la CRE demande à chacun les chiffres de consommation de ses clients en juillet-août (pondérés par la consommation de nuit sur l'année). Sur cette base, elle leur attribue des mégawatts pour toute l'année suivante.
Mais que se passerait-il si un opérateur perdait des clients après l'été ? Pourrait-il revendre à prix d'or son quota de mégawatts Arenh acheté à prix cassés ? Si incroyable que cela puisse paraître, oui. « Le décret Arenh de 2010 ne prévoit pas ce cas de figure », admet, embarrassé, un représentant de la CRE. Et pour cause. Il a été écrit à une époque où les fournisseurs cherchaient désespérément à attirer les clients. Personne n'avait imaginé un scénario où ils pourraient avoir intérêt, au contraire, à s'en débarrasser !
Une affaire en or. Des courriels internes que Le Point a pu consulter prouvent qu'au moins un fournisseur organise, en ce moment, la fuite de ses clients, en leur annonçant des hausses de tarifs insupportables, dans le seul but de revendre son quota Arenh 2023 avec une marge énorme. Et le principal acheteur sera probablement EDF ! En effet, l'opérateur historique va récupérer les clients perdus par son concurrent. Il devra trouver de l'électricité pour les approvisionner. Quitte à payer 500 euros, voire davantage, une énergie que la CRE et l'État l'ont obligé à vendre dix fois moins cher. Arnaque totale, mais arnaque légale, admet aujourd'hui la CRE, dans ses petits souliers… Car chacun est libre d'user de son quota Arenh comme il l'entend !
Alertée, l'autorité indépendante est passée en mode offensif. Elle a ouvert une procédure en fin de semaine dernière contre Ohm Énergie, soupçonné d'avoir mis en place un coup d'accordéon simple mais imparable pour siphonner les poches d'EDF. « Depuis l'été 2021, l'évolution de son portefeuille interroge, confie une source proche du dossier. On voit des offres commerciales très intéressantes au printemps pour attirer des clients et de brusques augmentations à l'automne, pour les faire fuir ». Omh gonflerait sa clientèle estivale pour la période prise en compte pour le calcul Arenh, avant de les larguer. Avec, potentiellement, des dizaines de millions d'euros de bénéfices à la clé, l'électricité achetée 42 euros le mégawattheure à EDF pouvant être revendue au moins douze fois plus cher. « Le mode de calcul de l'Arenh doit être revu, explique un ancien administrateur d'EDF. Avec la formule actuelle, un opérateur spécialisé dans les campings recevrait un beau quota sur douze mois, pour des clients qui n'ouvrent que l'été… »
Interrogée par Le Point, la CRE révèle que cinq autres fournisseurs alternatifs sont actuellement dans son collimateur, visés par une démarche d'« investigation avant enquête » : des questionnaires précis vont, dans un premier temps, leur être envoyés. Et les demandes d'Arenh pour l'année prochaine, qui seront examinées par la CRE courant novembre, seront particulièrement scrutées.
À LIRE AUSSI EXCLUSIF. Macron face au poison lent du nucléaire
« Problème éthique ». Les alternatifs le savent, ils jouent leur survie, notamment ceux qui ont fondé leur succès sur la promesse d'une offre « 100 % renouvelable et 0 % nucléaire. » Parmi eux, la coopérative Enercoop, fondée en 2005 par des anciens de Greenpeace, de Biocoop et des Amis de la Terre, attirés par « l'opportunité économique » que représentait à l'époque la libéralisation du marché de l'énergie. En juin 2022, après avoir plusieurs fois augmenté ses tarifs, l'entreprise a fait savoir à ses clients (dont plusieurs milliers de collectivités) qu'elle allait à son tour recourir à l'Arenh, dans le seul but d'assurer sa survie économique. Pour rassurer sur son engagement antinucléaire, la coopérative a expliqué dès juin, en toute simplicité, qu'elle allait revendre ses mégawattheures Arenh sur le marché, afin de gonfler sa trésorerie pour acheter de l'électricité renouvelable. Mais à quel prix ? « Enercoop ne va pas se faire de marge hallucinante. Nous allons simplement rester à flot », nous répond la coopérative, dont la production propre ne représente que 1 % des approvisionnements. Euphémisme. En réalité, l'Arenh est une affaire en or.
Enercoop projette de revendre le plus cher possible son électricité nucléaire sur le marché, le bénéfice réalisé devant dégager des fonds qui atterriront dans les poches de ses sociétaires, producteurs « verts ». En tant que clients, ces derniers ne verront pas trop flamber leur facture. En tant que petits fournisseurs, ils vendront à Enercoop leur électricité solaire ou éolienne au prix du marché, si extravagant soit-il. Le gouvernement le sait, la CRE le sait, mais que faire ? « Il y a un petit problème éthique, mais, sur les marchés, l'éthique n'est pas la priorité », grince-t-on chez EDF. Rares sont d'ailleurs les producteurs d'électricité solaire et éolienne, y compris les plus militants, à accepter de signer des contrats à long terme, décorrélés du marché et fondés uniquement sur leurs coûts de production : de tels types de contrats, appelés power purchase agreements (PPA), ne représentent que 4 % des approvisionnements d'Enercoop. Auprès du Point, la coopérative se justifie : « Que nous utilisions l'Arenh doit être une alerte visible et audible que le marché de l'énergie tel que nous le connaissons doit muter rapidement. » En cela, plus personne ne lui donnera tort.
À LIRE AUSSI Les fournisseurs d'électricité « verte » se convertissent au nucléaire
Gendarme. Maintes fois alertée sur ces multiples failles inscrites depuis le premier jour dans un dispositif particulièrement mal pensé, la CRE a longtemps haussé les épaules. « Jusqu'en 2021, il ne se passait rien sur le marché de l'énergie. C'était un marché classique qui fonctionnait bien, avance Emmanuelle Wargon , nommée au cœur de l'été à la tête de la CRE. Les perturbations sur le marché ont démarré quand, au moment de la reprise post-Covid, on commençait à avoir des tensions sur les approvisionnements en gaz… » Dès son arrivée, l'ancienne ministre du gouvernement Macron accentue la pression sur les fournisseurs, diligente des enquêtes et s'attelle, dans l'urgence, à coller des rustines sur le système, tout en réfléchissant à une inévitable réforme. Un décret, en cours d'examen juridique, devrait bientôt paraître pour renforcer les pouvoirs de la CRE, afin que soit pris en compte le comportement passé des fournisseurs réclamant un volume d'Arenh au prochain guichet. « Nous ne devons plus être obligés d'attribuer l'Arenh à partir d'un volume prévisionnel de clientèle ou de parts de marché, en nous contentant de la parole du fournisseur, sans possibilité de réduire la part demandée, tranche Emmanuelle Wargon. Aujourd'hui, globalement, ils demandent et on octroie, sans évaluer la pertinence. Cela doit changer rapidement. »
Le nouveau gendarme souhaite aussi mettre la main sur les autorisations des fournisseurs alternatifs, aujourd'hui accordées par la Direction générale de l'énergie et du climat. La faillite d'Hydroption, fournisseur de l'armée de Terre et dont la fragilité initiale aurait dû alerter, a laissé des séquelles. « Nous devons sortir de cette crise en renforçant le régime d'autorisation des fournisseurs, notamment en forçant une couverture plus importante du volume vendu », pense Emmanuelle Wargon. Restera le problème de fond : comment remettre sur pied un marché européen de l'énergie faussement dérégulé, devenu incontrôlable ? « La libéralisation a permis de faire émerger des offres "vertes" et une certaine innovation commerciale, défend Emmanuelle Wargon. Cette diversité d'offres et de choix pour les consommateurs n'aurait pas lieu si on supprimait les fournisseurs alternatifs pour remettre tout le monde sous le monopole d'EDF… » Le modèle de demain reste à inventer, et il serait périlleux, préviennent les spécialistes, de le dessiner à chaud, sous la pression de la crise§
Consultez notre dossier : Crise de l'énergie : tout savoir
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.
J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.