C'est consternant : en France, même l'élite censée conduire les grands aménagements n'y croit plus. Mais c'est compréhensible. Le métro du Grand Paris, le CDG Express (liaison ferroviaire entre la gare de l'Est à Paris et l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle), la centrale nucléaire de Flamanville… Nos rares ouvrages structurants sont toujours repoussés. D'ailleurs, aucun candidat à la présidentielle n'a affiché d'ambition en la matière. Certes, une poignée de chantiers - Notre-Dame de Paris ou les futurs sites olympiques - ont été désignés comme prioritaires. Mais ils n'en sont pas moins ralentis par les sables mouvants administratifs ou les guérillas judiciaires. Le projet de déménagement de l'aéroport de Nantes en a traumatisé plus d'un. Il a été sacrifié malgré la victoire du « oui » au référendum à plus de 55 %, l'appui de la majorité des élus locaux et 170 décisions de justice qui ont donné tort à ses opposants.
48ans: C'est le temps qu'il a fallu pour que le grand contournement autoroutier à l'ouest de Strasbourg se concrétise.
On trouve bien quelques rêves d'ingénieur qui finissent par prendre forme. Mais au bout de combien de temps ? On peut citer le contournement ferroviaire Nîmes-Montpellier : dix-neuf ans d'efforts. La ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux : vingt-sept ans. Ou le grand contournement autoroutier à l'ouest de Strasbourg : quarante-huit ans. Oui, vous avez bien lu : quarante-huit ans. Les premières études ont été faites sous la présidence de Georges Pompidou, quand les automobilistes roulaient encore en Citroën DS. Comme la tortue de La Fontaine, la France se « hâte avec lenteur ». Un comble pour un pays qui compte trois géants mondiaux du BTP - Bouygues, Vinci et Eiffage -, qui a construit le premier métro du monde en une décennie, la tour Eiffel en deux ans, et la plupart des 56 réacteurs du parc nucléaire actuel sur une période d'environ vingt-cinq ans.
Dans la fable, chacun le sait, la tortue l'emporte à la fin. Mais la vie économique répond à une logique différente, comme le rappelle le professeur à HEC Éric Mengus : « Si vous avez de meilleures infrastructures et une capacité à les construire plus vite que les autres, vous faites des gains de productivité, ce qui est un grand facteur de croissance. Notre lenteur est annonciatrice d'une perte de compétitivité forte et donc d'un déclassement vis-à-vis des autres pays européens. »
Le port du Havre peut servir d'illustration. Idéalement situé sur la route des navires venus d'Asie à destination de l'Europe, notre premier port de fret maritime avait tout pour se tailler la part du lion lorsque le commerce avec la Chine a explosé au début des années 2000. Seulement, il a été paralysé par un chantier de modernisation qui a duré onze ans - il a fallu consulter tous les riverains, mener de nombreuses analyses, construire une « île aux oiseaux ». Résultat : les bateaux sont allés chez nos concurrents qui avaient rénové leurs installations trois fois plus vite.
Papiers d'identité : c'est la panique !
Le délai pour faire ou renouveler ses papiers d'identité en mairie est « en moyenne de soixante-cinq jours en France aujourd'hui, contre douze il y a un an », a reconnu Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, qui a annoncé, début mai, un « plan d'urgence » pour accélérer la délivrance des passeports et des cartes d'identité. De quoi traiter 500 000 dossiers supplémentaires par semaine.
Lanterner. Pas une semaine ne se passe sans qu'un responsable politique ne mette une « urgence » à l'agenda du pays. Au menu des priorités, la transition énergétique figure en bonne place. Hélas, on ne sait plus construire une centrale en moins de quinze ans, nos panneaux solaires et nos méthaniseurs mettent un temps infini à voir le jour, et il nous faut de sept à neuf ans pour terminer un parc d'éoliennes terrestres, contre seulement trois ans en Allemagne. « La France a lancé les appels d'offres pour les éoliennes maritimes en 2011, à peu près en même temps que la Belgique, note Alexandre Roesch, le directeur général du Syndicat des énergies renouvelables. Depuis, les Belges en ont activé environ 300 et nous, zéro. »
Depuis peu, la réindustrialisation est à la mode. Mais, là encore, ça coince. Selon le récent rapport de l'ancien numéro deux de Saint-Gobain, Laurent Guillot, notre administration met dix-sept mois à valider (ou non) un projet d'implantation de site industriel, contre six mois en Suède, ou quatre mois en Allemagne et en Pologne. S'agissant des implantations de sites logistiques, vitales au fonctionnement du commerce électronique, nos fonctionnaires font lanterner les porteurs de projet pendant neuf mois, soit trois fois plus longtemps que leurs homologues allemands et polonais. Nul ne s'étonnera que la plupart des industriels étrangers, qui comparent les pays avant de décider où s'installer, préfèrent, à dossier égal, faire affaire avec nos voisins.
Promoteurs, architectes, constructeurs… voilà bien longtemps que les professionnels de la pierre tirent la sonnette d'alarme. « Dorénavant, il faut compter entre dix et quinze ans pour livrer, clés en main, un centre commercial, un centre de congrès-exposition ou une tour de bureaux. Cela va respectivement deux, trois et cinq fois plus vite ailleurs en Europe, aux États-Unis et en Chine », se lamentait l'ancien patron d'Unibail, Guillaume Poitrinal, dans un livre paru en 2012 (Plus vite ! La France malade de son temps, Grasset). Dix ans plus tard, ces écarts n'ont pas changé, selon tous les experts consultés par Le Point.
Cruel paradoxe. Autre urgence, à en croire nos grands responsables politiques : le logement. L'ancien ministre socialiste François Rebsamen l'a encore martelé, en octobre, dans un rapport rédigé à la demande du gouvernement Castex. Si la France ne construit pas 500 000 appartements ou maisons par an dans les prochaines années, elle risque une « crise majeure de l'offre ». Or, cruel paradoxe, on n'a jamais mis autant de temps à faire sortir de terre un immeuble qu'aujourd'hui. « Il faut compter sept ans, contre quatre à cinq ans il y a une dizaine d'années, et on construit toujours à la même vitesse, c'est-à-dire en vingt-quatre mois », rouspète le promoteur Norbert Fanchon (groupe Gambetta), à l'unisson de ses collègues.
Comment le pays du baron Haussmann et de Gustave Eiffel s'est-il métamorphosé en un escargot essoufflé ? Trois principaux facteurs l'expliquent : notre culture administrative d'un autre âge, la multiplication des recours et l'inconstance de nos élus. Commençons par notre bureaucratie. Elle s'enkyste. « Depuis la loi territoriale de 1999, on a cinq niveaux d'administration au lieu de trois : la commune, l'intercommunalité, le département, la métropole et la région, constate le sénateur des Hauts-de-Seine (LR) Philippe Pemezec. C'est trop. » Les projets d'urbanisme doivent être compatibles avec les schémas de la région Île-de-France ainsi que celui de cohérence territoriale métropolitain et le plan local d'urbanisme intercommunal. « On produit une vingtaine de documents chaque fois », poursuit l'ancien maire du Plessis-Robinson. Actuellement, il se démène pour déménager un hôpital. Et pour cause, le site actuel, qui est bourré d'amiante, doit fermer avant fin 2024. Las, le dossier est au point mort depuis plus d'un an, car les experts mandatés par l'Autorité environnementale de la région ont identifié une zone humide. « On ne parle pas d'une mare, mais d'un bout de pelouse de 30 mètres carrés en bordure de l'édifice… »
Trop de normes. Disons-le clairement : nos voisins européens ont des normes, eux aussi. Et certaines, notamment celles qui visent à défendre les espèces en danger contre les assauts des bétonneurs, partent d'un bon sentiment. Mais, en la matière, la France fait preuve d'une ardeur qui laisse bouche bée. D'abord, elle applique les directives de Bruxelles de façon démesurée. « Chez nous, l'étude faune et flore dure quatre saisons, quel que soit le projet, alors que les Allemands la font, en général, sur trois à quatre mois », rappelle Laurent Guillot. Ensuite, nos fonctionnaires de terrain font du zèle. À commencer par ceux qui sont chargés de la biodiversité.
Georges Lingenheld peut en témoigner. Depuis déjà un certain temps, ce patron d'une entreprise de 570 salariés tente de mettre en route un méthaniseur sur un terrain de 2 hectares près de Strasbourg. « J'ai présenté le dossier en 2017, mais les experts m'ont bloqué, car ils ont trouvé de grands hamsters d'Alsace », un animal protégé. Verdict des agents : d'accord pour le méthaniseur, mais à la condition qu'il acquiert 8 hectares supplémentaires pour y reloger de nouvelles familles de rongeurs durant quinze ans. « On m'a fait acheter 50 hamsters à 400 euros pièce alors que les renards vont les boulotter dans les prochains mois », s'agace l'industriel alsacien, qui a déjà perdu 5 ans et 500 000 euros dans l'affaire.
Des histoires comme celle de Georges Lingenheld, on pourrait en raconter des dizaines. Les travaux d'un échangeur sur l'A86 ont été stoppés parce qu'un gobe-mouches gris s'était posé sur une branche, non loin du site, lors de la visite de l'inspecteur ès biodiversité. « On a dû attendre six mois pour savoir si ce passereau allait nidifier, avant que les experts en arrivent à la conclusion qu'il avait fait une simple pause sur sa route migratoire », peste un élu local. Des projets similaires ont eu moins de chance.
Nos bureaucrates se contredisent même parfois. David Lisnard, le maire (LR) de Cannes, en a fait les frais : « Ma ville a été lauréate du ministère de l'Environnement et de l'Europe pour installer des panneaux photovoltaïques alimentés par des batteries afin de rendre les îles de Lérins autonomes en électricité, relate-t-il. Mais la direction régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement s'y est opposée, et le projet est tombé à l'eau. » S'il n'y avait que ça… Quand ils envoient leurs plans aux redoutables architectes des bâtiments de France (ABF), les professionnels ont beaucoup de mal à trouver le sommeil. Car les ABF contrôlent tous les projets situés dans un rayon de 500 mètres autour d'un monument historique - la France compte 45 680 sites classés ou inscrits, donc on a souvent affaire à eux. Et leurs avis ne peuvent pas être remis en question. « Certains trouvent que mon toit est trop pointu, d'autres que la pierre ne va pas, fulmine l'architecte Jean-Michel Wilmotte. J'ai eu droit à l'agent en burn-out pas remplacé pendant des mois. Ou à celui qui part en vacances pendant trois semaines. Et, pendant ce temps-là, mon client s'impatiente. »
Judiciarisation. Ça y est, votre dossier est passé sous les fourches caudines de l'administration sans perdre trop de plumes ? Ne respirez pas trop vite ! Car, maintenant, les recours vont tomber. C'est le deuxième facteur de ralentissement, et pas le moins ravageur. « La justice administrative en France, c'est entre cinq et huit ans d'attente si votre opposant veut vous emmener jusqu'au Conseil d'État par les petites routes de campagne », relève Guillaume Poitrinal. De quoi décourager bien des ambitieux. Car les opérateurs, à part l'État, qui peuvent immobiliser des fonds sur de si longues périodes, même avec la certitude de l'emporter, sont peu nombreux. C'est simple : rares sont les projets de construction en France qui ne font pas l'objet d'une bataille devant les tribunaux. « Quand j'ai commencé dans le métier, il y avait très peu de recours, se souvient l'architecte Denis Valode. Aujourd'hui, on n'imagine plus déposer un permis de construire sans en avoir. » Le réaménagement du stade Jean-Bouin, dans le 16 e arrondissement de Paris, a généré à lui seul 325 actions en justice. Avec leurs recours prérédigés et distribués en kit sur le Net, les activistes bloquent n'importe quel ouvrage.
Cette judiciarisation s'explique de deux manières. Primo, selon l'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl, « les voies d'action se sont diversifiées. Avec les référés "liberté", les questions prioritaires de constitutionnalité, la possibilité de saisir la Cour européenne des droits de l'homme et celle de poser une question préjudicielle devant le juge de Luxembourg ». Secundo, le risque est presque nul puisque les magistrats français, à la différence de leurs homologues allemands, ne sanctionnent qu'exceptionnellement les recours abusifs et que, chez nous, l'amende prévue en la matière, plafonnée à… 3 000 euros, est dérisoire. Et les escrocs en profitent. « Une fois, quelqu'un a acheté une boîte aux lettres à côté d'un de mes chantiers dans le seul but de déposer un recours, rapporte Norbert Fanchon. J'avais déjà bloqué 3 millions d'euros dans l'affaire et je ne pouvais pas perdre deux ou trois ans en justice. Alors, je lui ai signé un chèque de 300 000 euros. Le temps, c'est de l'argent. »
Reste un dernier frein : l'inconstance du personnel politique. Ce qu'une majorité décide, la suivante le défait. Or les projets s'étalent en général sur des durées plus longues que les mandats… « Je devais déménager un bâtiment de 5 000 mètres carrés car l'ancien était vétuste, explique Jean-Thomas Schmitt, le PDG du transporteur Heppner. Mais quand la communauté de communes a changé, la nouvelle équipe a tout remis à plat et j'ai perdu deux ans. »
De l'espoir ? Soyons justes, plusieurs dirigeants ont tenté d'améliorer les choses. François Hollande a lancé le « choc de simplification ». « Avec un plan de 300 mesures, rappelle Guillaume Poitrinal, corapporteur du dossier. Certaines ont été retenues, comme :"Qui ne dit mot consent" pour les préfets." Emmanuel Macron a lui aussi simplifié, avec les lois Essoc, pacte et Asap. « On a ainsi créé une centaine de sites industriels clés en main et supprimé un niveau de recours pour les projets d'éoliennes en mer », plaide le député Marcheur Guillaume Kasbarian. Mais, en parallèle, les normes ont continué à se multiplier. De plus, le temps de la loi est long. Léo Cohen, ancien conseiller de Barbara Pompili au ministère de la Transition écologique et auteur de 800 Jours au ministère de l'impossible (Les Petits Matins) en témoigne : « Il faut attendre dix-huit mois entre le moment où l'on élabore une loi et son examen devant le Parlement. Et trois ans pour que la totalité des décrets soient pris. »
Il y a peut-être de l'espoir. Après tout, on a bien su compresser le calendrier pour valider rapidement les vaccins à ARN contre le coronavirus. « D'ordinaire, la France met cinq fois plus de temps que l'Allemagne à autoriser un traitement, soit cinq cent vingt-sept jours, dont quatre-vingt-dix pour la publication au Journal officiel », précise Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat Les Entreprises du médicament. Mi-mars, lors de la présentation de son programme, le président sortant a proposé des lois d'« exception » pour accélérer l'action publique notamment dans le logement, sur le modèle de la loi relative aux chantiers des Jeux olympiques. À quand une médaille d'or de la lenteur ? Celle-là, la France serait certaine de la gagner.
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