Pierre Rolinet était en effet l'un des derniers survivants du camp de concentration de Natzweiler-Struthof établi en 1941 par les nazis en Alsace, à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de Strasbourg. L'homme, originaire du pays de Montbéliard, l'avait intégré en 1944 après avoir été arrêté et condamné à mort.
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Il y resta cinq mois avant d'être transféré à Dachau puis libéré par les soldats américains en août 1944. Cinq mois durant lesquels il connut l'enfer aux côtés des autres prisonniers et perdit plus de vingt-cinq kilos. Après avoir gardé son silence pendant vingt ans, Pierre Rolinet s'était décidé à raconter les horreurs auxquelles il avait assisté.
"Comment pardonner à un gardien qui brisait des tibias à coups de pioche et dansait sur la poitrine des mourants ? C’est impossible", répondait-il dans un reportage du Monde paru en novembre 2021. Pardonner non mais témoigner oui, inlassablement, des barbaries subies par des milliers de déportés.
Si les noms de Dachau, Auschwitz ou Treblinka évoquent immédiatement les exactions commises par les nazis, le camp du Struthof est beaucoup moins connu. Il fut pourtant l'un des premiers camps découverts dans l'ouest de l'Europe. Mais ce n'est que plusieurs mois plus tard que l'horreur des camps marqua les esprits.
Seul camp implanté par les nazis en France
Le camp de Natzweiler-Struthof fut le seul camp implanté par les nazis sur le territoire français. C'est en septembre 1940 que le destin du paisible village de Natzweiler, située en Alsace annexée, bascula lorsque les nazis y découvrirent la présence de granit rose et décidèrent d'y établir un site pour exploiter le filon.
Le camp fut officiellement ouvert en mai 1941 sur le lieu-dit "Le Struthof", à proximité du village. Quelques semaines après, deux convois de 150 hommes chacun y étaient envoyés pour ériger la structure et les voies d'accès. Les travaux ne furent pas achevés avant deux ans mais le site étant devenu "camp d'affectation", les effectifs s'y multiplièrent rapidement.
En 1943, environ 4.000 détenus venant de différents pays d'Europe y étaient recensés. Un an après, plus de 20.000 arrivées, y compris de femmes, y furent enregistrées en l'espace de quelques mois. Le camp, d'abord structure unique, devint le centre d'un complexe de dizaines d'unités et de camps annexes.
Au total, quelque 52.000 détenus, d'une trentaine de nationalités différentes d'après les archives qui y ont été retrouvées, furent immatriculés au Konzenstrationslager (KL) Natzweiler entre 1941 et 1944. 35.000 d'entre eux ne passèrent jamais par le camp principal et près de 22.000 moururent. Dans d'effroyables conditions.
L'un des plus meurtriers
Avec un taux de mortalité de 40%, le Struthof fut l'un des camps de concentration les plus meurtriers du système nazi. Sur la liste des prisonniers, figuraient notamment plus de 2.400 détenus dits Nacht und Nebel, en français "nuit et brouillard". Un nom de code qui désignait les opposants au Reich destinés à disparaître d'une mort douloureuse et dans le plus grand secret.
"Les kapos nous repéraient facilement, nous étions leurs cibles prioritaires", confirmait Pierre Rolinet lui-même marqué des lettres écarlates NN. Les travaux forcés, la privation de nourriture et les sévices des gardiens étaient le quotidien des détenus du camp. Jusqu'à 1.400 d'entre eux participèrent à l'extraction du granit rose au cours des premières années.
A partir de 1943, des ateliers de démontage de moteurs d’avion furent installés à la carrière pour répondre aux impératifs de guerre. En février de la même année, un four crématoire rejoignit également le camp. Il servit très vite à faire disparaître les corps des victimes exécutées par les SS, bien que leur nombre exact demeure difficile à déterminer.
En août 2018, une gourmette a été découverte par hasard, lors de travaux d'entretien, dans la fosse aux cendres du camp. Elle portait les insignes de la Royal Air Force britannique, ainsi qu'un nom et un matricule qui ont permis de retrouver son propriétaire : Frederick Habgood, un sergent britannique de 21 ans pendu peu après son arrivée au KL Natzweiler.
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L'emplacement de la médaille a confirmé que le corps du jeune homme qui n'a jamais été retrouvé, avait été incinéré peu après son décès. Des fouilles archéologiques entamées sur le site en 2018 ont également permis de mettre au jour des objets du quotidien ayant appartenu aux geôliers nazis ainsi que d'autres éléments tels que des morceaux de masque à gaz.
Car jusqu'en 1944, le camp abrita des activités plus sinistres encore. Des expérimentations médicales de différentes natures furent en effet menées sur les détenus. A la tête de certaines d'entre elles : August Hirt, anatomiste et professeur à la Reichsuniversität Strassburg (université du Reich de Strasbourg) créée à la suite de l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne nazie.
Le siège d'expériences sur des gaz et un vaccin
C’est l’histoire "d’un des crimes les plus abominables jamais commis par des médecins", a souligné dans un entretien au Monde Christian Bonah, professeur à l’université de Strasbourg et membre de la commission chargée d’enquêter sur les activités de l'université. Une commission qui vient de livrer un rapport de 500 pages après cinq ans de travail et l'étude de milliers d'archives.
Ses conclusions rejoignent et précisent les découvertes réalisées par les précédents travaux universitaires et initiatives individuelles. Le camp de concentration du Struthof, de même que le camp de travail de Vorbruck-Schirmeck, a servi de "sources d'approvisionnement en êtres humains pour au moins trois professeurs" allemands de médecine.
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Parmi les expérimentations humaines menées, figuraient des tests d'exposition au gaz moutarde, au phosgène - un gaz de combat -, ainsi que des tests de vaccin contre le typhus. Les documents d'August Hirt ont également révélé que ce dernier avait été autorisé à rassembler une "collection de squelettes juifs".
Dans ce but, l'équipe de l'anatomiste sélectionna 115 personnes juives au camp d'Auschwitz pour être transférées au Struthof. 86 d'entre elles - 57 hommes et 29 femmes âgés de 17 à 64 ans - furent assassinées dans la chambre à gaz du camp peu après leur arrivée en août 1943. Leurs corps furent retrouvés, partiellement découpés, dans des cuves remplies de formol.
"Enquêter sur l’assassinat de ces 86 personnes juives a permis d’éclairer la mécanique de la médecine dévoyée du système nazi", a expliqué Christian Bonah au Monde. Au total, ce sont "plus de 250 personnes dont "189 Tsiganes transférés d’Auschwitz" qui ont été "contraintes de participer à toutes ces expérimentations" menées au Struthof.
"Ici, on tuait avec les raffinements de la barbarie scientifique"
Avec l'avance des Alliés, à partir de septembre 1944, les responsables du camp principal et des camps annexes décidèrent d'évacuer les détenus, principalement vers le camp de Dachau. Quelque 11.000 prisonniers, dont près de 6.000 pour la structure principale, gagnèrent ainsi l'Allemagne.
Quelques mois plus tard, le 25 novembre 1944, les installations du Struthof, vidées de ses occupants, étaient découvertes par les troupes américaines. De premiers récits glaçants parurent dans la presse dès la fin de l'année. "Struthof - Ici, on tuait avec les raffinements de la barbarie scientifique", titre ainsi le journal L'Humanité le 7 décembre via la plume de son correspondant.
"C’est là, près de Schirmeck, sur le sommet dénudé de la montagne, à 800 mètres d’altitude, en un site enchanteur et féérique, entouré de la sombre couleur des futaies de sapins et dominant la vallée tortueuse et basse que les bandits hitlériens avaient fait construire leur jardin des supplices", raconte quelques semaines plus tard un autre correspondant dans le même journal.
Les atrocités du camp de Struthof apparaissaient alors déjà au grand jour :
Tous les corps étaient incinérés dans le four crématoire. Les bourreaux n’attendaient pas toujours que les suppliciés soient morts pour les enfourner à l’aide d’une pelle géante. De nombreux détenus ont été brûlés vifs [...] Dans la première chambre, le bourreau liait les mains et les pieds des martyrs, puis les suspendait par des crochets aux barres de fer d’un plafond bas, à la portée de la main. Il se retirait, il fermait la porte, ouvrait les robinets et lâchait les gaz asphyxiants. La mort faisait son œuvre.
Il fallut néanmoins attendre l'évacuation des camps annexes en avril et mai 1945 pour que la terreur du Struthof ne prenne réellement fin. Entre temps, de nombreux journalistes, officiels civils et militaires, se rendirent au sein du camp principal. "Tous ces visiteurs ont quitté cet endroit épouvantés, l’âme lourde, le coeur serré par ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont entendu", relate ainsi le journal La France nouvelle dans son édition du 11 mai.
"Tous, sans exception, se sont demandé, en évoquant le crématoire, la chambre à gaz, la chambre des tortures, le gibet roulant, la morgue, s’ils n’avaient pas vécu un cauchemar [...] Ce qui s’est passé au Struthof est si inhumain que l’esprit se refuse à croire même aux preuves dont on l’accable", poursuit-il.
Le Struthof, "haut lieu de la mémoire nationale"
En évacuant le camp, les nazis laissèrent derrière eux de nombreuses archives qui permirent de documenter les cinq années tragiques d'activité du Struthof et de ses annexes. Elles permirent également de juger les responsables du KL Natzweiler durant un procès qui eut lieu à partir de juin 1954 devant les tribunaux militaires de Metz.
D'autres procès s'étaient déjà tenus pour juger d'autres dirigeants au cours des années précédentes. Le camp, quant à lui, ne resta pas inoccupé. A partir de 1945, il se changea en centre pénitentiaire qui fut dissous quatre années plus tard. En 1960, le Mémorial national de la Déportation y fut érigé puis inauguré par le général de Gaulle alors président de la République.
Haut de quelque 40 mètres, le monument en forme de flamme renferme un caveau contenant le corps du déporté inconnu et des urnes recelant de la terre ou des cendres anonymes provenant de différents camps de concentration. C'est aussi au Struthof que se trouve la Nécropole nationale de la déportation abritant les restes d'un millier de victimes françaises des camps.
Le site est désormais classé "Haut lieu de la mémoire nationale" et accueille également le Centre européen du résistant déporté (CERD) qui propose une introduction à la visite du camp. Chaque année, ce dernier reçoit quelque 200.000 visiteurs. Une fréquentation en augmentation constante qui a motivé un vaste projet de restauration démarré en 2021.
Les travaux doivent concerner en particulier l'une des dernières baraques encore présentes ainsi que le bâtiment qui abrita une chambre à gaz, selon Guillaume d'Andlau, directeur du CERD cité par l'AFP. Le baraquement "cuisine" devrait ainsi se transformer en un "espace muséographique" pour "aider à ressentir la privation de nourriture" infligée aux déportés, a-t-il détaillé.
Le projet d'un montant estimé à 4 millions d'euros doit se poursuivre jusqu'en 2035. "Les restaurations à venir tiennent compte du moment charnière où nous nous trouvons : la mémoire vivante des anciens déportés disparaît pour faire entrer le camp définitivement dans le temps de l'Histoire", a-t-il souligné.
Avec le récent décès de Pierre Rolinet, l'un des ultimes survivants et président d'honneur de l'Amicale nationale des déportés et familles de disparus du camp de Natzweiler-Struthof, c'est un peu plus de cette mémoire vivante qui s'efface, soulignant l'importance de raviver la tragédie pour l'empêcher de sombrer dans l'oubli.
A partir du 6 mai prochain, le Centre européen du résistant déporté accueillera une nouvelle exposition sur le KL Natzweiler et la faculté de médecine de la Reichsuniversität Strassburg présentant les récents travaux de la commission d'enquête sur les expérimentations menées au sein du camp.
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