Les deux dirigeants ont alors conclu un accord pour la vente d'hydrocarbures russes à la Chine. Celle-ci a déclaré partager les inquiétudes de la Russie contre l'extension de l'Otan, et Moscou a reconnu les prétentions chinoises sur Taïwan. À Singapour, le professeur Kishore Mahbubani, expert de la Chine contemporaine, universitaire de renom, ancien ambassadeur de son pays aux Nations unies et essayiste à succès (Le jour où la Chine va gagner, Éditions Saint-Simon, 2021), théorise depuis longtemps le déclin relatif de l'Occident et l'essor de Pékin. Entretien.
Le Point : Que pensent les hauts dirigeants chinois de l'invasion de l'Ukraine par la Russie ?
Kishore Mahbubani : Ils ont deux raisons d'être mécontents et une de se réjouir. Par principe, ils n'aiment pas le séparatisme, et cela vaut pour les prorusses du Donbass qui ont appelé de leurs vœux l'intervention militaire russe. D'autant que le président Vladimir Poutine ne tente pas juste de s'emparer de cette partie du pays, mais de tout le territoire, ce que la Chine n'avait manifestement pas anticipé. En outre, les Chinois n'aiment ni les surprises ni l'instabilité. Or il va y avoir du chaos. Cependant, ils peuvent se satisfaire du fait que les États-Unis sont maintenant occupés pour cinq à dix ans avec l'Ukraine et les Russes. La Chine ne sera plus au centre de l'attention. C'était la même chose avec la guerre en Irak de 2003. Le répit que celle-ci a offert à Pékin, en monopolisant ailleurs l'attention des Américains pendant deux décennies, a permis à la Chine de croître en paix.
Le numéro un chinois Xi Jinping soutient-il Vladimir Poutine ?
Pas complètement. Il le soutient pour empêcher l'Ukraine d'entrer dans l'Otan, mais pas pour une invasion. La Chine a aussi de très importants intérêts dans l'Union européenne, elle ne peut pas se permettre de se l'aliéner.
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Singapour, pour sa part, a condamné l'invasion. Pourquoi ?
C'est une question de principe pour Singapour. En tant que petit État, nous nous opposons à toute invasion d'un petit État par une grande puissance. Nous l'avons fait quand les États-Unis ont envahi Grenade en 1983, quand le Vietnam a envahi le Cambodge en 1978, ou quand les Russes ont envahi l'Afghanistan en 1979.
D'autres pays d'Asie du Sud-Est sont-ils sur la même ligne ?
Cela dépend beaucoup de leurs relations avec la Russie. Le Vietnam, par exemple, est très proche de Moscou.
L'Inde veille traditionnellement à maintenir de bonnes relations avec Washington comme avec Moscou, mais elle a « regretté » l'attaque russe contre l'Ukraine. Cette crise peut-elle l'éloigner de la Russie ?
L'Inde fait très attention à ne pas condamner la Russie, avec qui elle est amie de longue date. Tout dépend si la Russie sort victorieuse ou pas. Si l'Ukraine capitule et devient un État neutre, les relations Inde-Russie vont se renforcer. L'Inde aime que le monde soit multipolaire. C'est d'ailleurs son intérêt commun avec la Chine.
La Chine pourrait-elle tirer avantage de la situation ukrainienne pour pousser son agenda sur Taïwan ?
Je ne le crois pas. Les Chinois comprendront la différence entre l'Ukraine et Taïwan. Avec l'Ukraine, les États-Unis n'ont aucun engagement. Au contraire, le Congrès américain a adopté en 1979 une loi sur les relations avec Taïwan, qui implique que les États-Unis ne resteront pas les bras croisés. Par contre, si Taïwan déclare son indépendance, la Chine envahira assurément Taïwan. Il faut donc maintenir à tout prix la fiction selon laquelle les deux rives du détroit admettent l'existence d'une seule Chine, et il n'y aura pas besoin de guerre.
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Pour l'Ukraine, on parle du pire événement géopolitique depuis 1945. La diplomatie n'y peut-elle plus rien ?
Ce n'est le pire événement depuis 1945 que pour l'Europe, pas pour l'Asie, ni pour l'Afrique ou l'Amérique du Sud ! Quant à la diplomatie, elle ne pourra réussir que si les États-Unis et l'Europe apprennent à penser stratégiquement et à faire des plans à long terme. George Kennan, qui avait développé la stratégie du « containment » contre l'URSS au début de la guerre froide, et Henry Kissinger, qui s'est rendu à Pékin en 1971 pour rétablir les relations entre les États-Unis et la Chine, avaient ce type de pensée stratégique. Laisser l'Ukraine candidater pour entrer dans l'Otan était stupide, la Russie ne pouvait que se mettre très en colère. Surtout si l'Occident ne se préparait pas à se battre pour l'Ukraine ! Les États-Unis et l'Union européenne sont devenus stratégiquement naïfs. Pourquoi avoir humilié la Russie ? Pourquoi, au lieu de récompenser les démocrates russes dans les années 1990, les avoir ridiculisés en étendant l'Otan à l'Est ?
L’Occident doit se plonger dans une profonde introspection. Sinon, les erreurs commises avec la Russie se répéteront avec la Chine.
Quel rôle l'Asie peut-elle jouer pour contribuer à une solution diplomatique ?
Il n'y a plus que deux voies d'entrée pour parler à Vladimir Poutine : Chine et Inde. L'Occident doit trouver un compromis grâce à la Chine ou à l'Inde. Mais au lieu de cela, il se complaît dans une posture sur la liberté de l'Ukraine et le refus de parler à la Russie. La diplomatie n'est pas faite pour parler à ses amis, mais d'abord à ses ennemis.
Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il échoué à empêcher la guerre ?
Emmanuel Macron aurait dû apporter une proposition concrète : que l'Ukraine ne rejoindrait pas l'Otan ou resterait un pays neutre. L'Occident doit se plonger dans une profonde introspection. Sinon, les erreurs commises avec la Russie se répéteront avec la Chine. Il faut développer une stratégie de long terme avec la Russie. Et avec la Chine, n'essayez pas d'arrêter son ascension, parce que c'est une mission impossible. Si l'on ne peut pas arrêter un pays comme la Russie, qui fait moins d'un dixième du PIB de la Chine, comment pourrait-on arrêter cette dernière ? Il est très dangereux d'humilier des pays. Il faut apprendre à faire des compromis et donc à lâcher quelque chose de concret.
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