En 2020, quand le Covid-19 a commencé à se propager dans toute l’Europe, une entreprise française de textile a annoncé sur Twitter qu’elle allait se lancer dans la fabrication de masques chirurgicaux. Quelques heures plus tard, le ministère de la Santé lui demandait combien elle pouvait en produire. Deux jours plus tard, Les Tissages de Charlieu avaient cousu 100 000 masques à destination des hôpitaux et des fonctionnaires.
“Notre objectif était de fabriquer en France un produit très simple, de prouver que c’était possible”, explique Antoine Saint-Pierre, codirecteur de l’entreprise, implantée à Charlieu [dans la Loire], une ville où l’industrie du textile est ancrée depuis plus de cinq cents ans. La manufacture fabrique aussi des millions de sacs en tissu, dont la production crée cinq fois moins d’émissions de gaz à effet de serre que ceux qui sont importés de Chine, selon la direction.
Les perturbations de la chaîne d’approvisionnement provoquées par la pandémie ont popularisé dans l’industrie occidentale des termes comme “résilience économique nationale” et “relocalisation” de produits essentiels, que ce soit les vaccins, les semi-conducteurs ou les équipements de protection. Mais c’est d’autant plus le cas en France, où le rapatriement d’usines et d’emplois dans l’industrie est devenu un grand thème de la campagne présidentielle, à l’approche du scrutin de 2022.
Les candidats, quelle que soit leur sensibilité politique, s’emploient à convaincre l’électorat qu’ils sauront inverser le déclin industriel du pays. Entre 1970 et 2020, la contribution de l’industrie à l’économie française a été divisée par deux, pour atteindre 11 %.
Transformer le tissu industriel ?
Pendant ce temps, le gouvernement [du président Emmanuel] Macron, convaincu de longue date que l’Europe devrait reconquérir sa souveraineté économique, ne se prive pas de souligner qu’il a affecté 830 millions d’euros aux entreprises françaises depuis 2020 afin de financer des projets de relocalisation.
“Nous avons donné un coup de pouce pendant la crise pour veiller à ce que les industriels ne suspendent pas leurs investissements. C’était notre obsession et il me semble que ça a très bien fonctionné”, explique la ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Elle ajoute que plus de 10 000 entreprises industrielles ont obtenu des aides dans le cadre du plan de relance français, dont plus de 620 ont précisément été aidées à relocaliser leur activité.
Malgré tout, des économistes doutent que l’injection massive de liquidités soit le meilleur moyen de relancer l’industrie nationale. Cet argent pourra doper des PME comme Les Tissages de Charlieu, mais pourra-t-il transformer le tissu industriel français ?
Le secteur du textile est révélateur des défis à relever et explique le scepticisme de certains économistes.
Pilier de la révolution industrielle française, la confection a été dévastée à la fin du XXe siècle par la délocalisation en Asie et en Europe de l’Est, où les coûts sont plus faibles et les réglementations moins strictes. Aujourd’hui, 90 % des textiles et vêtements achetés en France sont fabriqués à l’étranger, selon des données de 2015 publiées par l’Insee. Les personnes soucieuses d’une consommation éthique ont par ailleurs peu d’informations sur les conditions de travail dans les usines ou la provenance des matières premières.
Cette conjoncture a quelque peu changé pendant la pandémie, en raison de l’effondrement des importations. Grâce à plus de 1 million d’euros d’aides publiques reçues pour la fabrication de sacs en tissu, Les Tissages de Charlieu ont pu doubler leurs effectifs, soit 180 personnes, l’équivalent de 5 % de la population de Charlieu. Les sacs en question sont aussi plus écologiques.
L’État français a été “à la hauteur de ses engagements” vis-à-vis de la relocalisation, selon Antoine Saint-Pierre :
Les discours comme les actions du gouvernement ont véritablement changé.”
Quant à savoir si la relocalisation de la confection en France peut inverser le déclin industriel, c’est hors sujet selon plusieurs économistes.
La “relocalisation” est souvent “une façon polie de parler de protectionnisme”, explique Isabelle Méjean, professeure d’économie à Sciences Po. “On ne sait pas précisément ce que ça veut dire”, ajoute-t-elle, même si le concept est souvent présenté comme la “panacée”, que ce soit la souveraineté économique, la création d’emplois ou la résistance au changement climatique.
Isabelle Méjean et Xavier Jaravel, membres du Conseil d’analyse économique, qui réalise des études indépendantes et publiques pour le gouvernement, ont indiqué dans une note en avril que le gouvernement relancerait plus efficacement l’industrie française et protégerait mieux les chaînes logistiques en donnant priorité aux “intrants vulnérables à fort contenu technologique”.
Ils ont averti que “des politiques industrielles imparfaitement ciblées seraient coûteuses pour le consommateur, sans fondamentalement renforcer la résilience” économique. Ils citent les secteurs selon eux prioritaires, comme l’aéronautique, l’électronique et la chimie. Le textile arrive en avant-dernière place, juste avant la catégorie “autres”.
Quand bien même, Agnès Pannier-Runacher défend le bilan de Macron en matière d’industrie. Outre l’efficacité du plan de relance, dont les effets se feront sentir plus tard, elle note une hausse nette du nombre d’emplois industriels entre 2017 et 2019, alors que la pandémie a inversé la tendance. “Nous avons mis en place les conditions nécessaires au renforcement de la compétitivité française”, souligne-t-elle.
Des enquêtes montrent que le climat des affaires en France s’est amélioré grâce à des baisses d’impôts sur les sociétés et à des réformes sur le marché du travail mises en place par Macron, mais l’industrie reste en berne et le déficit commercial des produits industriels se creuse.
Patrick Artus, économiste principal à Natixis, fait valoir que la France doit s’inspirer de l’Allemagne, qui a conservé sur son territoire les branches les plus lucratives de sa puissance industrielle, notamment son réseau de PME, la construction automobile et les initiatives en recherche et développement.
“Le juste milieu”
Au lieu de distribuer de l’argent, la France doit réduire plus encore les impôts sur les sociétés, dont le total annuel est supérieur de 50 milliards d’euros à celui de l’Allemagne, mais aussi améliorer les compétences techniques, et risquer plus d’argent public pour financer les innovations et les start-up de pointe.
“Il est possible de mettre en œuvre un grand nombre de délocalisations sans renoncer à la protection de l’industrie nationale, affirme Gilles Moëc, économiste principal pour l’assureur Axa. Étant favorable au libre-échange, je ne pense pas qu’il faille abandonner l’idée que, dans l’ensemble, le commerce international est une bonne chose, et il repose sur la spécialisation. On ne saura pas tout mieux faire sur notre territoire national.”
À Charlieu, Antoine Saint-Pierre n’est qu’à moitié d’accord. Selon lui, il serait “fou de dire que toute la production doit être rapatriée en France”. Mais il fait aussi valoir que de nombreux procédés industriels peuvent être relocalisés, pour ainsi créer des milliers d’emplois et réduire l’impact environnemental de la production. “Nous n’avons pas besoin d’inverser la mondialisation, il nous faut simplement trouver le juste milieu”, résume-t-il.
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