23/12/2021

Jean-Laurent Cassely: «De nombreux Français ne reconnaissent plus leur vieux pays»

Source lefigaro.fr | Alexandre Devecchio
 
ENTRETIEN - Dans La France sous nos yeux (Seuil), co-écrit avec Jérôme Fourquet, le journaliste et essayiste dresse un passionnant tableau de notre pays. La société française apparaît désormais totalement morcelée et désespérément à la recherche d’une identité commune.

LE FIGARO MAGAZINE - La France sous nos yeux» apparaît comme un état des lieux de la France. Si vous deviez définir en quelques phrases la France d’aujourd’hui… En quoi est-elle radicalement différente de celle d’avant?

Jean-Laurent CASSELY - La France d’aujourd’hui est radicalement différente de celle des Trente Glorieuses, mais cette métamorphose est moins visible à l’œil nu que la différence qui existait entre ces Trente Glorieuses et la France de l’immédiat après-guerre. Dans les années 1970, on pouvait se promener dans une France dont la physionomie était totalement nouvelle, marquée par des gestes architecturaux forts et une armature matérielle moderne (extension des villes avec les banlieues de grands ensembles et les centres commerciaux, autoroutes, stations balnéaires du littoral languedocien ou stations de ski du Plan neige, mécanisation de l’agriculture). Dans ce que nous appelons «La France d’après», la métamorphoseest tout aussi significative, mais moins facilement identifiable. Les années 1980-2010 ont plutôt vu certaines tendances de la période précédente se renforcer et se prolonger. C’est le cas de la désindustrialisation du territoire, de l’extension de l’emprise commerciale de la grande distribution, de la poursuite de l’étalement urbain ou des effets de la globalisation culturelle. Plus généralement, c’est l’idée d’une société traditionnelle qui a totalement volé en éclats au cours de ces années de transition, alors que d’importantes survivances étaient encore perceptibles dans les modes de vie jusque dans les années 1980.

Depuis quand la France a-t-elle entamé sa métamorphose? Quelles en sont les conséquences?

On peut citer un moment clé pour sa valeur d’exemple: fin mars 1992, l’usine Renault-Billancourt ferme ses portes en banlieue parisienne et, quelques semaines plus tard, le 12 avril, le parc à thèmes Euro Disney est inauguré à Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne) toujours en région parisienne. Ces deux dates marquent symboliquement le passage d’une société de production industrielle à une société orientée vers la consommation, les services, les loisirs, le tourisme et l’immobilier. Autant de thèmes qui parsèment les romans de Michel Houellebecq, et que nous avons voulu décrire dans ce livre.

« Ce n’est pas parce que les référents ont changé que l’envie de tisser du lien social a disparu. »

La France que vous décrivez apparaît recomposée, morcelée au point que l’on peut se demander s’il existe encore une identité commune?

C’est une remarque que nous font beaucoup de lecteurs que ce constat inquiète. Dans cette société fragmentée, en patchwork, «archipélisée», dirait mon coauteur Jérôme Fourquet, dans laquelle on choisit, en quelque sorte, son mode de vie à la carte comme sur le menu d’un restaurant de cuisine fusion, nous ne serions plus capables de vivre ensemble. Or, les Français se révèlent encore attachés à leur territoire: ils sont prêts à se mobiliser pour leur village, pour leur quartier, pour leur région. Et si le «vivre-ensemble» comme injonction morale est souvent inefficace, car il se heurte à la tendance des gens à se regrouper entre semblables, en revanche, il est possible de soutenir un «faire-ensemble». En soutenant les nombreuses initiatives des associations locales ou thématiques, par exemple. Certes, il s’agit parfois du club d’échecs, de karaté ou de danse country. Dans ce que nous appelons La France d’après, on revend des objets sur Le Bon Coin plutôt que d’organiser un vide-grenier, on part en pèlerinage en famille à Disneyland, on se réunit au snack de tacos ou de kebabs après le match de foot. Mais ce n’est pas parce que les référents ont changé que l’envie de tisser du lien social a disparu.Si la country fonctionne aussi bien dans une partie de la France périphérique et rurale, c’est, au-delà de l’attrait pour l’imaginaire du western américain, parce qu’elle donne un prétexte aux gens pour se rencontrer et passer du temps ensemble.

Même la France du pain est coupée en deux…

Ce phénomène de polarisation du pain et de la boulangerie illustre un processus plus large décrit dans notre livre, celui de «démoyennisation». Depuis une dizaine d’années, la boulangerie a rejoint dans les villes moyennes et les villages les autres commerces de périphérie, avec des enseignes de grande capacité qui s’installent dans les zones commerciales, au bord d’un rond-point et qui disposent d’un parking. Ces enseignes proposent des promotions inspirées de la grande distribution, comme le «3 + 1» (une baguette offerte pour trois achetées). Dans le même temps, les villes ont vu éclore des néoboulangers. Souvent issus de reconversions professionnelles, ces artisans du pain ne jurent que par les méthodes traditionnelles et les farines anciennes. Parfois, ils abandonnent le format de la baguette pour ne confectionner que des gros pains de campagne à l’ancienne. On se retrouve donc avec une double polarisation, spatiale et socioculturelle, d’un commerce emblématique de l’art de vivre à la française, la boulangerie, dont les points de vente étaient, dans les années 1980, des petits commerces relativement indifférenciés. On peut donc émettre l’hypothèse que les Français ne se croisent plus dans les mêmes lieux, c’est vrai du pain, mais aussi des commerces alimentaires, des cafés ou des boîtes de nuit. En fait, tous les formats issus de la standardisation des années 1970-1980 sont menacés.

Le pays semble également soumis à diverses influences culturelles étrangères et serait davantage en voie d’américanisation que d’islamisation. La France est-elle toujours la France?

Les années 1990 sont celles de l’entrée de la France dans la globalisation, un processus que l’on peut décrire comme une accélération des flux de personnes (les migrations), des flux économiques (les grandes marques mondialisées) et des flux immatériels (les médias audiovisuels, la pop culture, internet et les réseaux sociaux qui font et défont les modes). Quant à savoir si la France est toujours la France, il s’agit d’une question rhétorique: la France évolue en permanence. Il me semble plus important de s’arrêter sur la sensation que rapportent de nombreux Français de ne plus reconnaître le pays dans lequel ils ont grandi. Certains mettent avant tout cette impression sur le compte de l’immigration et de l’islam, avec, par exemple, la question de la visibilité du voile comme marqueur de ces changements.

« Ces changements multiformes ont été très rapides et peuvent ­expliquer cette sensation de perdre pied, en particulier, parmi les Français plus âgés qui ont connu l’avant et l’après. »

Mais la métamorphose du pays a également été d’ordre économique et paysager: les entrées de ville défigurées sont unanimement condamnées, de la droite à la gauche de l’échiquier, sauf qu’on n’a pas encore trouvé de coupable désigné pour ces transformations… Enfin, on cherche encore le lien entre l’immigration et la crise des «gilets jaunes». Quant à l’américanisation, il me semble qu’il s’agit moins d’un phénomène de colonisation culturelle que d’hybridation et d’acclimatation. Aujourd’hui, le burger est un plat au menu de toutes les brasseries, cuisiné «à la française». Reste que ces changements multiformes ont été très rapides et peuvent expliquer cette sensation de perdre pied, en particulier, parmi les Français plus âgés qui ont connu l’avant et l’après.

La culture chrétienne s’estompe de plus en plus. La France du yoga va-t-elle remplacer la France des églises?

Disons plutôt que si la couche spirituelle la plus ancienne affleure par endroits à l’état de vestige patrimonial (dans nos paysages avec les églises ou les noms des communes), ou dans le calendrier civil avec les traditions sécularisées des fêtes ou des jours fériés, elle est aujourd’hui concurrencéepar des courants plus récents. Là encore, l’islam est la manifestation la plus visible de ces transformations, mais de manière plus originale, nous nous penchons, dans le livre, sur la vigueur des courants new age, qui séduisent de nombreux Français. Car le besoin de spiritualité n’a pas disparu avec l’effondrement de la religion catholique ; simplement, il s’exprime différemment. Le yoga, discipline à la fois sportive, de bien-être et spirituelle, s’est démocratisé parmi les couches sociales et dans les territoires. Ces courants issus de la globalisation culturelle ne sont plus des curiosités, mais des éléments du mix spirituel de la France d’après, de même que le sushi, le kebab ou le burger se surajoutent aux plats de la gastronomie traditionnelle.

Quelles sont les points communs entre la France pavillonnaire, celle des grandes métropoles, celle des banlieues, celle des campagnes, ou enfin celle des néoruraux? Ces France se parlent-elles?

Avant le Covid, on opposait volontiers une France des métropoles, peuplée de travailleurs qualifiés et mobiles, à une France des périphéries et du pavillonnaire, dont la population était réputée plus sédentaire. Coincée entre les deux types d’espaces, la banlieue représentait un repoussoir sur le plan du cadre de vie: l’immobilier traduisait ce partage symbolique entre trois espaces d’attractivité inégale. Sans avoir été totalement invalidée par la crise sanitaire, cette tripartition a évolué sous l’effet des aspirations émergentes des catégories urbaines qualifiées et mobiles. Avec la possibilité de télétravailler, les cadres et les indépendants exerçant des professions intellectuelles espèrent tirer le meilleur parti de chaque type d’espace: les salaires des grandes villes et la qualité de vie en maison individuelle à la campagne ou en bord de mer.

Si toute l’Île-de-France n’a pas vocation à s’installer à la campagne, en revanche, on constate un basculement dans la hiérarchie symbolique des territoires. La ruralité, les villes moyennes, le périurbain et ses pavillons jugés jadis ringards ou passéistes passent désormais pour des territoires convoités dans lesquels il fait bon vivre. Les sites d’annonces immobilières enregistrent ces évolutions dans les recherches des futurs acquéreurs.

Dans le livre, nous avons opté pour une stratification du territoire par niveau de désirabilité plutôt que par taille ou par densité. Certaines métropoles (Bordeaux, Nantes), des villes moyennes littorales (La Rochelle, Biarritz) ou des campagnes qui attirent les néoruraux (le Perche, la Drôme) forment ce que nous appelons la France triple A, celle des marchés immobiliers les plus convoités. Les perdants de cette lutte des places deviennent des déclassés territoriaux, qui doivent se résoudre à vivre toujours un peu plus loin des lieux agréables et bien connectés.

Cette situation conduit-elle à une forme de partition?

Ce rush immobilier génère des tensions dans de nombreux bassins de vie. Il met en concurrence des individus mobiles, qui choisissent leur lieu d’habitation à l’issue d’une sorte de benchmark entre les territoires, et des habitants au mode de vie plus sédentaire. Sur le plan esthétique et culturel, cette redistribution aboutit à complexifier l’image que l’on associe à chaque lieu (banlieue, campagne, périurbain…): dans la France d’après, le lotissement et ses pavillons peuvent jouxter la ferme retapée en chambre d’hôtes, l’espace de coworking rural, l’écolieu décroissant ou le village de yourtes.

En cette année présidentielle, les différents candidats sont-ils condamnés à la segmentation?

La France d’après, que nous décrivons, se présente comme une mosaïque de familles socioculturelles alignées politiquement avec des valeurs et des modes de vie. Des gagnants de la lutte des places qui optent pour le maintien du statu quo, des gens proches de l’écologie qui quittent les grandes villes pour adopter des rythmes de vie plus doux et adhèrent au «monde d’après», enfin des populations en colère parce qu’elles voient s’éloigner la possibilité d’accéder à un idéal d’abondance et qui cherchent à s’accrocher le plus longtemps possible au mode de vie hérité des Trente Glorieuses. Dans ce contexte, le clivage gauche-droite ne s’efface pas totalement, mais il se complexifie dans la mesure où les thèmes de campagne portent également sur des aspects culturels ou identitaires. Chacun est en quelque sorte «dans son délire», et celui qui est obnubilé par l’immigration ne comprend pas nécessairement celle qui parle de climat - et inversement.

À VOIR AUSSI VIDEO - Peut-on stopper le déclin Français? (débat avec Nicolas Baverez et Alexandre Devecchio)



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