Jérôme Fourquet : Nous décrivons dans le livre une "France d'après", qui a basculé sur de nouveaux référentiels. Les pratiques funéraires sont illustratives de ce phénomène que nous nommons la "Grande métamorphose", avec notamment l'essor spectaculaire de la crémation. En 1980, celle-ci concernait seulement 1% des décès. En 1993, on en était à 10%. Et en 2016, 36%. En trente-cinq ans, une pratique marginale est ainsi devenue un phénomène de masse. En 1980, elle ne touchait qu'un public très ciblé, du type athées et libres-penseurs militants. Même si on était déjà détaché de la religion, l'enterrement, qu'il soit religieux ou non, restait la norme. Jusque dans la mort, la société était alors encore très homogène. Aujourd'hui, quand on interroge les Français en termes de souhaits, près de six sur dix disent qu'ils voudraient être incinérés, ce qui signifie que l'incinération pourrait rapidement devenir majoritaire dans ce pays.
Dans La fin d'un monde, Patrick Buisson voit dans l'essor de la crémation l'une des bascules importantes marquant la sortie de la civilisation chrétienne, puisque les cendres s'opposent symboliquement au dogme de la résurrection des corps...
Dans la foulée de Vatican II, l'Eglise catholique a levé en 1963 l'interdit de la crémation avec le décret "De cadaverum crematione", tout en déconseillant cette pratique. On peut effectivement voir dans le développement de la crémation une manifestation de la dislocation de la matrice catholique. Mais il a fallu à peu près trente à quarante ans de latence, avant qu'une partie importante de la population ne s'en empare. On peut faire l'hypothèse que la crémation va encore "gagner des parts de marché" dans les vingt ou trente prochaines années, quand les générations qui auront grandi dans une France sécularisée, où l'empreinte catholique s'est considérablement estompée, décéderont.
Aujourd'hui, le crématorium s'est inscrit dans le paysage français. En 1980, on ne comptait que 9 crématoriums en France. Actuellement, on en dénombre 190. Souvent, on les retrouve au fond de zones commerciales, à côté d'un magasin Kiloutou ou Norauto par exemple. L'esthétique est très similaire à un local commercial. Il y a ainsi une dimension totalement désacralisée. Nous sommes bien dans la "France d'après", une France hydroponique, sans racines et encrages, dans des lieux banalisés et aseptisés.
"Il y a la volonté de ne pas peser sur les générations futures"
Quelles sont les motivations des personnes qui souhaitent que leur corps soit brûlé ?
Quand on interroge les personnes souhaitant être incinérées, il y a d'abord le détachement de la pratique religieuse. Ensuite, on retrouve la volonté de ne pas peser sur les générations futures, avec l'idée de ne pas laisser de traces, qu'il n'y ait pas de tombe à entretenir. Mais cela illustre aussi le fait qu'une grande partie de la population n'a plus de véritable ancrage territorial. Avec Jean-Laurent Cassely, nous appelons cela le "Grand déménagement". C'est-à-dire qu'en l'espace de cinquante ans, les Français se sont énormément déplacés, s'installant parfois dans des endroits très éloignés de leur lieu de naissance. La distance entre le berceau et le tombeau n'a cessé de s'accroître. En moyenne, elle était de 104,9 kilomètres pour les personnes décédées en 1972, contre 150,6 kilomètres pour les défunts de 2019. Cette distance moyenne a ainsi pratiquement gagné un kilomètre par an. Dans les départements de l'Ile-de-France ou dans le Var, il y a aujourd'hui moins de 30% des décédés qui sont nés dans le même département. On comprend donc pourquoi il y a une moindre appétence pour un enterrement. Si la famille et les enfants ne vivent pas à proximité, quel est le sens d'une inhumation ?
A la naissance, on avait l'habitude de donner le prénom d'un grand-parent, symbole de l'ancrage de l'enfant dans une lignée. Aujourd'hui, les prénoms servent au contraire à une distinction tous azimuts. Et au moment de la mort, avec l'essor de la crémation, on voit là aussi que nous avons basculé dans une société très flottante, qui ne s'inscrit plus dans un arbre généalogique ni dans un terroir donné.
Ce refus de l'enterrement ne traduit-il pas aussi l'évolution du rapport au corps ?
Oui, l'idée de pourrissement, de dégénérescence que l'on retrouve dans une mise en terre est moins acceptée dans une société célébrant le jeunisme. La dégradation du corps, dans son stade ultime, est rejetée, là où la crémation peut apparaître plus "propre" et hygiénique.
Pourquoi a-t-on constaté une telle accélération de la crémation depuis les années 1990 ?
La génération du baby-boom, qui a grandi dans cette France de la sécularisation, arrive à la vieillesse et à l'âge de la mort. Et comme l'espérance de vie à la naissance est de 80 ans pour les hommes et 85 ans pour les femmes, on peut penser que ce mouvement va encore se renforcer. Le cadre législatif a d'ailleurs évolué pour tenir compte de cette transformation de la société. La loi de 2008 relative à la législation funéraire encadre notamment la pratique de la dispersion des cendres. Quand cela concernait 1% des Français, le législateur s'en fichait. Mais à partir du moment où cela devient un phénomène de masse, il faut réglementer.
Désormais, il est ainsi interdit de garder des cendres chez soi. Les communes de plus de 2000 habitants ont l'obligation de mettre à disposition dans leur cimetière un espace de dispersion des cendres. On appelle cela un "jardin des souvenirs", avec un registre mentionnant les défunts. On peut aussi répandre les centres en pleine nature, mais les lieux sont très réglementés. En mer, il faut ainsi une distance minimale des côtes. Et si un plongeur veut les disperser dans l'eau, il faut respecter une certaine profondeur... C'est très normé, car la pratique est devenue très répandue.
"On revient à des formes de spiritualité plus païennes"
L'autre tendance est le développement de funérailles se voulant écologiques...
En 2019, la mairie de Paris a ouvert le premier lieu d'inhumation écologique dans un de ses cimetières, en l'occurrence à Ivry, avec un carré de près 1600 mètres carrés. L'idée est de permettre aux personnes qui s'y font inhumer de laisser l'empreinte écologique la plus faible possible. Il n'y a pas de pierres tombales, car celles-ci sont souvent importées. Les cercueils ou les urnes sont en carton ou en bois local, sans vernis. Les familles des défunts ont l'obligation de signer une charte certifiant que le défunt n'a fait l'objet d'aucune intervention de thanatopraxie, du fait des produits chimiques qui sont utilisés dans cette pratique. Il doit aussi être revêtu d'un habit en fibre naturel. Par ailleurs, il n'y a plus de pré-carré privatisé et dédié au défunt, mais un grand espace vert.
On constate ainsi l'essor de deux tendances. Il y a d'un côté cette mouvance écologique, qui flirte souvent avec des acceptions spirituelles que l'on retrouve par exemple dans le yoga ou le développement personnel. Et de l'autre côté, il y a une américanisation, avec l'essor de grandes pelouses avec des arbres, plutôt que des cimetières latins un peu lugubres.
Des écologistes reprochent aujourd'hui à la crémation l'utilisation de plusieurs litres d'essence et le rejet de CO2 dans l'atmosphère. Nouvelle pratique transformant le corps en compost en quelques mois, l'humusation a été autorisée dans l'Etat de Washington, et un libéral comme Gaspard Koenig milite pour sa légalisation en France...
On peut penser que ce qui est en train de se développer, par balbutiements, aux Etats-Unis nous arrivera dans quelques années. Aujourd'hui, ce courant écologiste pour les funérailles est encore très minoritaire, car les offres ne sont guère développées. Mais leur essor est inévitable.
En Anjou, il existe un cimetière écologique dans lequel les arbres ont remplacé les pierres tombales, et où les cendres du défunt sont déposées dans une urne biodégradable. L'idée est que le mort va nourrir un arbre, nommé "arbre de vie". On voit bien qu'on est sorti du référentiel catholique, pour en revenir à des formes de spiritualités plus païennes.
"Dans cette "France d'après", les pratiques funéraires se sont en effet archipelisées."
Allons-nous vers une "archipelisation" de la mort?
Il y a ceux qui se font incinérer, ceux qui veulent laisser l'empreinte écologique la plus limitée possible, et ceux qui, restant attachés à la tradition catholique, continuent à favoriser l'enterrement. Mais on observe aussi l'essor d'obsèques traditionnelles musulmanes. Des carrés religieux se développent en France, avec un enterrement selon le rituel musulman.
A côté de cela, on voit aussi un retour post-mortem à la terre natale, notamment pour la première et deuxième générations issues de l'immigration. D'une part, il y a des raisons religieuses avec la volonté d'être enterré en terre d'islam. Et d'autre part, après une vie de travail en France, certains veulent, à la fin des fins, revenir dans le pays où ils sont nés. Preuve de l'importance de la demande, il existe ainsi des offres commerciales pour rapatrier le corps en avion ou en bateau, ainsi que des appels à la solidarité dans la communauté musulmane, car cela a un coût. Face au poids financier que cela représente pour les familles, l'Etat algérien a d'ailleurs récemment décidé de prendre en charge ce rapatriement mortuaire pour tous les nationaux qui le souhaitent. Les dix-sept consulats algériens en France traitent au quotidien ce genre de demandes. Dans cette "France d'après", les pratiques funéraires se sont en effet archipelisées.
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