17/10/2021

Des milliards d'utilisateurs dévoilent leur vie privée sur Facebook.

Facebook semble se moquer de l’impact toxique qu’il peut avoir sur ses utilisateurs et la BigTech gagne des milliards sur nos données personnelles. Mais qui a accepté de rendre publique son intimité en échange de quelques likes ou d’étincelles de célébrité ? Tous exhibitionnistes (et inconscients du danger…) ? avec Serge Tisseron via Atlantico Atlantico : L’émergence des GAFAM dans nos vies à la fin des années 2000 a définitivement changé notre rapport à la vie privée. Ces entreprises sont alimentées par nos données et sans ces dernières elles n’auraient pas cette place prépondérante dans le monde économique. Comment leur business model s’est il construit autour de l’utilisation des données de nos vie privées ? Pourquoi avons-nous nous en tant qu’utilisateur abandonné la main mise sur nos données ?


Serge Tisseron : Cela s'est fait insidieusement. Les algorithmes qui ont présidé au Web 2.0 existaient déjà avant le lancement de ces services, mais les fournisseurs d'accès n'avaient pas compris qu'on obtient plus de données personnelles sur les gens en leur permettant de se mettre en relation plutôt qu’en leur demandant de répondre à des offres d'achat. Ils ne nous l’ont évidemment pas expliqué ! Alors, quand le Web 2.0 est arrivé, personne n'a compris les implications. Nous avons découvert d’abord le plaisir de faire groupe, les gens étaient très contents de pouvoir interagir entre eux. La mainmise croissante sur nos données personnelles a été insidieuse, elle n'a pas été explicite. En plus, la collecte de nos données personnelles est favorisée par un biais cognitif. Les services que ces plateformes rendent sont immédiats et tangibles : la mesure de son indice de popularité, le fait de maintenir nos liens lorsqu'on ne peut pas communiquer en présentiel, etc.

En revanche, les risques de leur abandonner nos données personnelles sont invisibles et différés. L'être humain peine à faire des anticipations sur du long terme lorsque les bénéfices immédiats sont tangibles et concrets.
 

Quels sont ces risques ? Tout d’abord, au fur et à mesure que ces plateformes nous connaissant demieux en mieux, elles nous font de plus en plus de propositions correspondant à nos goûts présumés afin d’augmenter la probabilité de nous faire répondre et interagir. Avec le risque de nous mettre des œillères, de nous enfermer dans nos choix, et de nous éloigner progressivement de la capacité de comprendre les choix des autres. Une expérimentation a montré que des personnes dont le profil politique commence à se dessiner clairement sur Facebook reçoivent des informations d'actualité politique qui correspondent à leur profil présumé. C'est-à-dire que chacun est enfermé dans la bulle de ses opinions, et ses compétences empathiques se réduisent progressivement pour ne plus concerner que ceux qui sont du même avis que lui.



Un deuxième risque, c'est que nos données mal protégées par ces grandes entreprises, peuvent être facilement récupérées et exploitées par des groupes de pression divers. Il ne s’agit plus d’orienter nos choix de lecture ou de lieux de vacances, mais nos choix politiques. On l'a vu lors du scandale Cambridge Analytica. En y mettant le prix, un commanditaire peut faire évoluer les choix politiques d’individus sélectionnés pour leur fragilité et manipulés à coups d’algorithmes. Or ces pratiques perdurent.

Finalement, les réseaux sociaux imaginés pour favoriser les échanges en ligne font tout le contraire. Ils deviennent une machine à favoriser le repliement de chacun sur une petite communauté, la haine en ligne et la manipulation des opinions par des groupes de pression fortunés ou des puissances étrangères déterminées. Twitter, par exemple, avec ses 280 caractères, semble avoir été conçu dans ce but : il faut que le message soit le plus simple possible ; qu'il soit émotionnel parce que les messages émotionnels passent mieux ; et il vaut mieux qu'il soit négatif, parce que les messages négatifs font plus de buzz. Ce n’est pas par hasard que Donald Trump en avait fait son outil de pouvoir privilégié. Mais cela écarte aussi progressivement les utilisateurs de la capacité de réguler leurs émotions et leurs impulsions dans la communication de proximité. Nous sommes invités à fonctionner à l’émotion, sans réfléchir. La vie quotidienne se durcit aussi. C’est une autre conséquence problématique.

Il faudrait bien entendu que ces réseaux soient mieux régulés, mais ils n'ont pas intérêt à le faire : cette régulation serait contraire à leurs intérêts économiques puisque c’est la dérégulation des échanges qui augmente le volume des données des utilisateurs récupérables. C’est pourquoi c’est au législateur, et donc aux Etats, de le leur imposer.

En acceptant de rendre sa vie publique sur les réseaux sociaux pour quelques likes, cherche-t-on a atteindre la célébrité ? Est-ce la manière d’atteindre en 2021 son quart d’heure de célébrité cher à Andy Warhol ?


Ce que vous évoquez, c'est l'exhibitionnisme. Il s'agit de jouer la carte gagnante, de mettre en avant ce que l’on sait pouvoir retenir l’attention d’un grand nombre d’interlocuteurs pour augmenter notre popularité. La citation d'Andy Warhol était en effet valable pour la télé, car si vous avez l'opportunité de passer à la télé, vous allez montrer de vous vraiment ce qui vous fait briller le plus. Mais avec Internet, vous avez beaucoup d'autres raisons de vous exposer que la quête de la célébrité.



Tout d’abord, la majorité des gens utilisent tout simplement les réseaux sociaux pour parler d’eux, se raconter. Penser être écouté constitue chez eux la récompense principale.

J'ai montré aussi, à l'arrivée de la TV-réalité en 20011, qu'il existait chez l'être humain le désir de montrer des parties de soi jusque-là gardées secrètes, afin de s’assurer de leur valeur, et si celle-ci est reconnue, élargir son réseau social à ceux qui la reconnaissent. C’est ce que j’ai appelé le « désir d'extimité ». Il entre en permanence en concurrence avec le désir d’intimité. Seul, celui-ci nous inciterait à ne rien montrer de nous aux autres, mais à l’inverse, le désir d’extimité seul nous conduirait à en montrer trop. C’est l’équilibre entre ces deux désirs qui permet la vie sociale. Dans le désir d'extimité, il y a donc une prise de risque qui n'existe pas dans l'exhibitionnisme. C'est d’ailleurs cette prise de risque qui explique que des adolescents ou des adolescentes montrent d'eux-mêmes des choses qui provoquent des moqueries, voire du harcèlement. Si chacun ne montrait sur Internet que des choses dont il est certain qu'elles provoqueront des réactions positives, il y aurait beaucoup moins de harcèlement. C'est parce qu'il y a une prise de risque, notamment chez les ados qui se cherchent, qu'il y a le risque que le jugement soit terriblement négatif, avec des agressions verbales parfois extrêmement graves.

Un autre aspect qui nourrit les réseaux sociaux, c’est le fait d'imaginer que son expérience peut être utile à d'autres. Tous les gens qui photographient leur assiette au restaurant pour la mettre sur Internet ne recherchent pas leur quart d'heure de célébrité. Ils pensent que l'expérience qu'ils ont du restaurant profitera à d'autres. C'est un moteur très important des réseaux sociaux.

La dernière raison, c'est le fait de ne jamais se sentir abandonné, de toujours avoir l'impression qu'on maintient une relation, qu'on n'est jamais seul. Il y a eu une époque où chacun cherchait à avoir une relation privilégiée, quelqu'un dont on soit sûr de l'intérêt à tout moment. Aujourd’hui, c'est comme si, à défaut de trouver quelqu'un qui pense à nous souvent, on compensait par le fait qu'il y ait beaucoup de gens qui pensent un peu à nous de temps en temps. On remplace la qualité par la quantité. Avec le risque de tomber dans un cercle vicieux : quand on a beaucoup d'amis virtuels, on est tellement occupés à interagir avec eux qu'on est moins enclin à chercher quelqu'un dans la vie concrète. Parce que sur Internet, c'est facile d'avoir des retours. Dans la vie concrète, rencontrer quelqu'un risque de prendre du temps.


En « massifiant » la course effrénée au like et de facto à la reconnaissance sociale, les réseaux sociaux ont-ils contribué à donner de faux rêves aux influenceurs et utilisateurs des réseaux ? Le risque de dépendance au regard de l’autre ne condamne-t-il pas l’utilisateur à ne plus pouvoir exprimer des sentiments de bonheur sans approbation extérieure ?
Oui, tout cela change peu à peu la représentation que nous avons de ce qu’est une émotion. Contrairement au sentiment qui est souvent gardé secret, toute émotion a deux pôles : un pôle du côté de l'éprouvé intime, et un pôle du côté du partage. Dans le mot « émotion », il y a l’idée d’é-mouvoir, c'est de mobiliser l'environnement. Lorsqu'on est habitué sur les réseaux sociaux à avoir constamment des boucles - j'envoie un message, on me répond - ça éloigne de l'idée que l'émotion puisse être quelque chose de seulement personnel. On s’habitue à ce que l'émotion devienne quelque chose de partagé. Cela va devenir encore plus important avec les machines parlantes. À défaut d'un interlocuteur humain qui me réponde tout de suite quelque chose via Internet, une machine répondra tout de suite à ce que je lui dis. Mais à partir du moment où des personnes s'engagent dans cette recherche d'un acquiescement permanent à leurs états d'âme, le risque est que l'émotion ne puisse plus être perçue comme quelque chose d'intime et qu'elle soit uniquement perçue comme quelque chose qui est partagé. La reconnaissance de mon émotion vaut reconnaissance du bien fondé de ma personne. A la limite, une émotion qui ne pourrait pas être partagée et trouver un écho chez un partenaire ne serait plus éprouvée. Elle s'éteindrait.

Mais les réseaux sociaux ne sont pas toujours mal utilisés. Beaucoup de gens les utilisent pour maintenir des liens malgré l’éloignement, comme on l’a vu pendant le confinement, ou approfondir des amitiés existantes. Une étude de l'Unicef parue en 20172 a d’ailleurs montré que les adolescents font plutôt statistiquement un bon usage des réseaux sociaux. Le problème commence lorsqu'on commence à compter les likes, à vérifier qu'on en a plus que les autres. La recherche de la comparaison sociale devient effrénée. Le désir de comparer son réseau social à celui des autres usagers crée un cercle vicieux. Tout n’est pas dans les algorithmes. C’est aussi la personnalité qui régule l’usage : les personnes avides de comparaison sociale, ou qui souffrent d’un défaut de reconnaissance dans la vie réelle, professionnelle ou familiale, sont les plus menacées par cet usage pathologique. C'est là qu'il y a un basculement.

Certes, les réseaux sociaux pourraient faire en sorte d'avoir moins d’effets délétères, et le législateur doit les y contraindre. Mais il y a aussi un bon usage des réseaux sociaux qu'il ne faut pas oublier, et qu’il faut enseigner, notamment en favorisant chez les enfants l’apprentissage des capacités d’auto-régulation, et en leur apportant suffisamment de gratifications dans la vie réelle pour qu’il ne soient pas tentes d’aller en chercher d’illusoires sur Internet. Après avoir idéalisé les réseaux sociaux, il ne faut pas maintenant les diaboliser.

  1. Serge Tisseron, L’intimité surrexposée, Hachette, 2001.
  2. Unicef : mieux protéger les enfants dans un monde numérique tout en améliorant l’accès à internet des plus défavorisés. 
  3. Plus sur Serge Tisseron

1 commentaire:

  1. par son modèle d'intelligence artificielle, Facebook crée des chapelles de gens qui partagent les mêmes idées, les mêmes préjugés. FB participe ainsi à la segmentrisation de notre société qui est la cause de toutes les violences.

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