Docteur en histoire, Michel Goya est l’auteur d’un blog, «La voie de l’épée», consacré à l’histoire militaire, à l’armée dans les grandes démocraties contemporaines et à la stratégie. Auteur d’ouvrages remarqués, il a notamment publié «S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent» (Perrin, 2019).
La campagne afghane de la «guerre globale contre le terrorisme», déclarée tout de suite après les attentats du 11 septembre 2001, se termine à Kaboul comme en 1975 à Saïgon avec le vol des mêmes hélicoptères depuis les toits de l’ambassade américaine. C’est un fiasco identique qui, comme beaucoup d’autres engagements militaires - y compris français -, s’est joué dès l’enfance dans les décisions initiales prises au plus haut sommet de l’État.
La guerre contre al-Qaida était juste et l’est toujours. C’est sa conduite en Afghanistan qui a été catastrophique dès le début. La décision d’engager la force armée et la forme de son emploi vise toujours plusieurs publics: l’ennemi, l’opinion publique nationale, les alliés ou encore les autres nations. Le problème des opérations est que celui qui devrait être prioritaire, l’ennemi, ne l’est pas souvent. Le péché originel de l’engagement américain en Afghanistan a été la démesure des objectifs fixés, qui se voulaient à la hauteur de l’émotion ressentie le 11 Septembre 2001, au mépris complet des réalités locales.
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Rien n’obligeait véritablement les États-Unis à faire la guerre au régime taliban, régime détestable à de multiples égards mais comme bien d’autres dans le monde et qui en soi ne menaçait personne hors de l’Afghanistan. Surtout, les talibans constituaient le bras armé d’un Pakistan qui refusait absolument d’avoir un voisin qui puisse lui être hostile, c’est-à-dire proche de l’Inde.
Dans une vision stratégique dont la naïveté n’a été dépassée que par celle de l’engagement postérieur en Irak, cet élément a complètement été ignoré et il fut décidé de frapper aussi le régime du mollah Omar, suzerain depuis 1996 de l’organisation de Ben Laden, afin d’en faire un exemple pour les autres États de l’«axe du mal». Il est évident que la Maison-Blanche a voulu aussi offrir à l’opinion un combat un peu plus à la hauteur des enjeux et que les généraux américains ne concevaient pas alors, pour la plupart, une autre manière de faire. On ne ferait qu’une bouchée de ces quelques milices. Le paradoxe était que les Américains voulaient le faire au moindre coût humain, en évitant absolument de s’enliser.
La France n’avait aucune stratégie pour l’Afghanistan mais seulement le souhait d’« en être », par solidarité avec les États-Unis après les attentats et le souci de rester une puissance en intervenant dans les affaires du monde.Tous ces critères imposaient d’obtenir une victoire totale rapide sur le terrain afghan par la destruction complète des deux ennemis désignés. Or, ce ne fut pas le cas. La campagne militaire en octobre-novembre 2001 fut jugée brillante, au sens où, grâce à l’alliance avec quelques hommes forts afghans, les deux ennemis furent défaits avec des très faibles pertes américaines.
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Elle était en réalité un très grave échec puisque Ben Laden, le mollah Omar et leurs forces restantes étaient parvenus à se réfugier dans la zone frontalière pakistanaise. La guerre était dès lors beaucoup plus compliquée, le Pakistan pouvant difficilement être envahi. Elle traîna en longueur le long d’une frontière que l’on contrôlait d’autant moins que l’effort américain se reportait rapidement sur l’Irak. Pendant ce temps, avec l’aide du Pakistan, les talibans reconstituaient leurs forces, renouaient des alliances et commençaient à se réimplanter dans les zones rurales pachtounes. Al-Qaida perdurait dans son combat international et d’autres organisations se développaient.
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La France n’avait aucune stratégie pour l’Afghanistan mais seulement le souhait d’«en être», par solidarité avec les États-Unis après les attentats et le souci de rester une puissance en intervenant dans les affaires du monde. On a donc envoyé aux côtés des Américains tous les moyens qu’on pouvait envoyer aussi loin, c’est-à-dire peu de choses, mais peu importait, le drapeau était là.
Deuxième problème: il fallait combler le vide politique créé en Afghanistan. Là, les Américains ont payé le prix de leur association avec les seigneurs de la guerre de l’Alliance du nord. Ils ont été privilégiés dans les pourparlers de Bonn (5/12/2001) au détriment des autres branches politiques afghanes dont plusieurs se sont retrouvées ensuite dans la rébellion. Peu désireux de voir contester leurs nouveaux pouvoirs, ces hommes forts n’ont guère favorisé le développement d’un État efficace soutenu par une force étrangère.
En 2002, la victoire était déjà compromise. À partir de 2006, on ne pouvait espérer qu’un miracle, il n’est jamais venu.Leur pouvoir a encore été renforcé par la mise en place d’une Constitution à l’américaine. Dans le contexte afghan, cela ne pouvait déboucher que sur un système clientéliste et des tractations permanentes. Ce nouvel État, mal incarné par Karzaï, remettant en selle des hommes peu populaires dans les provinces pachtounes et très rapidement classé parmi les plus corrompus au monde, ne se remettra jamais de ses faiblesses initiales. Pour autant, on s’est cru obligé de soutenir ce système hybride pseudo-démocratique et vrai féodal.
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On a même créé une armée pour cela, la Force internationale d’assistance et de sécurité (Fias ou Isaf) pour aider le gouvernement afghan à établir son autorité sur l’ensemble du territoire. Or les militaires américains ne voulaient pas, à l’origine, y participer de peur d’être enlisés dans une nouvelle opération de stabilisation sans fin comme au Kosovo ou en Bosnie. On s’est trouvé ainsi, phénomène assez rare dans l’histoire, avec deux opérations militaires distinctes pour une même campagne jusqu’en 2006. Peu appréciée des seigneurs de la guerre et armée par des nations ne voulant faire prendre beaucoup de risques à leurs propres soldats, la Fias est alors restée limitée à 4000 hommes et cantonnée à Kaboul.
Tout le monde, en revanche, accueillait avec joie les dizaines de milliards de dollars d’aides, plusieurs fois le PIB, qui se déversaient dans le pays et surtout dans les comptes bancaires du Golfe arabique. Le tombeau des empires se transformait en paradis des vampires. Par diverses canalisations, une partie de cette aide et une ponction sur l’énorme production d’opium du pays permettaient indirectement à la rébellion de fonctionner. Elle apparaissait moins corrompue que le régime mis en place. Au-delà de la force des armes, c’est une administration parallèle jugée plus «honnête» et plus conforme aux traditions pachtounes qui permettait aux talibans de se réimposer.
Dès lors, toutes les pièces d’un mécanisme infernal étaient en place. La Fias pouvait étendre son action sur l’ensemble du pays en 2006, ce n’était que pour y découvrir qu’une bonne partie était déjà à nouveau sous contrôle des talibans. On pouvait développer alors massivement une armée et une police nationale (que l’État ne pouvait même pas financer), ce n’était, hormis quelques unités efficaces, qu’une nouvelle structure fragile, soutenue artificiellement par la coalition. Les Américains pouvaient engager 100000 combattants sous Obama, la victoire était impossible, sauf événement heureux comparable au retournement des tribus et organisations arabes sunnites en Irak en 2006-2007. En 2002, la victoire était déjà compromise. À partir de 2006, on ne pouvait espérer qu’un miracle, il n’est jamais venu.
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Pendant ce temps, sous la présidence Chirac, la présence française était symbolique mais légère. En 2006, alors que le désastre paraissait évident, il était possible et beaucoup conseillaient de se retirer. Avec la présidence Sarkozy, on fit l’inverse et on s’engagea véritablement en guerre pendant quatre ans dans les provinces de Kapissa et de Surobi. Il s’est ensuivi une des campagnes françaises parmi les plus mal conduites de l’histoire récente. Mais bien conduite, cela n’aurait pas changé grand-chose. Nous n’étions alors qu’un actionnaire à 5 % d’une entreprise dont la direction nous échappait totalement. On a eu la sagesse de mettre fin cet engagement vain en 2012 et notre participation totale en 2014.
Pour le reste, le village Potemkine afghan ne tenait debout que grâce aux milliards de dollars et à la force de frappe américaine. Il était clair depuis longtemps qu’il s’effondrerait dès que ces soutiens disparaîtraient.
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