31/08/2021

Chantal Delsol: «L’humiliation des Américains à Kaboul ou l’universalisme occidental à l’épreuve»

source lefigaro.fr par  Chantal Delsol philosophe
TRIBUNE - La sensibilité collective des Occidentaux tend à abandonner l’universalisme pour le relativisme, mais nous demeurons tiraillés entre ces deux idées, situation de transition qui engendre incohérence et confusion, explique la philosophe.
 

De l’Institut. Professeur de philosophie politique, auteur de nombreux ouvrages, Chantal Delsol a codirigé avec Joanna Nowicki «La Vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945» (Éditions du Cerf, 2021).

Outre les raisons stratégiques et militaires de diverses sortes, l’Afghanistan a été occupé par les puissances occidentales dans un but civilisationnel. Nous y avons répandu l’idée de l’éducation des filles et de l’émancipation des femmes, et avons aidé à ses débuts de réalisation. Nos convictions au sujet des droits de l’homme sont universelles: il ne s’agit pas de respecter la personne occidentale, homme ou femme, mais de tous les humains quelle que soit leur culture. Persuadés que nous susciterions partout le désir de nous ressembler, et que notre modèle si enviable entraînerait les peuples comme le joueur de flûte de Hamelin, nous avons tenté d’appliquer notre modèle universel, ici comme dans d’autres pays, attendant la concrétisation d’une démocratie afghane.

Aujourd’hui, alors que des malheureux s’accrochent aux avions pour quitter le pays, se prépare un État islamiste qui, bien probablement, mariera les petites filles à l’âge tendre, c’est-à-dire légitimera la pédophilie, et soumettra les femmes à ce que nous appelons, nous, un esclavage

Aujourd’hui, alors que des malheureux s’accrochent aux avions pour quitter le pays, se prépare un État islamiste qui, bien probablement, mariera les petites filles à l’âge tendre, c’est-à-dire légitimera la pédophilie, et soumettra les femmes à ce que nous appelons, nous, un esclavage. On ne peut rêver plus accablante récusation des droits de l’homme. Nous avons juste eu le temps, avec nos discours et nos débuts de réalisations, de donner envie aux femmes de ce pays en leur présentant des espoirs qui s’avèrent aujourd’hui voler en éclat.

L’échec afghan n’est pas, et de loin, le premier de ce genre, mais il est particulièrement cinglant. Peut-être représente-t-il, par sa violence symbolique et concrète, le dernier cas d’ingérence, sonnant l’hallali de l’universalisme occidental. Le dit «droit d’ingérence» vient chez nous de très loin, de la doctrine chrétienne médiévale et renaissante, et s’enracine directement, pour commencer, dans l’universalisme chrétien. Les référents que nous défendons, estimons-nous, valent pour les humains en général, et lorsqu’ils sont gravement récusés quelque part, nous avons le droit d’intervenir chez les autres afin de les faire changer de comportement. Au cours de notre histoire les théoriciens du droit d’ingérence, comme Grotius au XVII siècle, réservent ce droit aux cas graves, symbolisés généralement par la domination d’un tyran sanguinaire. Le régime des talibans correspond typiquement à ce cas de figure.

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Pourtant, depuis un demi-siècle nous sommes en train de douter de notre bon droit pour forcer les autres à nous ressembler. Nous observons des résistances nombreuses, de la part de cultures très différentes qui revendiquent haut et fort leur droit à l’altérité. Et nous-mêmes, nous ne sommes plus très sûrs d’avoir raison partout et toujours. L’affaiblissement du christianisme a contribué à l’affaiblissement corrélatif de l’idée de vérité, idée typiquement occidentale née avec les Grecs et les Judéo-Chrétiens. La vérité implique à la fois le doute et la certitude, et la certitude nourrit le droit d’ingérence. Car la vérité est universelle ou n’est pas, la loi de la chute des corps est vraie partout et il en va de même des droits de l’homme: je suis donc en droit de les imposer aux autres puisqu’ils leur conviennent autant qu’à moi, même si ces autres ne le savent pas encore. C’était là le raisonnement de l’universalisme d’ingérence. L’effacement du monothéisme chrétien en Europe, en tout cas sa marginalisation, nous laisse obliquer vers des territoires asiatiques de la pensée: l’impermanence de tout, le flottement, la subjectivité, le syncrétisme. Dès lors, la diversité nous importe davantage que l’universalité, le droit d’ingérence devient sujet à caution.

Nous nous tenons au centre d’une incohérence non résolue, le wokisme représentant un relativisme culturel de plus en plus répandu, et l’ancien universalisme, son contraire, auquel nous croyons toujours

S’il s’agissait d’un simple changement de braquet, l’affaire serait simple. Mais les choses sont beaucoup plus compliquées. Tout en récusant dorénavant les colonisations missionnaires, les guerres d’ingérence et autres interventions répondant à notre ancienne certitude, nous avons conservé des traces tenaces de cet universalisme qui nous quitte. Les droits de l’homme, qui représentent, depuis la disparition des catéchismes religieux, le dogme et le catéchisme des Occidentaux contemporains, sont toujours considérés comme universels. Aucun d’entre nous ne prétendrait que la dignité des femmes s’entend seulement pour les Occidentales. Les gouvernants européens sont profondément convaincus que les récentes réformes sociétales traduisent des exigences de la dignité universelle. Ainsi, nous nous tenons au centre d’une incohérence non résolue, le wokisme représentant un relativisme culturel de plus en plus répandu, et l’ancien universalisme, son contraire, auquel nous croyons toujours. D’où les contradictions.

Comment expliquer que les mouvements féministes occidentaux, toujours si prompts à dénoncer (et avec raison) les violences et les abus faits sur les femmes d’ici, soient demeurés si souvent silencieux ou embarrassés devant le martyre annoncé, inévitable, de toutes les femmes afghanes? Il y aurait donc deux poids, deux mesures? La protection de la femme ne vaudrait donc que pour nous autres occidentales, parce que notre culture est moderne? Tandis qu’il serait normal de tenir en esclavage les femmes musulmanes, parce que c’est leur culture? Mais alors s’il s’agit d’une question de culture, au nom de quoi jetons-nous le discrédit sur les divers intégrismes implantés ici, pourvu qu’ils soient juifs ou chrétiens, et demeurés machos au nom de leur culture? Ici l’universalisme auparavant tant aimé se débat et coule à pic. Il faut, pensent les collectifs féministes, défendre coûte que coûte les minorités musulmanes en Europe, qui ayant été colonisées dans le passé, ne doivent subir aucun reproche. Mais comment fait-on lorsque cette minorité autrefois colonisée se comporte mal au regard de nos références progressistes? C’est un casse-tête.

On a vu des dirigeants de l’Unef défendre le voile en France, en même temps que les droits de la femme. Nous allons finir par accueillir ici des femmes afghanes pour leur éviter de porter la burqa chez elles, et quand elles seront ici nous défendrons leur droit à porter le voile dans les lieux publics… Incohérence et hypocrisie au zénith - situation typique d’une transition. Transition qui raconte le passage de l’universalisme (ce qui est vrai, l’est partout) à des formes de relativisme (chaque culture détient sa propre vérité). Le passage de la tolérance (je suis sûr de ma vérité, mais je respecte la personne de l’autre qui me la conteste) au syncrétisme (je m’attache à des croyances contraires, car toutes ne sont que des mythes). Le passage des théories générales explicatives, ou idéologies, aux flots d’émotions et de sentiments disparates qui font désormais le soubassement des revendications et désirs populaires.

Nous sommes en train d’abandonner les certitudes en raison de leurs perversions, et d’entrer dans un monde flottant, dont nous n’avons pas encore saisi toutes les conséquences. Ce passage nous séduit autant qu’il nous inquiète. Et nous avons raison d’être souterrainement inquiets. Le glas du droit d’ingérence, ce pourrait bien être la fin de la certitude des droits humains, et dès lors leur caractère électif, voire aléatoire, partiel ou partial. Il n’est pas sûr que nous ayons envie de ce monde-là.

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