Avec plus de deux Français sur trois ayant boudé les urnes, l'abstention a constitué le phénomène majeur de ce scrutin régional. Ce taux d'abstention record est le produit d'une combinaison de facteurs, certains d'ordre structurel - mal-inscription, insuffisante intégration sociale et donc civique dans certains quartiers (avec des taux d'abstention dépassant les 80 % dans de nombreuses communes de banlieue) ; d'autres étant plus liés à la période ouverte avec la victoire d'Emmanuel Macron venue brouiller le vieux clivage gauche-droite, qui structurait ce type de scrutin ; où n'a pas joué, par ailleurs, le vote sanction, car le parti présidentiel ne disposait pas de sortants. La persistance de la circulation du Covid et les problèmes d'acheminement des professions de foi dans certaines régions n'ont pas non plus aidé à la mobilisation.
Mais si tous ces paramètres ont contribué à cette bérézina civique, un autre facteur a très lourdement pesé et se révèle très structurant. Il s'agit de la fracture générationnelle qui oppose les plus de 65 ans, parmi lesquels le réflexe du vote demeure encore relativement ancré, et les générations qui les suivent, dans lesquelles ce geste civique semble beaucoup moins investi symboliquement. Les deux cartes suivantes l'illustrent de manière saisissante, puisque la carte de l'abstention apparaît comme le négatif - au sens photographique du terme - de celle illustrant la proportion de seniors dans la population locale. La carte de l'abstention n'est pas structurée par une logique politique - l'abstention étant forte au sein des régions macronistes comme des territoires frontistes, par exemple - mais bien d'abord par la démographie.
Diagonale du vide. Les principaux foyers d'abstention correspondent ainsi aux zones démographiquement les plus dynamiques et les plus jeunes du pays : région parisienne, conurbation lilloise et bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, Alsace, Pays de la Loire et Ille-et-Vilaine, littoral breton, métropole bordelaise et agglomération toulousaine (qui se distingue nettement d'un arrière-pays plus civique, car plus âgé), mais aussi le nord de la région Rhône-Alpes, la vallée du Rhône, qui apparaît distinctement sur la carte et qui débouche sur tout le littoral méditerranéen, le contraste étant ici très appuyé avec l'intérieur des terres.
À l'inverse, les zones qui ressortent en à-plat plus clair sur la carte de l'abstention correspondent aux territoires démographiquement atones et à la population la plus âgée. On retrouve ainsi la diagonale du vide, qui court de la Haute-Marne aux Pyrénées en traversant le Massif central, mais aussi les Alpes du Sud, le Centre-Bretagne et le Bocage normand. Dans ces terroirs ruraux excentrés où la population a peu bougé historiquement, la participation a été plus élevée qu'ailleurs, alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que l'isolement y ait nourri l'abstention.
Un fléau des villes ?
Si l'abstention massive a été un phénomène général qui a touché toutes les catégories de communes sans exception, la carte en ouverture indique que c'est dans les métropoles et leurs premières couronnes que l'abstention a été la plus élevée. Cette dernière perd un peu en intensité au fur et à mesure que l'on pénètre dans les zones les plus périphériques et dans le rural profond, territoires à la population démographiquement plus âgée et plus stable et dans lesquels le poids des réseaux notabiliaires et les traces de la vieille « civilisation républicaine » (selon les mots de l'historien Jean-François Sirinelli) demeurent un peu plus présents.
Rite obsolète. Mais ce n'est pas cette logique qui a prévalu, et l'on retombe une nouvelle fois sur la démographie. Ces territoires sont en effet habités par une population âgée, au sein de laquelle la culture civique et républicaine demeure plus vivace qu'ailleurs. Ces zones constituent en quelque sorte le conservatoire d'une France d'avant ou de l'« ancien monde », pour parler comme les macronistes. Le contraste est frappant avec la France d'après, celle des métropoles, des zones périurbaines et des grands axes de circulation (vallées, zones frontalières), qui abrite une population plus jeune et où, au cours des dernières décennies s'est manifestement développée une sociabilité dans laquelle le passage par le bureau de vote a perdu de son importance, voire est devenu un rite obsolète, à l'instar de la messe dominicale.
Le cas du littoral atlantique et breton, qui combine une forte proportion de seniors et un taux d'abstention élevé, permet d'introduire un paramètre explicatif supplémentaire. Ces territoires font également partie de cette France d'après, dans laquelle ce rite républicain a perdu de sa force. Mais cela non pas sous l'effet du renouvellement générationnel, mais du fait d'un intense brassage de population. De nombreux retraités installés dans ces communes balnéaires ne sont pas originaires de la région et entretiennent avec elle un lien plus distendu. Dans ces zones littorales comme dans les espaces périurbains, les métropoles ou les grands axes de circulation à population plus jeune, le fort turnover démographique et l'intense brassage de population ont donné naissance à un mode de vie hydroponique [hors-sol en agriculture, NDLR], caractérisé par un faible ancrage local, et dans lequel le vote et la politique occupent une portion de plus en plus congrue.
2/ LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE : UN DÉFICIT D'IMPLANTATION CRIANT
Les élections régionales sont traditionnellement marquées par un vote sanction visant les représentants du parti présidentiel. Mais, cette année, ce vote s'est doublé d'une absence d'implantation de la majorité présidentielle sur le terrain. Au premier tour, les listes LREM-MoDem n'ont recueilli en moyenne qu'un score de 11,5 %. Ce niveau est historiquement bas pour un parti présidentiel puisque, à titre de comparaison, le PS obtenait 23,5 % au premier tour des régionales de 2015 (durant le quinquennat de François Hollande) et la droite 25,5 % en 2010 (sous la présidence de Nicolas Sarkozy). La carte ci-dessus illustre le fort déficit d'ancrage de la majorité macronienne sur le territoire. C'est particulièrement le cas dans le quart nord-est du pays, avec de maigres scores, dans des départements comme les Ardennes (4,6 %), les Vosges (5,9 %), la Meuse (6 %) ou bien encore l'Aisne (6,5 %). D'autres départements « tenus » par des formations concurrentes apparaissent également comme terra incognita pour la majorité présidentielle. On peut citer la Haute-Loire, fief de Laurent Wauquiez (4,8 % pour la liste emmenée par Bruno Bonnell), et le département voisin du Cantal (4,7 %), les Pyrénées-Orientales, à fort tropisme frontiste (seulement 6,2 % pour LREM), ou bien encore la Sarthe, département d'élection de la LR Christelle Morançais (8,3 %), ou la Mayenne (7,4 %), où le maire PS de Laval, Guillaume Garot, avait pris la tête d'une des listes de gauche.
Faible écho. Si la majorité présidentielle parvient à exister quelque peu dans certaines grandes villes comme Lyon (16,5 %), Strasbourg (14,9 %), Bordeaux (14,7 %), Paris (14 %) ou Rennes (13,5 %), cette offre politique nouvelle semble ne rencontrer qu'un très faible écho dans les départements les plus ruraux, comme en témoignent les scores enregistrés en Lozère (5,4 %) ou par exemple dans l'Allier (6,5 %).
Dans ce paysage électoralement atone, quelques zones se distinguent avec des scores plus élevés pour les listes de la majorité présidentielle. Ces points d'appui clairsemés qui apparaissent sur la carte correspondent aux territoires d'implantation de certaines têtes de liste. C'est le cas de Mont-de-Marsan (Landes) avec Geneviève Darrieussecq, de la région de Nevers, fief de Denis Thuriot, ou du bassin de Colmar, où est élue Brigitte Klinkert. On constate le même phénomène autour du canton de Marchenoir (Loir-et-Cher) en faveur du MoDem Marc Fesneau, et de la commune de Pléguien (Côtes-d'Armor), dont Thierry Burlot est originaire. Mais tous ces fiefs sont très circonscrits et n'ont pas pesé suffisamment lourd pour permettre à l'un de ces impétrants de conquérir une région.
3/ RASSEMBLEMENT NATIONAL : UN SCORE EN DEÇÀ DES ATTENTES
Le RN caressait l'espoir de conquérir une ou plusieurs régions. Mais, touché plus que d'autres formations politiques par l'abstention, le parti lepéniste a enregistré des résultats décevants au premier tour qui ont empêché toute victoire au second. Les listes RN ont recueilli en moyenne, cette année, un score de 19 %, loin de la performance historique de 2015 (28 %). On rappellera que ce scrutin s'était déroulé quelques semaines seulement après les attentats du Bataclan, des terrasses parisiennes et du Stade de France, événements qui avaient créé un véritable choc dans le pays et nourri un climat relativement porteur pour le FN. Comme on dit à la Bourse, l'« effet de base » était donc désavantageux pour le RN cette année, dont les scores étaient à comparer à une cuvée exceptionnelle.
Historiquement, les performances du FN aux régionales ont généralement oscillé autour de 15 %. Avec un niveau moyen de 19 % cette année, le score est donc en deçà des attentes, mais cette contre-performance doit, selon nous, être relativisée car, même avec une abstention massive, le RN est toujours bien présent dans le paysage.
Concurrence. La carte ci-dessus fait d'ailleurs ressortir cette idée d'une forte incrustation de ce parti dans le pays avec une géographie assez immuable. On voit ainsi apparaître les zones de force traditionnelles que sont le littoral languedocien et la région Paca, les Hauts-de-France, une partie de l'Est intérieur, la très grande périphérie francilienne (sud de l'Oise, Aube, nord de l'Yonne, régions de Montargis et de Dreux, l'Eure) et la basse vallée de la Garonne (du Médoc à Moissac, ville conquise en 2020). À l'inverse, les résultats les plus faibles s'observent comme habituellement dans l'agglomération francilienne, dans les Pays de la Loire, en Bretagne et dans la majeure partie du Sud-Ouest. Si la structure géographique du vote RN demeure donc globalement immuable, cette carte porte néanmoins la marque d'éléments qui sont venus la perturber dans certaines régions.
C'est principalement le cas en Auvergne-Rhône-Alpes (et notamment dans les départements auvergnats), où le RN a manifestement durement pâti de la concurrence du très droitier Laurent Wauquiez. Dans cette région, le siphonnage a été d'autant plus violent que le RN avait investi une tête de liste, Andréa Kotarac, issue de La France insoumise. Plus au nord, dans la région Grand Est, c'est une liste « dissidente » qui est venue rogner le score du RN. La liste de Florian Philippot, ancien numéro 2 du parti, recueille ainsi près de 7 % des voix dans la région avec des pointes à 9,4 % dans la Meuse, 8,8 % en Haute-Marne ou 8,6 % en Moselle.
4/ LA RÉSISTANCE DE L'« ANCIEN MONDE »
Sur fond d'abstention massive ayant encore plus fortement déformé le corps électoral que d'habitude (avec des retraités représentant près de 50 % des votants) et en l'absence de sortants appartenant à la majorité présidentielle (qui doivent traditionnellement faire face à un puissant vote sanction lors des scrutins intermédiaires), ces élections ont été marquées par une très bonne résistance des exécutifs régionaux et par les réélections au second tour de tous les sortants. Qu'ils soient de droite ou de gauche, les présidents sortants ont réalisé de bons scores dès le premier tour et ont pu s'appuyer sur des fiefs solides. La carte ci-dessus illustre ce fort ancrage des sortants dans leurs régions respectives.
Comme on l'a vu, alors que LREM souffre d'un déficit criant d'implantation, le « vieux monde » a pu compter, dans un scrutin très peu mobilisateur, répétons-le, sur de solides points d'ancrage. Dans les Hauts-de-France, Xavier Bertrand a été puissamment soutenu dans son fief de Saint-Quentin (Aisne), mais a aussi obtenu de très bons résultats dans l'Oise et dans les campagnes de la Somme et du Pas-de-Calais. Son voisin Hervé Morin enregistre de beaux scores dans le nord de l'Eure, dont il est originaire, ainsi que dans les zones rurales conservatrices de l'ancienne Basse-Normandie. Dans les Pays de la Loire, la Sarthoise Christelle Morançais fait le plein dans son département (40,1 % au premier tour) ainsi que dans les bastions droitiers que sont le Bocage vendéen et le Choletais voisin. Dans le Grand Est, Jean Rottner atteint 31,1 % au premier tour, mais il est challengé dans sa région Alsace (27,1 %) sous l'effet de la concurrence de Brigitte Klinkert, ancienne élue de droite ralliée à la majorité présidentielle, qui recueille 19,1 % en Alsace, et par la liste régionaliste alsacienne, qui frôle les 10 % (9,4 %). La liste Rottner a en revanche bénéficié du poids électoral des personnalités locales bien implantées et présentes sur la liste dans les Ardennes (42 %) avec Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières, ou le député Jean-Luc Warsmann. Même scénario dans la Marne (40 %), où les têtes de liste étaient Arnaud Robinet, maire de Reims, Béatrice Moreau, ancienne présidente de la chambre d'agriculture, et Franck Leroy, maire d'Épernay.
Soutien massif. Dans sa région, Laurent Wauquiez écrase littéralement la concurrence en Auvergne (67,7 % en Haute-Loire, 66,1 % dans le Cantal ou bien encore 54,2 % dans l'Allier) tout en étant soutenu massivement en Savoie (43 %), dans l'Ain (43,4 %) ainsi qu'en Haute-Savoie (44,1 %), bastions traditionnels de la droite. Valérie Pécresse, quant à elle, a construit sa victoire en s'appuyant sur les départements aisés de l'Ouest francilien (42,5 % dans les Hauts-de-Seine et 43,3 % dans son département des Yvelines) tout en faisant le plein des voix dans les beaux quartiers parisiens : 53,2 % dans le 8e arrondissement, 56 % dans le 7e et 60,5 % dans le 16e.
À gauche, certains barons solidement implantés ont également réalisé des scores importants en mobilisant davantage leurs troupes que le reste de l'électorat très touché par l'abstention. C'est le cas notamment d'Alain Rousset, dont le cœur du dispositif politique est constitué par l'ancienne région Aquitaine, qu'il dirige depuis 1998. En plus de vingt ans, il a su mailler ce territoire et entretenir de nombreux relais. Sans surprise, c'est dans ces départements que les scores sont le plus élevés : 33,2 % en Dordogne, 32,9 % dans les Landes ou bien encore 31 % en Gironde, alors que les résultats sont moins hauts dans la plupart des départements rattachés lors de la réforme territoriale de 2015 : 23,2 % en Charente-Maritime, 24,5 % dans la Vienne, 25,3 % dans les Deux-Sèvres ou bien encore 26,7 % en Corrèze, dans l'ancienne région Limousin.
Fief historique. Dans l'Occitanie voisine, bien qu'elle ne préside la région que depuis un mandat, Carole Delga frôle tout de même les 40 % (39,6 %) au premier tour, et ce, alors que deux listes - écologiste et insoumise - se présentaient. Dans ce fief historique du PS, la jeune présidente a bénéficié d'une moins mauvaise mobilisation de son électorat avec des scores impressionnants en Ariège (47,5 %), dans les Hautes-Pyrénées (47,1 %), en Haute-Garonne (41,6 %, dont 68,1 % dans sa ville de Martres-Tolosane et 57,1 % à Cintegabelle, l'ancienne terre d'élection de Lionel Jospin). Le meilleur score départemental de la présidente sortante (49,2 %) est obtenu en Lozère, pourtant historiquement ancrée à droite. Dans ce département, parmi les quatre colistiers PS, on ne comptait pas moins de trois maires, dont l'influent Bernard Bastide, président du Parc naturel régional de l'Aubrac.
5/ DES PETITS CANDIDATS QUI ONT TIRÉ LEUR ÉPINGLE DU JEU
Dans un contexte de très faible participation, des « petites » listes sont parvenues dans certaines régions à obtenir des résultats non négligeables en mobilisant via des réseaux et des notables locaux ou par le travail militant de leurs sympathisants. Il en va ainsi, par exemple, de la liste emmenée par Eddie Puyjalon et Jean Lassalle en Nouvelle-Aquitaine. À l'échelle de cette grande région, cette liste de défense de la ruralité regroupant des anciens de Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT), des agriculteurs, des maires ruraux et des opposants aux éoliennes, a rassemblé près de 109 000 bulletins, soit 7,3 % des suffrages exprimés (ce qui la place devant la liste des Insoumis : 5,7 %).
Les résultats les plus élevés sont enregistrés dans les Pyrénées-Atlantiques (département de Jean Lassalle) avec 13,6 % des voix et une pointe à 67 % à Lourdios-Ichère (où réside Jean Lassalle), dans le Lot-et-Garonne (10,9 % des voix), les Landes (8,9 %) et la Dordogne (8,5 %). Le discours de défense de la ruralité et d'un nécessaire désenclavement s'impose naturellement dans les zones d'implantation historique de CPNT, où la chasse demeure assez pratiquée : campagnes et montagnes béarnaises et basques, estuaire de la Gironde, marais charentais, terroirs landais et périgourdins. On en rencontre également un écho dans un Limousin excentré.
Scores significatifs. Dans le Grand Est, Florian Philippot atteint, quant à lui, près de 7 % des voix dans une région où il s'était déjà présenté en 2015 - à l'époque, le parti s'appelait le FN. Il atteint 9,7 % à Forbach, ville dans laquelle il a été candidat à plusieurs reprises, et recueille des scores significatifs dans des communes ouvrières mosellanes : 13,2 % à Stiring-Wendel, 12,5 % à Freyming-Merlebach ou 12,1 % à Farschviller, par exemple.
À l'autre extrémité du pays, en Bretagne, la liste Cueff a atteint 6,5 %, ce qui lui a permis de fusionner au second tour avec la liste de Loïg Chesnais-Girard, président sortant. Daniel Cueff, ancien maire de Langouet (Ille-et-Vilaine), s'était fait connaître en étant le premier maire à prendre un arrêté antipesticides. Sur une ligne écolo-régionaliste prônant un rassemblement des forces vives bretonnes, il est parvenu à fédérer certaines personnalités locales, comme le restaurateur Olivier Roellinger, établi à Cancale (14,1 % pour la liste Cueff dans cette petite ville), ou bien encore la navigatrice Anne Quéméré, dans le Finistère, ou Arnaud Toudic, président du club des supporteurs de football de Guingamp (12,7 % dans sa commune de Bégard). La liste Cueff atteint son meilleur score en Ille-et-Vilaine (7,6 %) avec un record à Langouet (46,6 %). Enfin, en Paca, alors que l'attention politique et médiatique était polarisée sur le duel Muselier-Mariani, l'écologiste indépendant Jean-Marc Governatori rassemblait 5,3 % des voix au premier tour.
6/ L'ÎLE-DE-FRANCE : LABORATOIRE DE RECOMPOSITION DES GAUCHES ?
En Île-de-France, trois listes de gauche s'affrontaient au premier tour et chacune ambitionnait de virer en pole position pour prendre la tête de la liste d'union au second tour. Au final, les trois listes ont réalisé des scores assez proches, mais c'est celle de l'écologiste Julien Bayou qui est sortie en tête avec un score de 13 % des voix, devant les listes PS d'Audrey Pulvar (11,1 %) et La France insoumise de Clémentine Autain (10,2 %). En Île-de-France comme en Auvergne-Rhône-Alpes ou dans les Pays de la Loire, régions dans lesquelles la gauche n'était pas sortante et où une compétition opposait socialistes et Verts, ce sont ces derniers qui ont gagné le derby, un précédent qui laissera des traces, dans les négociations à venir, sur la présidentielle.
La carte ci-dessus, représentant la liste de gauche arrivée en tête dans chaque commune, est assez parlante. Non seulement les écologistes surclassent le PS à Paris, dans le fief d'Anne Hidalgo (18 %, contre 12,9 % pour Audrey Pulvar), mais ils s'imposent comme la force dominante à gauche dans de nombreuses communes dont beaucoup… sont de droite. C'est le cas dans les Hauts-de-Seine, les Yvelines, l'Essonne et dans toute une partie de la Seine-et-Marne, notamment autour de Fontainebleau.
Yalta des gauches. Si les Verts dominent à gauche dans les territoires aisés, la liste Autain s'impose dans les vieux fiefs communistes de la banlieue rouge. La liste insoumise est devant ses concurrentes dans la majeure partie du 93 (y compris à Saint-Denis avec 28,5 % des voix contre 19 % pour la liste Pulvar, qui comprenait pourtant Mathieu Hanotin, maire de cette commune), à Nanterre, Bagneux et Malakoff dans les Hauts-de-Seine ; à Vitry, Villejuif, Ivry, Champigny ou Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne.
Autre point d'appui pour la liste Autain : des communes à forte population issue de l'immigration comme Trappes ou Mantes-la-Jolie. Dans ce « Yalta des gauches », la liste Pulvar ne s'impose que par défaut, soit dans des communes dont les maires figuraient sur sa liste - Villetaneuse (93), Boussy-Saint-Antoine ou Les Molières (Essonne), par exemple -, soit dans des communes se caractérisant par un entre-deux sociologique ; dans les communes bourgeoises ou gentrifiées, l'électorat de gauche optant prioritairement pour les Verts, dans les villes les plus populaires et à forte diversité ethnoculturelle, la gauche insoumise arrivant souvent en tête.
7/ PACA : LE FRONT RÉPUBLICAIN FONCTIONNE ENCORE
Au soir du premier tour en Paca, avec 31,9 % des voix, Renaud Muselier était distancé par Thierry Mariani (36,4 %), qui portait les couleurs du RN. Comme souvent dans cette région, la clé du second tour dépendait de la décision de la gauche de se maintenir ou de se retirer. Fort de ses 16,9 %, l'écologiste Jean-Laurent Félizia était tenté de se présenter au second tour à la tête de sa liste d'union de la gauche. Mais il accéda finalement aux injonctions des états-majors parisiens et se désista en appelant à faire barrage au RN. Cette décision a joué un rôle important dans le renversement du rapport de forces. En effet, d'après les estimations Ifop-Fiducial réalisées pour TF1 et LCI le soir du second tour en Paca, sur la base de 120 bureaux de vote tests, 62 % des électeurs de Félizia se sont reportés au second tour sur la liste Muselier.
Or ce dernier, qui l'a emporté avec un score de 57,3 %, a gagné pas moins de 335 000 voix d'un tour à l'autre. Si, parmi celles-ci, 190 000 provenaient d'une mobilisation en sa faveur d'abstentionnistes du premier tour et 25 000 du candidat écologiste indépendant Governatori, avec lequel il avait passé un accord, 120 000 venaient de la gauche. Le retrait de la liste Félizia et le report de bon nombre d'électeurs de gauche ont donc joué un rôle important dans la défaite du RN. D'après nos données, on estime que cet apport des voix de gauche a représenté deux tiers de l'avance de Muselier sur Mariani (120 000 voix sur les 180 000 bulletins d'écart entre les deux finalistes).
Report de voix. L'analyse cartographique confirme l'ampleur de ces reports. On observe une nette correspondance entre les zones de force de la liste Félizia au premier tour et la progression de Muselier entre les deux tours. Le candidat LR engrange ainsi de nombreux suffrages supplémentaires dans les Alpes-de-Haute-Provence et les Hautes-Alpes, où la liste de gauche avait réalisé de bons scores (25,8 % à Gap, 26,7 % à Briançon et 32,4 % à Forcalquier). Les reports de voix en faveur de Muselier sont également très perceptibles à Marseille (25 % pour Félizia au premier tour) ou dans les bastions de gauche de Martigues et Port-de-Bouc, autour de l'étang de Berre (respectivement 27,4 % et 40,8 % pour la liste de gauche).
Ainsi donc, alors qu'il ne s'agissait que d'un scrutin régional et non pas de l'élection présidentielle, et bien que le RN soit représenté par un transfuge de la droite traditionnelle et non par un membre de la famille Le Pen, le front républicain a été pratiqué par une large part de l'électorat de gauche qui s'était déplacé au premier tour. Et en dépit des commentaires et analyses sur l'obsolescence présumée du réflexe de front républicain, nos chiffres montrent, en tout cas dans cette région, qu'il est toujours d'actualité. D'après les estimations Ifop, lors des régionales de 2015 en Paca, 65 % des électeurs socialistes (liste conduite à l'époque par Christophe Castaner) et 63 % des électeurs de la liste EELV/Front de gauche avaient voté au second pour Christian Estrosi pour faire barrage à Marion Maréchal-Le Pen. Ce taux de report est resté quasiment le même six ans plus tard §
(*) Pour Le Point et la Fondation Jean-Jaurès.
Le redécoupage de la carte régionale décidé par François Hollande avait suscité une levée de boucliers en Alsace, cette région fusionnant avec la Lorraine et Champagne-Ardenne dans une autre plus vaste nommée Grand Est. En 2015, la liste régionaliste opposée à la fusion avait recueilli 11,1 % des voix en Alsace. Six ans plus tard, bien que le Grand Est soit présidé par l’Alsacien Jean Rottner et que les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin aient donné naissance à une entité inédite intitulée Collectivité européenne d’Alsace, la blessure identitaire demeure vive. Les régionalistes alsaciens se sont de nouveau présentés et cette liste, emmenée par Martin Meyer, a obtenu un score de 9,4 %, soit un niveau proche du résultat obtenu six ans plus tôt.
Comme en 2015, les résultats sont plus faibles dans les zones urbanisées (où la population autochtone est moins nombreuse, telles la métropole strasbourgeoise et l’agglomération de Mulhouse) que dans les campagnes. On note cependant cette année une plus faible audience dans une partie du Haut-Rhin, sans doute sous l’effet de la concurrence de la liste Klinkert, bien implantée dans ce territoire. Le clivage est par exemple spectaculaire de part et d’autre de cols vosgiens. La liste régionaliste obtient ainsi 14,7 % dans la commune alsacienne de Kruth, son score tombant, une fois franchi le col d’Oderen, à 0,8 % à Ventron, dans les Vosges. Même contraste au col de Bussang : 13,7 % sur le versant alsacien (village d’Urbès) versus 1,1 % à Bussang, dans les Vosges.
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