24/05/2021

Alain Finkielkraut: «Les médias vertueux avalisent sans broncher la propagande du Hamas»

GRAND ENTRETIEN - Au terme de onze jours de conflit, Israël et le Hamas ont conclu un cessez-le-feu. Cependant, rien n’est réglé, estime Alain Finkielkraut. Pour le philosophe et écrivain, le jusqu’au-boutisme du Hamas, mais aussi celui des ultras israéliens, ont conduit l’État hébreu dans l’impasse.

LE FIGARO. - Comme lors de chaque regain du conflit israélo-palestinien, les manifestations en soutien de la Palestine se sont multipliées, notamment en Europe et en particulier en France. Comment expliquez-vous la centralité de cette cause pour une partie de la gauche et beaucoup de musulmans?

Alain FINKIELKRAUT. - Si, dans le monde entier, le conflit israélo-palestinien électrise et mobilise des foules par ailleurs indifférentes à la situation des Ouïgours en Chine, à la lente disparition des chrétiens d’Orient, aux convulsions africaines, à la sauvagerie répressive de la junte birmane, au sort que réservera aux femmes afghanes le retour annoncé des talibans en Afghanistan et à l’interminable guerre civile en Syrie, c’est parce que Israël est un État juif et que le fait juif continue à rendre fou.

La civilisation occidentale a été traumatisée pour toujours par la Shoah, c’est-à-dire par la tentative de l’Allemagne nazie de faire entièrement disparaître un peuple disséminé sur toute la surface de la terre. Depuis la guerre des Six-Jours, cette hantise se retourne progressivement contre les rescapés de l’extermination et leurs descendants. Pour une partie toujours plus bruyante de la gauche mondiale, la victoire de 1967 et la conquête de territoires qui s’est ensuivie ont fait passer les Israéliens et les Juifs attachés à Israël du mauvais côté de la barricade: de faibles, ils sont devenus forts ; de victimes, bourreaux ; de persécutés, persécuteurs. En montrant une terrible inhumanité après avoir été traité de manière inhumaine, comme osait l’affirmer Edgar Morin lors de la deuxième intifada, ils ont même perdu leur statut de Juifs. Les Juifs, désormais, ce sont les Palestiniens «opprimés» et «ghettoïsés» par Israël. Le serment du «plus jamais ça» n’est pas oublié, il a changé de cible: il en vient à viser ceux-là mêmes qu’il avait pour vocation de protéger du pire. Quant aux musulmans obnubilés par la cause palestinienne, ils considèrent que la présence et la prospérité d’un État juif au cœur du Moyen-Orient comme un affront, comme un camouflet, comme une humiliation insupportable. Mais la signature des accords d’Abraham le montre: ce sentiment n’est plus unanime.

En France, certaines manifestations ont été interdites par crainte des débordements. En Allemagne, les manifestations ont été ponctuées de slogans antijuifs. Comment expliquer un tel degré de tension?

Ceux qui, en France et dans les autres pays occidentaux, attisent la haine des Juifs exècrent l’antisémitisme. Avec une vigilance de tous les instants, ils traquent les vestiges de cette idéologie chez les nostalgiques de Maurras ou du maréchal Pétain. Ils s’insurgent plus généralement contre les intellectuels et les journalistes qui, selon eux, banalisent les thèmes de l’extrême droite.

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Et, en même temps, leurs médias vertueux avalisent sans broncher la propagande du Hamas en dénonçant les «massacres» commis par l’armée israélienne à Gaza. Ce qui fait que la jeunesse «woke» descend dans la rue pour protester contre le «génocide du peuple palestinien» et que les enfants issus de l’immigration trouvent dans cette nazification du sionisme une raison supplémentaire de s’en prendre à leurs condisciples juifs et de leur rendre la vie impossible. L’enfer de la haine est pavé de bonnes intentions antiracistes.

Dans ce cas de figure, faut-il y voir une haine plus large de la civilisation occidentale?

Les adeptes du genou à terre ne voient à l’œuvre dans la multiplicité des situations humaines que le racisme de l’homme blanc. «Palestinian Lives Mater», disent-ils sur la lancée de leurs autres engagements et sans se soucier de la dimension nationale et religieuse du contentieux qui les obsède.

Y a-t-il un lien entre «palestinisme» et «islamo-gauchisme»?

Pour les «islamo-gauchistes» (dont la presse qui se veut sérieuse et progressiste nous explique à longueur de colonnes qu’ils n’existent que dans la tête des idéologues réactionnaires), les musulmans sont tout à la fois les Juifs et les prolétaires du XXIe siècle. La situation des Palestiniens est donc, à leurs yeux, emblématique et ils sont d’autant plus résolus à leur apporter un soutien inconditionnel que la classe ouvrière et le peuple traditionnel se sont détournés d’eux. Ils savent que les habitants des quartiers dits populaires s’identifient massivement aux Palestiniens, ils misent donc sur ce nouveau peuple en constante augmentation pour arriver un jour au pouvoir. Et ce n’est pas le chagrin de la petite minorité juive qui va leur faire changer d’avis. Toute honte bue, la gauche insoumise maquille son abandon des Juifs en lutte contre l’islamophobie.

Ceux qui, en France ou ailleurs, soutiennent la cause palestinienne sans vouloir la destruction d’Israël, mais qui critiquent la politique de son gouvernement, doivent-ils être,pour autant, rangés du côté des antisémites ou des «islamo-gauchistes»? N’y a-t-il pas un danger à criminaliser a priori toute critique d’Israël?

Ceux qui soutiennent la cause palestinienne sans vouloir la destruction d’Israël auraient dû appeler avec ceux qui soutiennent Israël sans se satisfaire de la mise sous tutelle des Palestiniens à une grande manifestation commune pour le retour au calme et à la négociation. Malheureusement, on ne les a pas entendus.

Pour en revenir au conflit lui-même, la politique du gouvernement israélien, ces dix dernières années, a-t-elle contribué à alimenter la haine et permis au Hamas de capter plus aisément la colère de la population?

Si la gauche israélienne est exsangue et si le «maintenant» de «la paix maintenant» vient d’atteindre l’âge de la retraite, c’est parce que le camp d’en face ne leur a laissé aucune chance. Quand l’armée israélienne se retire du Sud Liban, le Hezbollah, féal de l’Iran, s’y installe et pointe ses missiles sur la Galilée. Deux ans après le démantèlement de toutes les colonies juives de Gaza, le Hamas renverse violemment l’autorité palestinienne et contraint par ses actions terroristes Israël à établir un blocus. Ce territoire non occupé est engagé dans une guerre à mort contre l’occupation par les Juifs de toute la terre de Palestine. Imaginez ce qui serait arrivé si, au lieu de consacrer l’argent qu’il reçoit ou qu’il prélève à bâtir des tunnels et à acheter des missiles, le gouvernement palestinien avait choisi d’assurer à sa population une vie décente: il n’y aurait pas de blocus, le camp de la paix serait aujourd’hui au pouvoir en Israël et travaillerait à un règlement définitif du conflit. Mais aucun dirigeant israélien ne sera mandaté pour faire des concessions territoriales à un ennemi irréductible et surarmé par le régime des mollahs qui n’a jamais fait mystère de sa volonté d’en finir avec Israël.

On ne peut cependant en rester à ce constat. Ce qui est un crève-cœur pour la gauche israélienne est pour la droite extrême une aubaine. Cette droite se félicite de l’absence de partenaire qu’elle fait mine de déplorer. Le regret qu’elle affiche dissimule (de moins en moins) le soulagement qu’elle éprouve. L’idée de se séparer de tout ou partie de la Cisjordanie lui est, en effet, odieuse. Ce n’est pas l’impérialisme qui la motive, c’est le sentiment d’avoir achevé en Judée-Samarie le retour du peuple juif sur la terre d’Israël. Ce sentiment peut se comprendre mais il fait fi du droit des Palestiniens et par sa politique de grignotage territorial ou encore par ses provocations calculées (telles que le projet d’expulser des familles palestiniennes d’un quartier de Jérusalem Est en arguant d’un titre de propriété juif ancien comme si de nombreux Arabes n’avaient pas eux-mêmes été contraints de quitter leur logement pendant la guerre de 1948), la coalition au pouvoir s’emploie à rendre impossible l’émergence d’un interlocuteur raisonnable. Israël ne peut se permettre d’offrir au Hamas un État palestinien, mais si le statu quo s’éternise, les Juifs finiront par devenir minoritaires dans l’État qu’ils ont édifié pour sortir de la condition de minorité. Israël perdra ainsi sa raison d’être. Voilà où nous en sommes.

Les roquettes lancées de Gaza sur l’État israélien ont fait 10 morts, dont un enfant, tandis que la riposte de Tsahal a fait 200 morts dont 58 enfants. Le conflit est certes asymétrique, mais la riposte n’est-elle pas disproportionnée?

Sans le dôme de fer, les 4600 roquettes lancées par le Hamas sur toutes les villes d’Israël auraient fait des dizaines de milliers de morts. Tsahal de son côté met tout en œuvre pour viser juste et éviter les victimes civiles. Les uns tirent au hasard depuis des zones urbaines, les autres ne cessent de progresser en précision. Comme l’a très bien dit l’ambassadeur d’Israël à l’ONU: «Israël utilise des missiles pour protéger ses enfants, le Hamas utilise ses enfants pour protéger ses missiles.»

Les affrontements intercommunautaires en Israël même, dans des localités où Juifs et Arabes israéliens cohabitaient jusqu’alors, ne sont-ils pas plus inquiétants que les affrontements avec Gaza? Croyez-vous au scénario de la guerre civile?

Il y a eu à Lod, ville mixte, de véritables pogroms. Des gens ont été battus à mort, des magasins pillés, des synagogues incendiées. Et des fanatiques juifs, qui ont aujourd’hui leurs représentants à la Knesset, ont répondu au lynchage par le lynchage. C’est horrible. Mais je ne crois pas au scénario de la guerre civile. Des Arabes et des Juifs israéliens ont manifesté ensemble à Haïfa et ailleurs pour la coexistence. Il y a de très nombreux étudiants arabes dans les universités israéliennes. Dans les hôpitaux, des médecins juifs et des médecins arabes soignent des patients et des blessés juifs, arabes-israéliens, mais aussi palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. C’est une petite et tremblante lueur d’espoir dans la nuit tragique de ce conflit sans fin.

Quelle est, selon vous, la nature du conflit aujourd’hui? S’agit-il toujours d’un conflit territorial ou est-ce un conflit religieux et culturel? Dans ce cas, la solution des deux États n’est-elle pas désormais illusoire?

Benyamin Netanyahou a cru pouvoir enterrer la question palestinienne. Le voici cruellement détrompé. À l’heure de l’islam radical et de l’expansionnisme iranien, la solution semble illusoire. Mais il ne serait pas moins chimérique de croire que la non-solution peut durablement la remplacer. Les acteurs du conflit et le grand médiateur américain devront, un jour ou l’autre, prendre le taureau par les cornes.

*De l’Académie française.

 Source lefigaro.fr Par Alexandre Devecchio

 

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