Mon sujet actuel, c’est la remise en cause du « productivisme ». Les prises de position de responsables d’EELV ou de La France Insoumise ont été suivies par le PC ou le PS. Qu’est-ce que le productivisme ? La production sans limite, la consommation excessive de ressources, la pollution, le gaspillage, etc. ? Certains vont plus loin : pour eux, le productivisme, c’est la croissance, et, à les écouter, elle serait devenue source de déséquilibres pour la planète.
Bien sûr, la production doit réduire son impact sur l’environnement. Il y a pour cela des réglementations qui se durcissent, et l’opinion publique qui pousse dans ce sens, ainsi que les jeunes au sein des entreprises, et désormais les investisseurs financiers eux-mêmes. Cela doit nous conduire à tourner nos usines vers une croissance plus verte. Mais si on en conclut que le vrai moyen de lutter contre la pollution et le dérèglement climatique, c’est la décroissance, il y a là un sérieux sujet de préoccupation. Or, cette idée imprègne une partie de la jeunesse.
On ne lui a pas expliqué quelles seraient les conséquences de la décroissance : d’abord, une réduction des moyens disponibles pour amorcer cette croissance verte qui aura besoin d’investissements lourds et de recherche, donc d’importants financements. La décroissance ne pourra pas fournir d’emplois. Elle pose bien sûr un problème sur la réduction des inégalités : comment financer le modèle social, comment mieux partager la richesse créée si celle-ci se réduit ? Accessoirement, comment rembourser la dette avec une économie en décroissance ? Voilà pourquoi il faut se battre contre les illusions de la décroissance et pour une production et une croissance responsables.
Que faut-il faire pour changer l’économie sans la détruire ?
Le « verdissement » de la croissance sera progressif car on ne construira pas un nouveau modèle productif sur les ruines de l’actuel. Ne serait-ce que parce qu’il faudra accompagner cette évolution d’investissements extrêmement élevés : construire une usine de batteries électriques pour l’automobile, comme vont le faire Stellantis [groupe né de la fusion de PSA et Fiat Chrysler] et Total, c’est 4 à 8 milliards d’euros selon la taille. Il faut donc une économie et des entreprises en bonne santé pour financer cela.
Il y a un autre danger : si on choisit d’arrêter ou de limiter brutalement certaines productions, il faudra changer notre consommation ou importer ces produits en accroissant notre déficit commercial. Freiner la production de viande animale suppose la mise en place d’une industrie de la viande végétale. Il faut probablement s’y mettre, mais ça prendra du temps, ça nécessitera des capitaux et il faudra être compétitifs car nos voisins s’équipent également. La contrainte de compétitivité ne disparaît pas avec la croissance verte : nous l’avons vu pour les panneaux solaires ou les éoliennes. Les emplois de cette croissance verte ne seront créés en France que si nous sommes compétitifs.
Depuis des années, vous sonnez le tocsin sur ce thème : la France perd ses industries, et ses emplois, car justement elle n’est plus compétitive. Quelles en sont les causes ? La situation peut-elle s’améliorer ?
La France est plus compétitive aujourd’hui grâce aux « politiques de l’offre » [mesures pour faciliter la vie des entreprises : allégement des normes, des charges, des taxes, etc.] menées par les gouvernements successifs depuis 2013. Le CICE, le pacte de responsabilité ont été décriés, mais ils ont produit des résultats positifs ; ils ont permis aux entreprises de recommencer à investir. Cette politique a été poursuivie après 2017 avec un effort spécifique sur la formation. Le plan de relance prévoit une baisse de 10 milliards des impôts de production, de 30 milliards au total pour l’industrie. Je sais que la politique de l’offre est mal vue par la gauche keynésienne, dont j’ai fait partie pendant cinquante ans, mais il faut regarder les choses en face : ce qui caractérise la faiblesse de l’industrie et le déficit de notre balance commerciale, ce n’est pas la faiblesse de la demande, ce sont les insuffisances de l’offre.
Notre pays doit regagner sa souveraineté économique, donc produire suffisamment pour redresser ses comptes extérieurs. Notre industrie a dégringolé depuis trente ans d’abord parce que les politiques ne s’y intéressaient plus : les services étaient à la mode. Ensuite, l’euro a été surévalué face au dollar pendant une grande partie de la décennie 2000-2010, ce qui a accru les divergences entre les économies européennes. L’Allemagne a pu faire face à cette appréciation parce qu’elle exporte des produits haut de gamme peu sensibles aux prix – et elle a fait un gros effort sur les coûts ; la France, au contraire, trop exposée à la concurrence sur les prix, a souffert.
Enfin, les charges des entreprises ont augmenté, et les salaires ont progressé plus vite que la productivité entre 2000 et 2010, au détriment de l’emploi. Ce n’est pas agréable à dire ou à entendre à gauche, mais c’est la réalité. Nous devons persévérer dans cette politique de l’offre, en l’orientant progressivement vers la croissance technologique et verte.
Dans ce cadre, une préoccupation émerge : les entreprises françaises sortiront de la crise actuelle très endettées. Il faudra leur permettre de renforcer leurs fonds propres pour investir ; cela peut passer par l’utilisation d’une partie des 1 600 milliards d’assurance-vie ou par l’accroissement des moyens de la banque publique d’investissement Bpifrance.
Deux autres thèmes essentiels enfin : le système scolaire – en difficulté – et l’appareil de formation. L’industrie a besoin de gens bien formés. Elle a aussi besoin de chercheurs. Les défis technologiques doivent nous conduire à porter l’effort de recherche français à 3 % du PIB. Un pays comme la Corée du Sud est à 4 %…
Tout est noir ?
Pas du tout, et je crois que nous savons mieux comment mener la reconquête industrielle. Un exemple, faire plus confiance aux territoires : des élus locaux ont su se mobiliser, agir en commun avec les acteurs du territoire pour attirer les industriels et développer l’emploi. Je pense à la Vendée, aux bassins de Vitré, de Niort ou d’Oyonnax, à la Mecanic Vallée de Figeac à Decazeville, à la vallée de l’Arve. L’industrie a besoin de vastes terrains pas trop chers pour s’installer et investir : son développement peut créer des richesses et des emplois en dehors des métropoles. A condition que les services publics soient là, l’appareil médical présent, que l’internet fonctionne… qu’il y ait une vraie volonté de fédérer les énergies, un vrai amour pour l’industrie.
La remise en cause de la 5G et son refus par de nombreux élus ne vont pas dans le sens de ce développement. Ce sera un problème ?
La 5G sera indispensable au fonctionnement des industries de demain. Ce n’est pas un gadget. Sans 5G, les industriels n’investiront pas en France sur les nouvelles technologies. Les villes qui n’auront pas la 5G auront un handicap. On a déjà le problème des zones blanches pour internet dans de nombreuses régions, il ne faut absolument pas recommencer avec la 5G !
Croyez-vous que la relocalisation des industries sera possible ?
Je n’emploie pas le terme de « relocalisation », parce qu’il peut créer l’illusion que l’on va refaire le tissu industriel d’il y a quinze ou vingt ans. Je préfère celui de « réindustrialisation » : bâtir en France un tissu industriel sur les nouvelles technologies et les productions porteuses d’un développement durable. Cela peut entraîner certaines relocalisations de souveraineté (agroalimentaire, santé…), mais pas la relocalisation de productions où nous ne pourrions être compétitifs. Les consommateurs n’accepteraient d’ailleurs pas de payer le surcoût.
Vous semblez inquiet de ce que toutes ces nouvelles idées impliquent pour la gauche, que vous avez toujours défendue.
Il y a de beaux combats à mener : sur le progrès technique, sur le progrès tout court, sur la confiance dans la science – notamment celle qui nous sauve du Covid. L’héritage des Lumières est-il caduc, emportant avec lui la Raison ? J’espère que la gauche saura mener ces combats qui sont ceux, anciens, de la République face à l’obscurantisme.
Propos recueillis par Claude Soula
LOUIS GALLOIS EN 10 DATES
- 26 janvier 1944 Naissance à Montauban, dans le Tarn-et-Garonne.
- 1972 Après des études à HEC et à l’ENA, il entre à la direction du Trésor.
- 1981 Directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement, au ministère de la Recherche et de la Technologie. Il est nommé ensuite directeur général de l’Industrie, puis il retrouve Jean-Pierre Chevènement au ministère de la Défense.
- 1989 PDG de la Snecma.
- 1992 PDG de l’Aérospatiale.
- 1996 Président de la SNCF.
- 2006 Coprésident d’EADS, maison-mère de l’avionneur Airbus à l’époque. Il en devient président un an plus tard.
- 2012 Nommé commissaire général à l’investissement.
- 2014 Président du conseil de surveillance de PSA.
- Janvier 2021 Quitte la présidence du conseil de surveillance du constructeur, après la validation de la fusion avec Fiat Chrysler (FCA) – une union qui va donner naissance à Stellantis, quatrième groupe automobile mondial en matière de véhicules vendus.
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