L’islam ne peut pas se dérober : il vit une crise parce qu’il est associé à la violence. Sa situation est fonction de la situation des musulmans. Il sera en crise si ceux-ci sont en crise, et il sera solide s’ils se donnent les moyens de la solidité. Mais il n’y a pas de solidité sans ouverture aux autres, sans acceptation des règles du jeu.

Où en était la Chine avant qu’elle n’accepte les règles du jeu du capitalisme mondial ? S’il est nécessaire pour l’homme de se réinventer en permanence, nous autres musulmans, nous devons nous réinventer à travers la refonte du discours religieux. Pourquoi ne pas faire le choix d’un “islam de l’excellence” ? Un islam qui ne se console pas de la misère ici-bas en pensant au paradis, mais qui cherche le bonheur ici et maintenant ?

C’est dans les religions, toutes les religions et depuis toujours, que les moins éduqués puisent leur discours. Or les religions ne sont pas fondées sur la rationalité, les crimes commis en leur nom non plus. Et puisqu’il en est ainsi, elles sont convoitées par des acteurs politiques qui cherchent à servir leurs intérêts. Non pas l’intérêt général, mais un intérêt particulier, étroit, clanique. La religion se prête parfaitement aux besoins du recrutement d’adeptes, de la désignation d’un ennemi, et à l’imposition d’une allégeance aveugle.

Chaque pouvoir a apporté un peu de son ADN

L’on sait la puissance que l’Église tirait de la religion en Europe avant les siècles des Lumières. Dans l’islam, Mahomet avait d’emblée des objectifs politiques, à savoir l’unification sous son égide des tribus de la péninsule arabique. Durant les dix premières années, il a usé du soft power des sourates qui invitaient à la contemplation et à la spiritualité. Mais quand il s’est installé à Médine [en 622], les sourates suivantes ont incité à l’usage de la force et de la violence. Cela constituait en quelque sorte une réinvention de la religion telle qu’elle avait apparu à La Mecque, suivant la nouvelle ligne politique de Mahomet : l’extension territoriale et l’essor économique par les razzias.

Depuis, l’islam n’a pas cessé d’évoluer et chaque pouvoir a apporté un peu de son ADN. Les quatre premiers califes [de 632 à 661] n’avaient pas les mêmes conceptions que Mahomet. Il en allait de même avec les Omeyyades, puis les Abbassides.

Depuis les indépendances des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, les nouveaux régimes ont à leur tour apporté leur ADN à l’islam. Afin de masquer leurs échecs et se donner un vernis de légitimité, ils ont instrumentalisé l’islam. Cela est vrai du président syrien Hafez El-Assad, qui mettait en avant le grand mufti Kaftaro, à Abdel Fattah Al-Sissi, qui continue ce jeu de dupes avec la mosquée Al-Azhar en Égypte.

Multiplier les mosquées, un moyen de contrôler la population

Mettre les oulémas à l’honneur et multiplier des mosquées était un moyen de contrôler la population à moindres frais. Il aurait été plus difficile d’offrir à leur peuple des écoles et des universités de qualité. Cela aurait nécessité plus de moyens et, surtout, le renoncement de la classe dirigeante à ses rentes. Mener des réformes économiques et politiques était du domaine de l’impensable.

Cet attelage entre dictature militaire et discours religieux continue d’exercer son emprise sur des millions de gens. Mais là où les régimes pensaient que les mosquées allaient administrer de l’opium au peuple, elles ont au contraire transformé les ouailles en bombes à retardement. Et ont entraîné l’islam avec eux dans leur échec. On peut donc parler d’un “islam d’États faillis”. Et avec une fermeture toujours plus rigoureuse du champ politique, “l’islam des États faillis” s’est de plus en plus mué en un “islam des États fascistes”.

Et cet islam-là a semé le désordre dans le monde, et cela depuis l’assassinat d’Anouar El-Sadate [1981] jusqu’à la création d’État islamique et des centaines d’attentats sanglants. Or l’Occident après la Seconde Guerre mondiale a compris jusqu’où pouvaient aller les horreurs des suprémacismes ethniques ou religieux. Après ce traumatisme, il a fait le choix de la vie, de la liberté, de la paix, d’une vie sociale apaisée par des garanties et des sécurités pour ses citoyens.

Une culture de l’ignorance

En réalité, l’Occident savait depuis des siècles que la religion portait en germe les guerres de religion. Dès les Lumières, il avait commencé à l’écarter des affaires politiques, pour finalement la circonscrire à la sphère privée et pour ériger un idéal politique fondé sur la démocratie, l’égalité de tous devant la loi. Et aussi la liberté, y compris la liberté de critiquer, de moquer, de caricaturer.

Quel est le secret de l’hostilité que beaucoup de musulmans vouent à ce modèle ? En sachant que Charlie Hebdo n’a pas été attaqué après des dessins sur la Vierge Marie ou sur l’Église catholique. L’explication réside dans l’ignorance. Une culture de l’ignorance. Transfrontalière, elle a été nourrie depuis des décennies par des dictateurs mal dégrossis. Or le contraire de l’ignorance n’est pas seulement la connaissance mais aussi l’amour de la vie et de la liberté.

L’odieux crime commis contre Samuel Paty va peser lourdement sur les rapports entre la République française et l’islam. Il est à craindre qu’on aille au-devant d’une situation telle qu’entre Israël et les Palestiniens dans les années 1990, quand le Hamas était obnubilé par les attentats suicides. Cela s’était soldé par l’arrivée au pouvoir du [radical de droite] Benyamin Nétanyahou [1996], à la place de Shimon Pérès.

Laissez la religion à la sphère privée

Plus de violence islamiste veut dire plus d’extrême droite. Une victoire électorale de celle-ci constituerait la rupture avec les tentatives de réparer l’histoire, de s’excuser de la colonisation en accueillant des communautés originaires des ex-colonies. Une rupture d’avec le projet de les intégrer.

Plus d’attentats islamistes signifient que leurs auteurs rejettent la possibilité qui leur est offerte de se réinventer. Cela nourrira les idées réactionnaires chez les Français. Or malheureusement, il faut s’attendre à cette escalade. Entre les procès contre les auteurs des attentats de Charlie Hebdo et la détermination de ce journal à réaffirmer la liberté d’expression, entre le discours d’Emmanuel Macron sur le séparatisme et l’assassinat du professeur, on voit qu’il y a un problème qui fait surface, et que celui-ci restera au cœur des préoccupations de la France.

Si vous pensez devoir prendre la défense de l’islam, regardez donc comment certains dirigeants s’en moquent. Regardez [le président turc] Erdogan, qui menace la sécurité (européenne) en se servant de l’islam. Regardez Assad, qui promet un essor islamiste s’il devait lui arriver un pépin. Regardez Al-Azhar, qui vit dans un monde parallèle parce qu’elle n’ose pas condamner Daech, puisque Daech puise ses références dans le Coran. Regardez l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis ou encore le Qatar. Y a-t-il un seul dirigeant musulman qui ait osé dire : laissez la religion à la sphère privée pour qu’on puisse construire un État pour tous ?