En pied des deux textes figurent plusieurs signatures communes, dont celles de l'épidémiologiste Laurent Toubiana, du professeur de physiologie Jean-François Toussaint ou encore du sociologue Laurent Mucchielli. Trois figures emblématiques du courant des "rassuristes", selon l'appellation non officielle partagée par de nombreux médias.
Pour résumer, les "rassuristes" s'opposent aux "alarmistes" – qui se plient aux décisions du gouvernement – et accusent l'exécutif de jouer sur les peurs. Louis Fouché, anesthésiste-réanimateur à l'hôpital de la Conception à Marseille (AP-HM), l'un des signataires de la tribune du 27 septembre, estime ainsi auprès de France 3 Côte d'Azur que la menace d'un reconfinement est une façon de "reprendre le contrôle sur les gens, par la menace".
Cela jugule toute contestation, c'est tyrannique, antidémocratique et ça n'est pas proportionné aux risques de cette épidémie de Covid.à France 3 Côte d'Azur
Pour eux, il n'y a aucune raison – ou si peu – de s'inquiéter. Les plus radicaux assument d'être "antimasques" et flirtent avec le complotisme, selon une étude de la fondation Jean-Jaurès publiée peu après la rentrée. Sans aller jusque-là, Laurent Toubiana affirmait le 18 septembre, sur Radio Classique, que "l'épidémie [était] derrière nous" et que "le virus ne [circulait] pas". "Il n'y a pas de deuxième vague en termes de mortalité actuellement" en France, assénait de son côté Jean-François Toussaint sur Sud Radio, deux jours plus tôt.
Cette absence de surmortalité liée au Covid-19 depuis mi-mai, plusieurs juristes, avocats, magistrats et universitaires l'ont brandie dans un texte datant du 23 septembre : "Dans un Etat de droit, la liberté doit rester la règle et la restriction de police l'exception. Il en résulte que les mesures restrictives des droits et libertés ne sont légales que si elles répondent aux trois exigences inhérentes au principe de proportionnalité : la nécessité, l'adéquation et la proportionnalité", s'indignent-ils.
Dans la sphère politique, les "anti-restrictions" ont aussi leurs porte-voix. Renaud Muselier, président LR de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et médecin de profession, pour qui la "dictature d'une éthique médicale veut imposer son savoir-faire aux choix politiques". Samia Ghali, la deuxième adjointe à la mairie de Marseille, qui condamne à cor et à cri le "diktat" de gens qui "se réunissent à Paris, entre eux, entre nantis". Ou encore Martine Wonner, ex-députée LREM du Bas-Rhin, qui n'a pas hésité à lancer à l'Assemblée nationale, le 2 octobre, que le port du masque était inutile.
Dans un tout autre registre, Joey Starr, Vincent Lindon ou Yann Moix se sont aussi fait entendre pour dénoncer les excès supposés d'un Etat surprotecteur. Se ralliant ainsi à la pensée du philosophe André Comte-Sponville : "Ce que je crains, c'est que pour protéger les vieux, dont je fais partie, on finisse par sacrifier toute une génération", déclarait-il sur RTL, le 8 septembre, pour dénoncer le "sanitairement correct" dans lequel baignerait notre pays.
Mais, face au Covid-19, la France a-t-elle vraiment sombré dans "l'autoritarisme sanitaire", comme l'affirment les tenants d'une ligne de défense des libertés individuelles à tout prix ? Si les mesures adoptées dans l'Hexagone étaient parmi les plus restrictives au monde lors du confinement, ce n'est plus le cas, d'après une étude menée par l'université d'Oxford (en anglais). Récemment, des pays ont pris des mesures tout aussi fortes, parfois plus contraignantes, que celles appliquées en France aujourd'hui. En Espagne, les Madrilènes n'ont plus le droit d'entrer ou de sortir de leur quartier. Au Québec, le gouvernement interdit de recevoir des invités à domicile. Sans compter que, contrairement au printemps, la France n'applique plus de mesures de façon uniforme sur l'ensemble du territoire mais agit désormais de façon plus ciblée.
En réalité, la contestation et les critiques envers l'exécutif sont "inévitables", commente auprès de franceinfo le sociologue Philippe Riutort, chercheur associé au Laboratoire communication et politique (Irisso-CNRS). "Nous ne sommes plus au printemps où, pendant le confinement, il y avait une sorte d'union nationale."
Si le gouvernement inspire une plus grande défiance, il le doit à une gestion de la crise sanitaire mouvementée, selon Caroline Ollivier-Yaniv, professeure en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-Est Créteil. Elle mentionne notamment l'arrivée d'un nouveau ministre de la Santé, Olivier Véran, en février, une communication erratique, voire contradictoire d'une semaine à l'autre au début de l'épidémie, un changement de discours sur les masques ou encore les oppositions entre le chef de l'Etat et le Conseil scientifique présidé par Jean-François Delfraissy.
"Il n'est pas facile de s'y retrouver car il y a une relative complexité du discours du gouvernement et des experts, depuis le mois de mars", observe Olivier Borraz, coauteur du livre Covid-19 : une crise organisationnelle (Presses de Sciences Po, 2020). Ce sociologue du CNRS replace la montée du discours "rassuriste" dans un contexte plus général de défiance vis-à-vis des autorités, illustré par le mouvement des "gilets jaunes" ou l'abstention élevée lors des dernières élections.
Le mouvement de protestation contre les mesures sanitaires trouve, entre autres, son terreau dans le fait que les arbitrages politiques sont fondés sur des savoirs scientifiques en construction sur le Sars-CoV-2, encore inconnu il y a moins d'un an. Lorsqu'il était encore à Matignon, Edouard Philippe avait d'ailleurs évoqué des décisions prises "sur le fondement d'informations parfois incomplètes et souvent contradictoires".
Par ailleurs, le débat scientifique, habituellement réservé aux chercheurs, s'est soudainement retrouvé dans la sphère publique. Un glissement qui s'est opéré de façon maladroite, selon Caroline Ollivier-Yaniv. Elle rappelle que les règles de discussion en vigueur dans les colloques, par exemple, sont très différentes de celles des plateaux des chaînes d'info, dont les audiences sont largement revigorées par le Covid-19.
Il y a une inadéquation entre les débats scientifiques et les arènes médiatiques.à franceinfo
"La cacophonie a été malheureusement entretenue par certains médias, a réagi le 5 octobre, sur France Inter, l'épidémiologiste Arnaud Fontanet, membre du Conseil scientifique. Pour Caroline Ollivier-Yaniv, ces échanges sur les plateaux télé visent davantage à alimenter la polémique que "la controverse au sens plein du terme".
De plus, Jocelyn Raude, sociologue à l'Ecole des hautes études en santé publique, souligne que l'expertise des débatteurs n'est pas toujours au rendez-vous. "Laurent Toubiana, qui est invité partout, est présenté comme épidémiologiste à l'Inserm, mais il n'a rien publié sur le Covid-19", indique-t-il. Le sémiologue François Jost dénonce, lui, le "règne de l'ultracrépidarianisme", un mot savant pour décrire le fait de parler de choses qui dépassent son champ de compétences. Le déplacement des débats sur des questions scientifiques "amène l'opinon publique à s'emparer de sujets qui lui échappent complètement", selon Philippe Riutort. Une brèche dans laquelle peut s'engouffrer le discours "rassuriste", souvent acquis à la cause du professeur Didier Raoult et son traitement à base d'hydroxychloroquine. Le même qui a minimisé pendant des semaines la gravité de l'épidémie.
François Jost note également que, dans les médias, l'accent est davantage mis sur les mesures gouvernementales et leurs conséquences que sur les raisons qui conduisent à les prendre.
Si un certain ras-le-bol d'une partie des Français émerge, le discours des "rassuristes" trouve aussi un écho approbateur chez les professionnels qui souhaitent enfin reprendre ou continuer leur activité. C'est le cas des intermittents du spectacle, des bistrotiers et des hôteliers. Leurs revendications sont relayées efficacement par les élus locaux, prêts à monter au front pour les soutenir. "C'est valorisant pour eux de défendre des petits entrepreneurs", d'autant plus qu'il y a "un fort attachement des Français aux restaurants et aux cafés, qui sont des lieux de sociabilité importants dans la culture française", selon Jocelyn Raude.
Dans l'agitation médiatique, et face aux réticences, le gouvernement tente de mettre l'accent sur la responsabilité individuelle. "Ayons juste un peu de cœur, c'est tout ce que je demande ; un peu de cœur et de sens des responsabilités", a lancé le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, sur France Inter, le 29 septembre, sur un ton inhabituel et empreint de gravité, après avoir été atteint du Covid-19.
Une
injonction malvenue, selon Olivier Borraz, car les Français ont très
largement respecté les restrictions imposées pendant le confinement. "Aujourd'hui, quelque 99% des Français sont coopératifs sur le port du masque", confirme Jocelyn Raude, qui s'appuie sur des données récoltées par Santé publique France.
Quant au gouvernement, malgré les réticences, il compte maintenir sa
stratégie précautionneuse, comme l'a déjà fait savoir le Premier
ministre, Jean Castex : "Ceux qui me reprochent de prendre des
mesures trop fortes pourraient être ceux qui me reprocheront de ne pas
en avoir fait assez." Et si les "rassuristes" d'aujourd'hui étaient les alarmistes de demain ?
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