Une énergie renouvelable, la fusion ? Bien sûr. S’il est un combustible qui ne risque pas de s’épuiser, c’est bien l’hydrogène. Premier élément issu du Big Bang, il compose aujourd’hui les trois quarts de la masse de la matière traditionnelle de l’univers. Alors pourquoi n’a-t-on pas déjà nos centrales à fusion, alors que les militaires ont leur bombe à hydrogène, qui exploite le même principe, depuis presque soixante-dix ans ? La fusion nucléaire, c’est pour quand ?
« Dans trente ans. C’est toujours pour dans trente ans. » La blague tourne depuis des décennies chez les scientifiques, illustrant le paradoxe d’une quête pas aussi simple qu’elle pourrait le paraître aux yeux d’un néophyte. Le hic, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de récupérer de l’hydrogène et de le chauffer pour aussitôt résoudre tous les problèmes liés à l’énergie. La fusion, en pratique, c’est compliqué.
Collision de noyaux dans une bouillie chaude
La fission, que l’on utilise dans les centrales nucléaires classiques, consiste à briser de gros atomes un peu instables (généralement des isotopes de l’uranium) pour absorber l’énergie qui se dégage lors de la cassure. Cela, nous savons très bien le faire, à des fins civiles comme militaires. L’inconvénient, c’est la radioactivité dangereuse qui peut s’en échapper et les déchets tout aussi dangereux dont on ne sait pas vraiment se débarrasser.La fusion, c’est plus propre. Le combustible n’est pas radioactif, et il n’y a pas de rejets dangereux dans l’environnement. Mais transformer l’hydrogène en hélium représente un certain nombre de défis technologiques que nous n’avons pas encore totalement relevés. Au cœur du Soleil, où les températures s’élèvent à 15 millions de degrés, les atomes vont entrer en collision à très grande vitesse et ces collisions multiples dégageront l’énergie qui permet à notre étoile de fonctionner et de nous apporter chaleur et lumière. En laboratoire, c’est une autre paire de manches.
L’état de la matière qui permet la fusion, c’est le plasma, une sorte de bouillie de noyaux d’atomes vraiment très chaude. C’est dans le plasma que se produisent les collisions de noyaux d’hydrogène – composés simplement d’un proton. La fusion doit permettre de contrecarrer la force électromagnétique, celle qui fait que deux protons, tous deux positivement chargés, vont se repousser. Comment parvenir à les rapprocher ? Dans le Soleil, c’est simple : la gravitation, énorme, fait tout le travail pour maintenir ces quantités de plasma ensemble et sous pression. Mais, sur Terre, nous n’avons pas une telle puissance à notre disposition. Dans une bombe à hydrogène, le problème a été résolu en y ajoutant… une bombe atomique traditionnelle, à fission. C’est l’énergie de son explosion qui va déclencher celle, incontrôlée, de la bombe à fusion. On imagine bien que cela n’est pas possible dans une centrale.
Il ne suffit pas de produire de l’énergie…
Pour espérer obtenir des réactions de fusion contrôlées sur notre planète, il faut de très hautes températures (presque dix fois celles qui règnent au cœur du Soleil), une densité suffisante de plasma pour augmenter la fréquence des collisions et, enfin, il faut maintenir le plasma dans le même volume, ce qui est loin d’être facile vu qu’il est porté à des températures de plusieurs centaines de millions de degrés ! On contient donc le plasma dans un champ magnétique qui va le maintenir très chaud et très dense sur la durée en son cœur, mais il doit être le moins chaud possible à l’extérieur, parce qu’il faut également ménager les parois du réacteur. Or certaines instabilités, comme d’avoir du plasma qui refroidit en son centre, peuvent faire dérailler tout le processus.Les scientifiques ont déterminé qu’il est plus facile d’utiliser non pas l’hydrogène de base, dont le noyau est composé d’un seul proton, mais plutôt ses isotopes, le deutérium et le tritium, qui ont respectivement un et deux neutrons en plus. L’inconvénient, c’est qu’ils sont beaucoup plus rares dans la nature. Le deutérium ne représente que 0,02 % de l’hydrogène et le tritium ne s’y trouve qu’à l’état de traces. De plus, le tritium est radioactif et va donc perdre la moitié de sa masse tous les 12 ans et demi.
Il ne suffit pas de produire de l’énergie, plusieurs réacteurs expérimentaux y sont parvenus depuis des décennies. L’objectif est d’en produire davantage que l’on en consomme pour la produire, et c’est là où le bât blesse. Le mieux que l’on ait pu faire jusqu’ici est de produire 16 mégawatts (MW) dans un réacteur en Angleterre (le JET, en 1997), alors que l’on avait utilisé 24 MW d’énergie pour chauffer le plasma. Et encore, cela ne s’est produit que pendant une durée brève, et c’est l’autre problème de la fusion : stabiliser les réactions de manière à obtenir un flux d’énergie relativement continu. Le record de durée pour un plasma stable est détenu par le réacteur Tore Supra, à Cadarache : six minutes et trente secondes. Ce n’est pas gagné.
Iter, la grande expérience mondiale
Les réacteurs à fusion ne sont pas tous similaires. Celui qui semble avoir aujourd’hui la faveur de nombreux spécialistes est le tokamak, une installation en forme de tore à l’intérieur de laquelle le plasma est chauffé. Mais d’autres modèles sont toujours étudiés, comme le stellarator, une forme géométriquement plus complexe. Le plus gros d’entre eux, le réacteur expérimental Wendelstein 7-X, est hébergé par l’Institut Max-Planck, en Allemagne, et est actuellement en travaux pour améliorer ses performances.Le hic avec Iter, ce sont les dates. Depuis le lancement de l’idée voici quarante-cinq ans, il a fallu attendre 2006 pour la signature d’un accord international entérinant la construction. Celle-ci a débuté en 2010 et devrait durer jusqu’à 2025. Si le premier plasma voit le jour à cette date, il faudra tout de même attendre 2035 pour que les réactions de fusion s’y produisent. Les spécialistes prévoient alors une dizaine d’années pour sa montée en puissance. Cela nous amène à 2045. Et après cela, il sera nécessaire d’en tirer les enseignements pour éventuellement construire des réacteurs commerciaux. Un planning qui participe bien malgré lui à la fameuse légende du « dans trente ans. » Et qui semble bien lointain lorsqu’on regarde les dégâts de la crise climatique.
Bien sûr, on ne peut pas presser la science, et l’ampleur du chantier nécessite des délais. Mais certains espèrent déjà que des projets de moindre envergure produiront des résultats beaucoup plus tôt. Ces projets sont souvent bâtis autour d’alternatives au tokamak, des technologies moins connues, beaucoup moins étudiées, et qui représentent un véritable pari sur l’avenir.
Vers un « effet Elon Musk » ?
La disruption attendue viendra-t-elle du privé ? On pense bien sûr à l’avancée de l’industrie spatiale qu’a causée l’arrivée de SpaceX avec ses fusées réutilisables qui font passer les designs de la Nasa pour de vénérables antiquités. Y aura-t-il un « effet Elon Musk » dans la fusion nucléaire ? Ce qui est certain, c’est que les start-up de la fusion risquent fort d’être de plus en plus nombreuses, et il y en a déjà un nombre conséquent.Un exemple qui a le vent en poupe, et qui a reçu le soutien de plusieurs milliardaires de la high-tech, dont Bill Gates et Jack Ma : Commonwealth Fusion Systems, qui s’est associée au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ensemble, ils mettent au point un tokamak petit format qui utilise de nouveaux matériaux superconducteurs, ce qui permet de réaliser des aimants plus efficaces destinés à contenir le plasma du réacteur. Leur engin, qui devrait pouvoir générer 100 mégawatts sous forme de chaleur, est prévu pour 2021. Ce ne sera pas là non plus un réacteur commercial produisant de l’électricité, mais il devrait « paver la voie » vers leur modèle de centrale électrique à fusion, annoncé pour 2025.
Le concept présenté par First Light Fusion, une start-up issue de l’université d’Oxford, n’est pas un tokamak, il n’essaie pas de contenir le plasma dans des champs magnétiques, mais de « démarrer la fusion en tirant un grand nombre de petits projectiles de cuivre simultanément à vitesse hypersonique dans une minuscule capsule contenant du deutérium et du tritium ». Les démonstrations sont prévues cette année, et First Light Fusion compte produire plus d’énergie qu’elle en consomme d’ici à 2024. Leur première centrale électrique verrait alors le jour « au début des années 2030 ».
La liste s’allonge. Tokamak Energy, comme son nom l’indique, utilise bel et bien un tokamak. Cette société britannique issue de l’UKAEA (le CEA britannique) a des ambitions identiques à celles de First Light Fusion : la fusion en 2025 et une – petite – centrale commerciale en 2030, dont ils vendraient alors la licence à des spécialistes de la production d’énergie.
Basée à Vancouver, au Canada, General Fusion a mis au point un système sphérique utilisant un mélange de plomb et de lithium fondus formant un tourbillon dans lequel le plasma est injecté. Des ondes de pression sont dirigées au centre de la sphère et compressent le plasma jusqu’à ce qu’il atteigne les bonnes conditions pour que la fusion se produise. La chaleur est récupérée dans le métal liquide et sert à produire l’électricité par l’intermédiaire d’une turbine à vapeur. La société a un soutien de poids : Jeff Bezos, le patron d’Amazon, et a déjà recueilli plus de 200 millions de dollars de financement. Elle espère aussi avoir construit sa centrale commerciale « au début des années 2030 ».
Ces sociétés ne sont pas les seules, loin de là. Certaines ont même trouvé des solutions particulièrement innovantes, comme Helion Energy. Cette compagnie américaine propose un réacteur fonctionnant non pas avec le rare tritium mais avec un mélange de deutérium et d’hélium-3. Ce dernier composé est rare sur Terre, mais abondant sur la Lune, ce qui motive nombre d’ambitions d’exploitation spatiale. Mais Helion Energy n’en aurait pas besoin : l’hélium-3 serait un sous-produit de la réaction de fusion du deutérium.
Ces initiatives vont-elles tenir leurs promesses ?
Toutes ces initiatives ne sont peut-être qu’un début. Nouvelles technologies, nouveaux matériaux, la science et l’ingénierie progressent chaque jour. Certains pensent, par exemple, que l’intelligence artificielle pourrait aider à résoudre les problèmes techniques rencontrés dans les réacteurs à fusion actuels. Ainsi, TAE Technologies, issue de l’université de Californie, a utilisé les travaux sur l’IA de Google pour son projet, qui pourrait voir le jour d’ici à 2024.Ces initiatives vont-elles tenir leurs promesses ? Ou faudra-t-il attendre que Iter mette finalement au point un modèle solide de centrale à fusion ? La question essentielle est celle des énergies renouvelables. Photovoltaïque, éolien et même hydroélectrique n’ont pas aujourd’hui l’envergure pour remplacer rapidement les combustibles fossiles : une analyse de Bloomberg New Energy Forecast prédisait l’an dernier que l’on pouvait espérer alimenter la moitié de la planète au solaire (photovoltaïque) et à l’éolien… d’ici à 2050. Si l’on ajoute hydroélectricité, géothermie et biomasse, on passe à 50 % en 2037. Si l’on veut réussir à éviter le pire du changement climatique, il faudrait aller plus vite. La fusion pourrait être une réponse. A condition d’arriver à temps ?
Source Nouvel Obs
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