DIE ZEIT Comment allez-vous, monsieur Arlen?
WALTER ARLEN : Il serait un peu exagéré qu’un homme de mon âge [il a fêté ses 100 ans le 31 juillet] dise : “Je vais très bien”. Je dirai donc : ça peut aller.
Monsieur Arlen, une vie de cent ans : vous êtes né à Vienne, vous avez fui à 18 ans pour les États-Unis, vous avez échappé à l’Holocauste. Après la guerre, vous êtes restés aux États-Unis, êtes devenu un critique musical réputé. Vous avez également composé. Quel est votre pays, les États-Unis ou l’Autriche?
Mon pays ? Disons que je n’oublierai jamais ce que j’ai vu à Vienne, ce que j’ai vécu à Vienne.
Votre famille dirigeait le Warenhaus Leopold Dichter, un des plus grands magasins de Vienne…
Mon grand-père l’avait fondé en 1890.
“Howard !”, lance Walter Arlen. Comme nous n’avons pas pu nous rendre aux États-Unis à cause de la fermeture des frontières [due à l’épidémie de Covid-19], nous nous téléphonons par FaceTime. Le portable est posé devant Arlen, c’est l’iPhone de Howard Myers, né en 1932, qui vit à ses côtés depuis plus de soixante ans. Ils habitent une maison à Santa Monica [en Californie], à cinq minutes en voiture de la mer. Nous aurons en tout cinq entretiens avec Walter Arlen, de deux à trois heures chacun. “Howard, can you bring me the postcard, please ?” [“Howard, peux-tu m’apporter la carte postale, s’il te plaît ?”] Arlen montre à la caméra la carte postale du magasin.
C’était notre magasin, sur le Brunnenmarkt. C’était l’attraction du quartier. Il était ouvert de 8 heures du matin à 6 heures du soir. Nous avions 85 employés, il y avait 48 vitrines. Vous vous rendez compte ? Il y avait deux étalagistes qui refaisaient les vitrines toutes les semaines. Il y avait toujours des passants qui se plantaient devant pour regarder nos produits. Nous faisions tout : parfum, vaisselle, vêtements pour femme, vêtements pour homme, chaussures, tissu au mètre, jouets.
C’étaient les années 1920. À Vienne vivaient de grands esprits et des artistes comme Sigmund Freud, [l’écrivain] Karl Kraus, [le compositeur] Arnold Schönberg, [la photographe] Trude Fleischmann et [l’écrivain] Joseph Roth…
Vienne comptait à l’époque près de deux millions d’habitants, dont un peu moins de 200 000 Juifs. Ils ont marqué la vie intellectuelle de la ville. Il y avait tellement d’écrivains, de peintres, de metteurs en scène juifs. Et de musiciens. Des musiciens !
Comment êtes-vous venus à la musique ?
Mon grand-père avait fait installer une sono ultramoderne pour l’époque. Installée dans une pièce à l’arrière du magasin, Mademoiselle Mizzi passait la journée à mettre des disques sur un gramophone. C’était en général des chansons à succès. J’aimais bien chanter sur les disques. (Il se met à chanter : “Wenn die letzte Blaue [geht]…” [Quand part le dernier bleu…])
Vous la connaissez encore ?
Le début seulement. Le “dernier bleu”, c’est comme ça qu’on appelait le dernier tram. Un jour, j’avais peut-être 4 ou 5 ans, les employés m’ont installé sur un comptoir et demandé de chanter. Alors j’ai chanté. Les clients étaient plantés là, captivés. Quand mon grand-père l’a appris, il m’a envoyé chez [le musicologue] Otto Erich Deutsch, le célèbre spécialiste de Schubert, qui a constaté que j’avais l’oreille absolue.
Votre famille a-t-elle cultivé votre don ?
J’ai eu des cours de piano. Mais la professeure était une catastrophe. C’était une vieille fille très sévère. Elle me donnait des devoirs et elle me grondait quand je n’avais pas assez travaillé. Je devais écrire cent fois : je dois travailler davantage. Parfois elle me faisait mettre à genoux sur un sac de pois secs. C’était un mauvais départ pour ma carrière musicale.
Comment avez-vous commencé à composer ?
Quand j’étais en CM2, Paul Hamburger était dans ma classe. Il a connu le succès à Londres par la suite en tant que pianiste. Ma vie a fondamentalement changé avec son arrivée.
Comment cela ?
Nous allions tout le temps à l’opéra, toujours tous les deux, au poulailler, les places les moins chères, nous ne voyions rien mais nous entendions tout. En bas, c’étaient des pointures qui dirigeaient, Bruno Walter par exemple, un chef merveilleux, que j’ai pu par la suite rencontrer personnellement [aux États-Unis, où ce musicien juif d’origine allemande, passé par l’Autriche, s’est réfugié en 1939]. Chaque fois que nous sortions de l’opéra, Paul m’expliquait la musique. Il était intarissable. Il m’a tout appris.
Votre famille s’intéressait-elle à l’art ?
Beaucoup ! Mon père, par exemple, qui était un très bon père, était peintre. Il avait étudié auprès de Schiele.
Egon Schiele ?
Oui, tout à fait. Schiele donnait des cours de dessin à l’époque et mon père s’était inscrit. Mais en 1918, il y a cette grippe qui est arrivée à Vienne, la grippe espagnole. Et ça a été fini pour Schiele. Il y a eu un nombre incalculable de morts en plus de lui. Ça a été affreux.
Quelle place le judaïsme tenait-il dans votre famille ?
Nous allumions les bougies tous les vendredis, nous mangions casher. Mais nous n’étions pas orthodoxes.
Le 22 février 1938 – trois semaines avant l’entrée des nazis en Autriche – Sigmund Freud, qui exerçait à Vienne, a écrit à son fils : “Je ne crois pas que l’Autriche se laissera aller à tomber dans le nazisme.” Avant l’arrivée des Allemands, aviez-vous déjà une idée de la terreur qui allait s’emparer de l’Autriche ?
Oui et cent fois oui ! Les croix gammées étaient interdites à Vienne avant l’arrivée de Hitler mais les nazis autrichiens les dissimulaient tout simplement sous leur revers. En 1937, je suis allé en train avec ma tante Gretl faire du ski dans le Tyrol. Dès que le train est parti, tous les passagers de notre wagon ont sorti leur croix gammée. Le train entier était plein de nazis. Ç’a été un moment très très déplaisant. Heureusement, ils ne se sont pas aperçus que nous étions juifs.
Le vendredi 11 mars 1938, Adolf Hitler donne l’ordre aux troupes allemandes d’entrer en Autriche. Vous souvenez-vous de ce jour ?
Le matin, je suis allé à l’école tout à fait normalement. J’étais sur le point de passer mon bac. Le soir, toute la famille était attablée pour le dîner chez grand-père. La radio était allumée. Peu avant 20 heures, il y a eu une déclaration de Kurt Schuschnigg, le chancelier. Il a dit que Hitler lui avait posé un ultimatum et qu’il devait démissionner de son poste de chancelier. Puis il a fait ses adieux au peuple autrichien. Ce jour-là a été mon dernier jour d’école et celui de notre dernier repas familial.

12 mars 1938. Sur toutes les radios d’Autriche, Adolf Hitler est en train d’annoncer l’annexion du pays. Des Viennois, le bras tendu, saluent un portrait du Führer. Photo akg-images.
12 mars 1938. Sur toutes les radios d’Autriche, Adolf Hitler est en train d’annoncer l’annexion du pays. Des Viennois, le bras tendu, saluent un portrait du Führer. Photo akg-images.
Dans Le Lièvre aux yeux d’ambre, Edmund de Waal décrit ainsi l’ambiance qui règne à Vienne après le discours radiophonique de Schuschnigg : “On croirait que l’on vient d’actionner un interrupteur. Le tapage déferle dans la rue, la Schottengasse résonne de clameurs. EIles crient : ‘Ein Volk, ein Reich, ein Führer !’ ou bien ‘Heil Hitler!’ Ils vocifèrent ‘Juden verrecke’, ‘Mort aux juifs !’”*
C’était exactement ça. Ils avaient carte blanche pour éliminer les Juifs. Le lendemain matin, un samedi, ma mère est descendue au magasin. Elle allait régulièrement aider au rayon cuir le samedi. Il était dirigé par une certaine Mme Frank. Pendant toutes ces années, elle avait été toute mielleuse avec ma mère, la fille du patron. Ce matin-là, elle lui a dit : “Vous n’avez plus rien à faire ici.” Ma mère est remontée à l’appartement, s’est assise à la table et a pleuré. Ils ont emmené mon père ce week-end-là, au milieu de la nuit.
Que s’est-il passé ?
Cette Mme Frank du rayon cuir avait volé la clé du magasin et l’avait donnée à ses copains nazis. À 2 heures du matin, on a frappé violemment à la porte. Je me suis levé et je suis allé ouvrir. Il y avait huit SA [des membres de la branche autrichienne de la Sturmabteilung, une organisation paramilitaire du parti nazi]. Ils avaient frappé avec la crosse de leur fusil. Ils se sont rués dans la chambre de mes parents et ont tiré mon père du lit. Ils ont fouillé les coffres, les armoires, ont tout flanqué par terre. Ils ont raflé l’argent et les bijoux, ils ont aussi pris l’énorme collection de timbres de mon père. Moi, ils m’ont jeté dans ma chambre en me donnant des gifles. En partant, ils se sont retournés et ont demandé : “On embarque aussi le petit youpin ?” Ils m’ont quand même laissé mais ils ont embarqué mon père. Je ne sais pas pourquoi. À ce moment, tout mon monde s’est effondré.
Où ont-ils emmené votre père ?
Dans un camp de regroupement de la Karajangasse. C’était une école qu’on avait reconvertie en prison.
Dans son autobiographie, l’écrivain Carl Zuckmayer a écrit plus tard au sujet de ces premiers jours de l’arrivée des nazis à Vienne : “Ce qu’on a déchaîné ici, c’est le soulèvement de l’envie, de la jalousie, de la rancœur, la soif de vengeance aveugle, mauvaise, et toutes les autres voix ont été condamnées au silence.”
Je crois aussi que c’est ce week-end-là que je descendais la Josefstädter Straße. Tous les quelques mètres, il y avait des attroupements avec des Juifs agenouillés devant. Les nazis les avaient obligés à mettre leurs habits du dimanche et à nettoyer le trottoir avec une brosse à dents. En continuant, j’ai vu ma tante Gretl, elle aussi à genoux et une brosse à dents à la main.
Qu’est-il arrivé au magasin de votre famille ?
Le lundi matin, il y avait une foule devant le magasin. Les gens criaient : “Sales Juifs !” J’étais en haut, dans l’appartement. Puis est arrivé un homme nommé Edmund Topolansky. Ce Topolansky était propriétaire d’une banque privée à Vienne. Il a dit : “Je suis votre ariseur.” Vous savez ce que c’est, un ariseur ?
Dites-moi…
C’étaient ceux qui expropriaient les entreprises des Juifs et les reprenaient. Ce Topolansky, c’était un copain d’Adolf Eichmann [le dignitaire nazi qui allait mettre en place la “solution finale”]. Ils avaient pactisé, ils faisaient des affaires. Topolansky s’est approprié notre magasin. Mais il ne s’est pas contenté de notre entreprise : plus tard, il nous a aussi chassés de notre appartement. Nous avons juste eu le droit de prendre quelques affaires et dehors. Nous nous sommes installés dans une pension. Je partageais une chambre avec mon grand-père, ma petite sœur était dans une autre avec ma mère.
Le 15 mars 1938, des centaines de Viennois se sont rassemblés sur la Heldenplatz. Le matin, Hitler est apparu sur le balcon de la Neue Hofburg et a annoncé : “En tant que führer et chancelier de la nation allemande et du Reich, j’inscris dans l’histoire allemande l’entrée de mon pays natal dans le Reich allemand !” La foule l’a acclamé.
Cette journée ! Vous n’avez jamais rien vu de pareil. Des centaines d’aéroplanes Fokker sont passés au-dessus de la ville. Le ciel a été noir toute la journée. Il y avait tellement d’aéroplanes qu’on ne voyait plus le soleil. Des soldats défilaient dans les rues, il y avait des croix gammées partout. Je me suis caché dans ma chambre. C’était terrible.
Que devenait votre père pendant ce temps ?
Je suis allé le voir à la Karajangasse une semaine après son arrestation. Les détenus étaient serrés comme des sardines, il n’y avait pas de lits, les gens dormaient sur le béton nu. Ça puait atrocement. J’ai trouvé mon père. Il n’était pas rasé. Quand il m’a vu, il s’est mis à pleurer.
Avez-vous essayé de le sortir de là ?
Oui, mais en vain au début. Au bout de quelques semaines, une de mes tantes a donné beaucoup d’argent et ils l’ont laissé partir. Mais il n’est pas resté libre longtemps. Il s’est fait prendre dans une de ces rafles où les nazis ramassaient tous les Juifs qu’ils trouvaient dans la rue et les emmenaient en camion.
Où l’ont-ils emmené ?
À Dachau. Mais on ne l’a appris que quelques semaines plus tard, en recevant une lettre de lui. Après quelques mois, ils l’ont déporté à Buchenwald. Il devait travailler à la carrière.
Pendant ce temps, vous prépariez votre fuite…
Ma chance, c’est que la sœur de mon grand-père avait émigré pour Chicago à la fin du XIXe siècle. Grâce à elle, nous avons obtenu des affidavits, des cautions. Il était impossible d’entrer aux États-Unis sans affidavits.
Quand avez-vous quitté Vienne ?
Le 14 mars 1939, un an après le discours de Hitler sur la Heldenplatz, à 4 heures de l’après-midi, je suis monté dans un train rapide à la Südbahnhof. Ma mère, ma grand-mère et ma sœur, Edith étaient sur le quai. Elles ne venaient pas parce qu’elles voulaient attendre mon père. Quand le train est parti, j’ai fondu en larmes.
Quelle était votre destination ?
Trieste. Là, j’ai embarqué à bord du Vulcania. Nous sommes arrivés à New York quelques semaines plus tard. J’ai pris un car pour Chicago, où vivaient les membres de la famille. À mon arrivée, je n’avais pas de mots pour exprimer ma déception. En ville, il y avait un tas de gratte-ciel de métal à moitié finis qui vous regardaient comme des fous. Je me suis dit : “Tu quittes la belle Vienne pour te retrouver ici. C’est donc ça émigrer.”
Où avez-vous logé ?
Chez les membres de ma famille. Comme je l’ai dit, la sœur de mon grand-père avait émigré à Chicago. Sa fille Fanny avait épousé un monsieur de la famille Pritzker. Vous connaissez les Pritzker ?
On en a entendu parler.
Les Pritzker sont devenus par la suite une des familles les plus riches des États-Unis. Jay, un cousin qui était particulièrement sympathique avec moi, a fondé la chaîne d’hôtels Hyatt avec ses frères dans les années 1950. Il avait deux ans de moins que moi et nous nous entendions très bien parce qu’il s’intéressait aussi à l’art. C’est lui qui a créé le [très prestigieux] prix Pritzker d’architecture, qui existe encore aujourd’hui. Il m’emmenait toujours avec lui quand il sortait le soir et me présentait ses amis, même si je parlais à peine anglais.
Avez-vous encore des contacts avec les Pritzker ?
Mais bien sûr ! C’est un Pritzker qui est aujourd’hui gouverneur de l’Illinois, un démocrate. Sa sœur a été secrétaire au Commerce de Barack Obama, et son frère Tony habite à quinze minutes de chez nous. Nous allons le voir régulièrement.
Comment ça s’est passé pour vous à Chicago ?
Tout de suite après mon arrivée, Fanny m’a emmené chez son fourreur qui m’a engagé à 12 dollars par semaine. Je devais nettoyer les manteaux, les suspendre, les emballer. Quand les États-Unis sont entrés en guerre en 1941, on m’a envoyé dans une usine chimique pour travailler à des “activités d’importance stratégique”. Mais après tout ce qui s’était passé, je n’en pouvais plus. J’ai plongé dans la dépression. Tout d’un coup, je me suis mis à perdre mes cheveux, par touffes entières. Le stress psychique. Je ne savais pas ce que devenait ma famille.
Et qu’est-ce qu’elle devenait ?
Après mon départ, mon père a réussi à sortir de Buchenwald. Il est parti à Londres avec ma mère et ma sœur. Ma grand-mère n’a pas réussi à quitter Vienne. Elle a été envoyée à Theresienstadt et a été assassinée en 1942. Tout ça, je ne le savais pas quand j’étais à Chicago. Je ne savais pas du tout si ma famille était encore en vie ou non. Mon cœur était comme dans un étau.
Qu’avez-vous fait pour votre dépression ?
J’avais un collègue à l’usine, il s’appelait Bill. Un ange. Il s’est occupé de moi avec sollicitude. Sa sœur m’a trouvé une thérapie chez un certain docteur König, un freudien orthodoxe. Il faisait exactement comme Freud et Freud n’était pas un idiot, même pas la moitié d’un idiot. Plutôt un génie. Il m’a guéri.
Au bout de deux ans et demi, j’ai écrit quatre chansons. Je n’avais rien composé depuis mon départ. Quand j’ai écrit ces chansons, [König] m’a laissé partir.
Vous avez gagné un concours avec ces chansons…
Oui. C’est comme ça que le compositeur Roy Harris m’a repéré. Il voulait que je travaille pour lui. Je suis devenu son assistant à la fin de la guerre, quand mes parents et ma sœur sont venus aux États-Unis. Puis je suis allé à Santa Monica.
Santa Monica est une banlieue de Los Angeles, sur la côte pacifique. Certains des plus grands artistes germanophones du XXsiècle s’y sont installés pendant la période nazie : les écrivains Thomas et Heinrich Mann, Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Vicki Baum, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel et sa femme, la musicienne Alma Mahler-Werfel ; les metteurs en scène de théâtre Max Reinhardt et Leopold Jessner, les philosophes Theodor W. Adorno, Max Horkheimer et Ludwig Marcuse, les réalisateurs Fritz Lang et Max Ophüls, les compositeurs Arnold Schönberg, Hanns Eisler et Bruno Walter.
Qui avez-vous rencontré ?
Après avoir arrêté avec Harris, je me suis inscrit à la faculté de musique de l’université de Californie, à Los Angeles. Il y avait un cours sur la critique musicale. Le professeur était critique au Los Angeles Times, qui était à l’époque l’un des journaux ayant le plus fort tirage au monde. Nous devions rédiger des critiques. Ce que j’écrivais lui a apparemment plu parce qu’il m’a demandé si je ne voulais pas travailler pour lui. C’est comme ça que je suis devenu critique musical au Los Angeles Times. Ça a été mon billet pour le monde des exilés.
Ludwig Marcuse a écrit : “Je songeais à peine qu’il y avait aussi des Américains ici ; ici, j’étais au milieu de la république de Weimar.”
Oui, c’était comme ça. Ceux qui fuyaient le régime de Hitler étaient tous venus ici parce que les grands studios cinématographiques étaient juste à côté. Ils pouvaient travailler pour eux. Les écrivains étaient engagés comme scénaristes, les compositeurs pour la musique des films.
Joseph Goebbels [le chef de la propagande nazie] avait qualifié les exilés de “cadavres en vacances”.
Ce qui montre à quel point cet homme était bête.
Les exilés ont essayé de se construire une nouvelle vie dans les environs de Los Angeles. Certains y sont parvenus, d’autres non. Lion Feuchtwanger appréciait l’exil. Il allait nager tous les jours dans l’océan puis faisait de la gymnastique sur sa terrasse. Bertolt Brecht en revanche pestait contre ces “villas petites-bourgeoises et putassières”. Heinrich Mann avait tout le temps des problèmes d’argent alors que son frère Thomas était le roi sans couronne des exilés. Le magazine New Yorker l’avait baptisé “Goethe à Hollywood”.
Ah, Thomas Mann ! Il y a ici une promenade au bord de l’océan, bordée de palmiers comme à Nice ou à Cannes. Avant il y avait là un restaurant où tout le monde allait. Ils faisaient la meilleure salade que j’aie jamais mangée. J’y allais tous les midis. Et qui débarquait presque tous les midis ? Thomas Mann, sa femme, Katia, toujours à ses côtés. Elle lui servait de chauffeur. Thomas Mann portait un homburg. Quand il me voyait, il soulevait son chapeau et disait “Bonjour.” Bien entendu, lui aussi commandait toujours cette merveilleuse salade.

Hérault de la résistance au nazisme, l’écrivain Thomas Mann (1875-1955) pose dans le jardin de sa villa de Pacific Palisades, en Californie, aux côtés de sa femme Katia et de deux de leurs petits-enfants.Photo non datée. Photo AP/SIPA.
Hérault de la résistance au nazisme, l’écrivain Thomas Mann (1875-1955) pose dans le jardin de sa villa de Pacific Palisades, en Californie, aux côtés de sa femme Katia et de deux de leurs petits-enfants.Photo non datée. Photo AP/SIPA.
Comment vous connaissait-il ?
Il savait que j’étais critique et avait vu mon nom dans le journal. Parfois il me confiait avoir encore lu quelque chose de moi et me félicitait. À un moment, il m’a demandé si je pouvais un jour lui faire l’honneur de lui rendre visite. J’ai répondu : “Tout l’honneur est pour moi, monsieur Mann.”
Comment a été cette visite chez les Mann ?
Très sympathique. Il m’a fait visiter la maison, l’endroit où il écrivait. Il m’a présenté sa fille Erika [de 15 ans plus âgée que Walter Arlen]. C’était un endroit merveilleux, avec des orangers et des citronniers. Au bout du terrain, on avait vue sur la mer. Mais une fois, je me suis retrouvé dans une situation désagréable.
Racontez !
Michael, le fils de Thomas Mann, était déjà altiste. Un jour il a donné un concert dont je devais faire la critique.
Et c’était comment ?
Mauvais. En tout cas, Michael Mann ne savait pas jouer de l’alto. Je me suis exprimé aussi aimablement que possible dans la critique. Je n’ai pas dit ce que j’aurais dû dire en tant que critique.
Tous les exilés ne s’entendaient pas bien. Arnold Schönberg, par exemple, avait quelques problèmes avec Thomas Mann…
Quel scandale cette histoire avec Schönberg ! Et qui l’a déclenchée ? [La peintre et musicienne] Alma Mahler, bien sûr !
Que s’est-il passé ?
Mann avait écrit un livre, Le Docteur Faustus. Dedans il y a un personnage nommé Leverkühn, un compositeur génial – et syphilitique. Quand le livre est sorti, Alma Mahler en a acheté un exemplaire et a tout de suite remarqué que Leverkühn, c’était Arnold Schönberg. Alma, qui pouvait être une vraie garce, a bondi sur le téléphone et a appelé Schönberg : “Dis donc, tu sais que Mann t’a mis dans son nouveau livre ?” Bien entendu, Schönberg était furieux.
Il était susceptible ?
Mais c’était aussi un homme adorable. J’ai fait sa connaissance après un concert. Il voulait tout savoir de moi.
Est-il vrai qu’Arnold Schönberg a joué au tennis avec Charlie Chaplin ?
Oui. Mon oncle qui habitait aussi ici jouait également. Mais il ne s’intéressait pas à ces célébrités.
Arnold Schönberg est mort en 1951.
J’étais aux obsèques. Le rabbin qui les célébrait était malheureusement un crétin. Il a fait un discours – Schönberg, ce grand compositeur, etc. Mais à la fin, il a dit que Schönberg était en train d’arriver au ciel et que les portes du ciel s’ouvriraient au son de ses merveilleux accords. Si Schönberg avait entendu ça, il se serait retourné dans sa tombe. Il était l’inventeur de l’atonalité, pas des “accords merveilleux”.
Oups.
C’est ma grande amie Anna Mahler qui a réalisé le masque mortuaire de Schönberg.
Anna Mahler, la fille d’Alma et du [compositeur et chef d’orchestre] Gustav Malher ?
C’est ça. Elle était sculptrice. Chaque fois que quelqu’un mourait ici, on l’appelait pour qu’elle fasse son masque mortuaire. Elle ne pouvait pas dire non, c’était son job. Mais elle se plaignait toujours auprès de moi : “Je ne peux jamais faire ce que je veux. Soit je dois faire des sculptures sur commande, soit des morts.” C’est aussi elle qui a fait le masque mortuaire de Feuchtwanger.
Comment l’avez-vous connue ?
Elle avait lu une critique que j’avais faite sur une chanteuse. Elle m’a appelé et m’a dit : “J’ai lu un texte de vous. Il était mordant – il faut que je vous voie !” C’est devenue une très bonne amie.
Pendant vingt ans, elle m’a invité à dîner tous les samedis. Elle me disait : ‘Ne prévois jamais rien le samedi parce que tu viens chez moi.” C’était très gentil de sa part. Elle invitait toujours des personnalités intéressantes. C’est chez elle que j’ai fait la connaissance de Bruno Walter, que j’avais admiré avec mon ami Paul Hamburger quand j’étais gamin à Vienne. Il était le voisin d’Alma et de [son troisième époux] Franz Werfel.
Alma Mahler-Werfel était célèbre…
C’était une femme impressionnante. Et une beauté éblouissante. Ce n’est pas pour rien que tant d’hommes sont tombés amoureux d’elle, [les peintres] Gustav Klimt et Oskar Kokoschka, Mahler, Werfel et [l’architecte] Walter Gropius. Une fois, Anna avait organisé une fête pour sa mère. Elle lui avait installé un vrai trône, sur lequel Alma s’est bien entendu assise. Ça a été une fête énorme. On pouvait à peine bouger. À un moment, Anna m’a dit : “Viens je vais te présenter à Mami” – elle l’appelait “Mami”. Mami m’a dit : “Mets-toi là, près du trône.” Puis elle m’a attrapé le lobe de l’oreille et ne m’a pas lâché pendant trois quarts d’heure. Pourquoi, je ne sais pas.
Alma Mahler-Werfel était antisémite. Elle ne savait pas que vous étiez juif ?
Elle avait un rapport très bizarre à la judaïcité. D’un côté, elle était terriblement antisémite, de l’autre deux de ses trois maris étaient juifs : Mahler et Werfel. Seul Gropius ne l’était pas.
Vous aviez des relations particulières avec Igor Stravinsky…
Je le vénérais comme je n’ai jamais vénéré quelqu’un. J’étais à toutes ses répétitions. Comme j’étais critique, je pouvais. Une fois, c’était au début des années 1960, il y avait une répétition et j’y ai emmené mon père. Pendant la pause, je regarde à côté de moi. Mon père a disparu. Je jette un coup d’œil autour de moi et je le découvre dans un coin – avec Stravinsky ! Ils parlaient avec excitation, les mains devant eux, c’était bizarre. Je me suis glissé jusqu’à eux pour savoir ce qui se passait. Ils discutaient de leurs maladies de vieillesse. Stravinsky avait sorti une de ses pilules et expliquait à quoi elle servait. Puis il a demandé à mon père de sortir les siennes. Mon père lui a expliqué : c’est contre les brûlures d’estomac, cette pilule, c’est pour ceci, cette pilule pour cela. Tout d’un coup, Stravinsky a demandé, très inquiet : “And where are your sleeping pills ?” [“Et où sont vos somnifères ?”] Mon père a répondu : “I don’t take sleeping pills.” [“Je ne prends pas de somnifères”]. Et Stravinsky, incrédule : “You don’t take sleeping pills ? Only babies don’t take sleeping pills.” [“Vous ne prenez pas de somnifères ? Il n’y a que les bébés qui ne prennent pas de somnifères.”]
Au fil des décennies, vous avez eu affaire à certains des plus grands compositeurs du monde. Et vos propres compositions ?
Pendant toute la période où j’ai été critique, c’est-à-dire jusque dans les années 1980, mes compositions de jeunesse sont restées dans les tiroirs. Pour moi, il était impossible de concilier le métier de critique et celui de compositeur. J’avais peur qu’on dise : il critique tout et il compose de la crotte.
Comment vous êtes-vous remis à composer ?
Le 11 mai 1958, j’ai rencontré Howard à une fête. Ça a été le plus beau jour de ma vie. Très longtemps après, alors que je n’étais plus critique, il m’a montré des poèmes de saint Jean de la Croix, un mystique espagnol, qui m’ont tellement inspiré que j’ai osé me remettre à composer.
Votre musique parle de nostalgie, de perte et de deuil. Quand vous avez rencontré Howard Myers, lui avez-vous dit qu’il fallait qu’il sache une chose – que vous ne seriez jamais un homme heureux ?
Je n’oublierai jamais ce qui s’est passé. Je suis incapable de rire vraiment depuis 1938. Où que j’aille, il y a toujours une certaine tristesse, une certaine perte qui m’accompagne. Ma mère s’est suicidée quand elle était à Chicago. Elle ne pouvait tout simplement pas effacer de son esprit les images et les événements. Un de mes oncles et un cousin se sont aussi suicidés. Ma grand-mère a été assassinée dans un camp de concentration. Mon père est mort plus heureux, ici, devant la porte, un dimanche, alors que Howard et moi allions nous promener avec lui.
L’Autriche vous a-t-elle dédommagé pour ce qu’on vous a fait ?
Ah, Topolansky, l’ariseur qui avait confisqué notre magasin, s’est tiré une balle en 1947 alors qu’il devait répondre de ses actes devant un Volksgericht [un tribunal d’exception chargé de juger les crimes nazis après la guerre]. Sa veuve a menacé de nous bombarder de plaintes si nous lui demandions des indemnités. Il aurait fallu que nous allions à Vienne pour cela. Mais le voyage aurait été très compliqué à cette époque, sans parler de toutes les formalités administratives. Les Autrichiens ont fait en sorte qu’il était pratiquement impossible aux Juifs d’obtenir réparation. Ce n’est qu’en 1965 que nous sommes revenus à Vienne pour la première fois.
Votre compagnon a montré vos compositions en cachette à un producteur en 2007. Celui-ci a été enthousiasmé. Votre premier CD est sorti en 2011. Et votre musique a fini par être créée par l’orchestre symphonique de Vienne. Vous aviez 90 ans. Étiez-vous fier ?
Je n’ai jamais été fier de ce que j’ai fait. Mais j’étais content. Parce que je n’ai jamais autant aimé une ville que Vienne.
Comptez-vous y retourner encore une fois ?
Non. À 100 ans, on ne part plus au loin. À 100 ans, on reste à la maison.