Politologue et historien, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou est
professeur d'histoire internationale a l'Institut de Hautes études
internationales et du développement à Genève. Précédemment à
l’Université Harvard, il enseigne également à Sciences Po Paris.
L’acuité de la nature historique du coronavirus vient en grande
partie de la triple conjonction de l’instantanéité de son impact, des
conséquences de son amplitude mondiale et de l’évidence de sa nature
transformatrice.
Avec une célérité et une certitude rarement combinées de la sorte
dans les relations internationales, un consensus palpable a vu le jour à
la fois au sein des sociétés de ce monde et entre celles-ci : tout a
déjà changé, et tout va changer encore plus.
Certes, l’histoire nous apprend qu’il faut toujours relativiser
l’emphase sur la nouveauté, notamment lorsque l’on se trouve encore dans
l’œil du cyclone et que les précédents de crises mondiales trop souvent
oubliées, pandémies inclues, sont légion.
Pour autant, cette crise donne objectivement le « la » d’une nouvelle
phase dans la grammaire de la sécurité internationale. Elle le fait
d’abord en confirmant une tendance émergente : l’imprévisibilité est désormais la donne principale de cette architecture évolutive de la sécurité globale.
La fin de l’« après-11 Septembre »
Depuis quelques années déjà, cette notion d’incertitude avait été
reconnue comme fondamentale, mais cette indétermination demeurait par
trop abstraite et associée principalement aux questions de cybersécurité
(à savoir, notre absence de contrôle sur les nouvelles technologies
ajoutée à notre foi aveugle en leur « solutionnisme »)
et aux crises politiques (c’est-à-dire les questionnements sur
l’origine géographique du « prochain foyer de tensions » guidés par
l’habitude à ne les voir venir que de certaines destinations). Le
« bouleversement Corona » donne aujourd’hui corps à cette notion d’une
façon nouvelle. Il la dote d’une réelle difficulté, à la fois
opérationnelle et intellectuelle, face à une matérialisation intime de
l’inattendu. Titima Ongkantong/Shutterstock
De même, l’après-Corona met palpablement fin à ce trop long
après-11 Septembre dans lequel le monde se trouve vaguement logé depuis
près de deux décennies. Durant ces dix-neuf années, la kyrielle des
insécurités mondiales est demeurée, d’une façon ou d’une autre, sous l’ombre portée de cet « évènement absolu »
qui avait ouvert le siècle de façon si dramatique. Ni la guerre d’Irak
en 2003, ni le printemps arabe de 2011, ni la guerre en Syrie entamée la
même année, ni l’épisode de l’État islamique en 2013-2017, ni
l’annexion de la Crimée en 2014 ou l’élection à la présidence des
États-Unis de Donald Trump en 2016 n’avaient délogé le prisme
« après-11-Septembre ». Et ce, parce qu’à un titre ou à un autre, ces
développements étaient tous apparus dans le sillage déstabilisant du
11-Septembre. On peut désormais dire que – précédé par la peur d’un
virus électronique en 1999 (Y2K, le bug de l’an 2000) et suivi par un
virus du système respiratoire en 2020 – l’après-11 Septembre a pris fin
à la veille de son vingtième anniversaire, même si cette période a
légué son indélébile apport ultrasécuritaire à l’ère suivante.
Le renforcement des États
Au-delà des aspects médicaux, quelles seront les formes géopolitiques
de ce nouveau moment-charnière qui est en train de naître sous nos
yeux ? S’il est trop tôt pour répondre clairement, si l’on doit se
garder de tout déterminisme historique et s’il faut insister sur la
nature évolutive de ce processus, quatre grandes dimensions se dessinent
néanmoins déjà : le renforcement d’un étatisme à tendance autoritariste
marquée ; l’approfondissement de la militarisation du monde ; la
normalisation de la surveillance ; et le jaillissement d’une vague de
contre-mondialisation.
Premièrement, de par le monde, armée et police à l’appui, l’entité
étatique a clairement réaffirmé son autorité à l’occasion de la crise
actuelle, intervenant comme sauveur et supra-décideur, mais aussi de
façon punitive comme on l’a vu en Inde, au Kenya, aux États-Unis, en
France et ailleurs. Les états d’urgence, régimes d’exception et
proto-états de siège ont été investis avec trop de facilité, voire
d’enthousiasme à peine voilé, par des gouvernements trouvant dans cette
situation inattendue des échappatoires aux demandes de justice auxquels
ils font face régulièrement. Au-delà des bureaucraties ragaillardies et
aux décideurs pères-fouettards, la situation d’exception a donné une
plus grande amplitude aux États déjà engagés dans une dérive
autoritariste – comme la Hongrie de Viktor Orban, les Philippines de Rodrigo Duterte ou le Brésil de Jair Bolsonaro
– et l’arpenteur autocratique se trouve de fait de nouvelles
destinations sociales. Repoussant les limites de ses propres excès et la
violence faite à l’État de droit aux États-Unis sous son mandat, le président Donald Trump a ainsi pu déclarer, le 13 avril, que son autorité est « totale ».
Il y a de fortes chances que cette dynamique de recentrage dirigiste –
entamée avant la crise du coronavirus et renforcée à cette occasion –
va perdurer et s’amplifier. Elle le fera d’autant plus qu’elle a été
aujourd’hui rationalisée presque partout par une demande populaire de
protection. Apeurées, les sociétés s’interrogeront de moins en moins sur
le bien-fondé et sur la recevabilité démocratique de ces mesures et de
ces avanies asseyant de loin en loin l’infantilisation des citoyens –
aujourd’hui grondés par des policiers leur délivrant lecture de civisme
dans les quartiers huppés et bastonnades en zones de pauvreté.
Si, ensuite, l’interventionnisme des années 1990
et les guerres de l’après-11 Septembre ont favorisé la prolifération
des logiques martiales, la pandémie actuelle va, en tout état de cause,
continuer à approfondir ce pattern d’injonctions d’obéissance.
La réponse à l’épidémie de Covid-19 est logiquement venue s’inscrire
dans ce contexte martial – le président français Emmanuel Macron
avertissant que son pays était « en guerre »
– parce que les dynamiques internationales avaient été travaillées de
la sorte depuis près de trente ans. Toutes les crises pourront
dorénavant être perçues sous ce prisme réducteur et manichéen de
« guerre » – en vérité, elles le sont déjà et la rhétorique guerrière a
mondialement pris le pas sur la diplomatie.
Cette ubiquité étatique et cette martialité – qui ne remettent pas en cause le néolibéralisme de la majorité de ces États mais le déclinent – pourront, dès lors, être accompagnées, voire devancées, par une surveillance
étendue des citoyens géolocalisés. Installée comme une norme mondiale
de moins en moins contredite, celle-ci va venir ajouter une dimension de
« nécessité » en sus de l’argument d’utilité sociale déjà largement
avancé. Quelque convention onusienne pourra suivre et, de même, le
diktat du rendement primera. Titima Ongkantong/Shutterstock
Il sera surtout de plus en plus difficile d’établir une empreinte et un suivi de ces pratiques introduites dans la violence, l’urgence et sans consultation parlementaire, comme l’ont déjà fait la Chine, Israël, la Russie
et la Corée du Sud avec le pistage des citoyens, la digitalisation des
restrictions de mouvement, l’exigence de reconnaissance faciale et
d’autres innovations, encore et toujours au nom de la sacro-sainte
sécurité. L’ambiguïté constitutionnelle
des situations et l’illisibilité de certains cas permettront, on peut
l’imaginer, la mise en quarantaine pour des raisons non médicales. Comme
ces mesures seront mises en application par le biais de technologies
faillibles (et manipulables), les dangers pour le citoyen de se
retrouver dans des situations littéralement kafkaïennes augmenteront
significativement. Au vrai, pourquoi, doit-on s’interroger, le futur
a-t-il été régulièrement imaginé sur le mode de la dystopie au cours du
siècle dernier, de René Barjavel à Margaret Atwood en passant par Aldous
Huxley, Philip K. Dick, Pierre Boulle et Ira Levin ?
Vers une contre-mondialisation ?
Il faut sans doute tempérer. Cette implication des États n’a-t-elle
pas des effets bénéfiques ? Ne vient-elle pas protéger le tissu social ?
L’État n’est-il pas dans son rôle ? La technologie ne facilite-t-elle
pas nos vies ?
À l’évidence, les mesures de soutien à la population sont partout les
bienvenues, notamment pour résorber une précarité accrue ; de même, la
réorganisation et le bon fonctionnement des espaces d’interaction sont
indéniablement nécessaires à l’ordre social. Pour autant, il ne faudrait
pas naïvement se voiler les yeux sur le fait que la période historique
actuelle est marquée par le fossé grandissant entre, d’une part, des
étatismes suffisants qui n’ont pas fini de s’épuiser et, d’autre part,
des sociétés, au Nord comme au Sud, de plus en plus déroutées face à ces
discours et ces pratiques tutélaires envahissantes – désormais aseptisées, digitalisées et racialisées.
Aujourd’hui, l’État redéployé ne remporte pas l’adhésion autant qu’il
la reçoit simplement par forfait. Aussi, la crise du coronavirus
pourra, enfin, fort probablement donner naissance à une vague de
contre-mondialisation. Une telle vague ne sera pas nécessairement le
fait idéologisé d’altermondialistes déjà actifs depuis fort longtemps,
mais peut-être plus le résultat d’un nouveau moment de fatalisme partagé
– paradoxalement mondialement – quant aux limites de l’interdépendance.
Le sentiment est en train de naître, suivi bientôt de pratiques. Ce
phénomène peut créer au sein des sociétés des vulnérabilités
existentielles et non pas simplement économiques.
La conviction croissante voulant que
« tout-échange-n’est-pas-forcément-bon » se traduira en un renforcement
des logiques de désunion internationale et de protectionnisme national. À
l’image de l’État autoritariste consolidé, cette fermeture du monde
viendra somme toute s’inscrire dans la logique préexistante des
forteresses à protéger en Europe et des murs à bâtir en Amérique, mais
aussi des systèmes à enceindre et cadenasser en Russie, en Chine ou aux
Émirats arabes unis. L’impérieux besoin de prémunir « notre » nation
contre les menaces protéiformes venues de l’extérieur s’installera
partout comme un thème politique récurrent, freinant sensiblement la
coopération internationale. Titima Ongkantong/Shutterstock
Le monde de l’après-Corona définira ses propres caractéristiques. Et
c’est ici que réside fondamentalement la nouveauté, puisqu’il le fera en
restant précisément fidèle à sa logique d’inconstance. Aussi, l’on ne
peut encore présager de celles-ci ; dans une chute fameuse Paul Valéry
écrivait en 1960 que « l’imprévu lui-même est en voie de transformation
et l’imprévu moderne est presque illimité ».
« À quelque chose malheur est bon », veut l’adage, lui aussi ancien.
Gageons alors qu’au sein même de cette instabilité et de cet inconnu, et
afin de vivre et non pas simplement survivre, il naîtra également
certainement de cette crise une meilleure compréhension de notre
relation au monde, ainsi qu’une humilité et une générosité dans
l’entraide qui font cruellement défaut à une scène internationale où la
justice et la sagacité se font rares. Pour l’heure, on ne saurait
néanmoins ignorer les signes renforcés du virus d’une Orwellisation de
la géopolitique toujours plus sensible.
Dommage que ce politologue ne mette pas son érudition à changer les mentalités de ses semblables du monde arabe pour sortir au plus vite de cet enfer moyenageux qu'ils essaient de propager par leur prosélytisme meurtrier.
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Dommage que ce politologue ne mette pas son érudition à changer les mentalités de ses semblables du monde arabe pour sortir au plus vite de cet enfer moyenageux qu'ils essaient de propager par leur prosélytisme meurtrier.
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