Après être allé jusqu’à nier l’existence même de la pénurie, le
pouvoir a changé de stratégie : il s’agit désormais de noyer les
Français sous un déluge de chiffres aussi mirifiques qu’incohérents, et
refuser systématiquement de répondre aux questions précises de Mediapart
sur le sujet.
La dernière manifestation de cette stratégie de l’embrouille a été donnée dimanche soir par le premier ministre Édouard Philippe, lors de sa conférence de presse fleuve (plus de deux heures) aux côtés de son ministre de la santé, Olivier Véran.
Édouard Philippe a annoncé une bonne nouvelle aux soignants, qui manquent cruellement de masques et sont contaminés par milliers : depuis que l’État dit en avoir commandé « 2 milliards » et a mis en place fin mars un « pont aérien » pour les rapatrier de Chine, les précieux matériels arriveraient à toute vitesse.
« Vous voyez sur le document qui vous est présenté que cette semaine, pour la première fois depuis longtemps, nous avons réussi à importer beaucoup plus de masques que ce que nous consommons en ce moment, a claironné le premier ministre. Ces bons chiffres nous permettent d’envisager un élargissement de la politique de distribution des masques [aux soignants, et même aux malades – ndlr] dans les prochaines semaines. »
Ce document présenté par Édouard Philippe (ci-dessus), et intitulé « Garantir des masques pour les soignants », est en apparence spectaculaire. Depuis l’atterrissage du premier avion du « pont aérien » le 30 mars, la France a importé 178 millions de masques, avec une progression impressionnante : 34 millions la première semaine, puis 63 et 81 millions les semaines suivantes.
Ces chiffres ne correspondent pas non plus aux livraisons recensées par Mediapart, notamment grâce aux données du site Flightradar24. Nos recherches suggèrent que le premier ministre n’a pas recensé les commandes de masques pour l’État (à destination du personnel soignant), mais l’ensemble des importations en incluant les volumes livrés aux entreprises et aux collectivités locales.
Contactés par Mediapart, Matignon et le ministère de la santé n’ont pas répondu.
L’écrasante majorité des masques commandés par l’État sont acheminés dans des Antonov-124 affrétés par le logisticien Geodis (filiale privée de la SNCF), qui atterrissent à l’aéroport de Paris-Vatry, dans la Marne. Chaque appareil peut transporter environ 10 millions de masques.
Entre le 30 mars et le 9 avril, quatre Antonov ont atterri à Vatry. Selon le responsable du fret de l’aéroport, les commandes publiques représentaient « 70 ou 80 % » des 49 millions de masques livrés sur cette période. Soit 34 à 39 millions pour l’État, et 9 à 10 millions par Antonov.
Le 11 avril, Jérôme Salomon précisait, lors de son point presse quotidien, que l’État avait importé 35 millions de masques depuis le 30 mars. Ce qui correspond aux chiffres de l’aéroport de Vatry (quatre atterrissages, soit 9 millions en moyenne par Antonov).
Mais dans le graphique présenté par Édouard Philippe, 34 millions de masques ont été importés du 30 mars au 5 avril. Alors que seulement deux Antonov se sont posés à Vatry au cours de cette période, soit environ 20 millions de masques pour l’État.
Même incohérence lors des deux semaines suivantes. Le premier ministre annonce 63 millions de masques importés entre le 6 et le 13 avril, puis 81 millions du 14 au 19 avril. Alors que quatre puis trois Antonov se sont posés lors de ces deux périodes, ce qui correspond respectivement à environ 40 millions puis 30 millions de masques.
Au total, sur trois semaines, Édouard Philippe annonce 178 millions de masques importés, alors que les Antonov du « pont aérien » n’en ont livré qu’environ 90 millions à l’État.
On ignore si l’exécutif a affrété d’autres avions. Air France nous a indiqué participer au « pont aérien », sans aucun détail supplémentaire, tandis que Challenges a écrit que CMA CGM a livré des masques à l’État. Ces deux entreprises ont refusé d'indiquer à Mediapart si elles ont acheminé des masques commandés par le gouvernement. Lequel reste muet sur le sujet.
Édouard Philippe a-t-il gonflé artificiellement les chiffres ? Mediapart a demandé dimanche à Matignon, lors de la conférence de presse à laquelle n’assistait qu’une seule journaliste, officiellement pour des raisons sanitaires, s’ils incluaient les livraisons aux entreprises et aux collectivités locales. Le service de presse du premier ministre a refusé de nous répondre, et nous a demandé de « prendre attache » avec le ministère de la santé.
Nous avons donc contacté lundi à 9 h 13 le cabinet d’Olivier Véran, à qui nous avons laissé jusqu’à 18 heures pour nous répondre. Relancée, la conseillère presse du ministre nous a indiqué à 17 h 21 qu’elle tenterait de nous « apporter cette réponse dans les délais ». Le ministère est finalement resté muet.
L’exécutif refuse donc de dire à quoi correspond le volume des importations de masques, pourtant officiellement annoncé par le premier ministre en direct à la télévision. Et si Édouard Philippe a enjolivé les chiffres pour laisser croire que tous les masques importés correspondaient aux commandes de l’État.
Le gouvernement connaît pourtant les chiffres. Selon un article publié samedi par BFMTV, la veille de la conférence de presse d’Édouard Philippe, « le ministre de l’intérieur suit quotidiennement ces livraisons [de masques] et leur évolution en cellule interministérielle de crise ».
BFMTV indique avoir consulté un document, dont la nature n'est pas précisée, contenant un chiffre impressionnant : « 439 millions de masques ont été importés, et donc livrés, en France depuis le début de la crise du coronavirus. »
La période exacte au cours de laquelle ces masques ont été livrés n’est pas précisée. Et selon notre enquête, ce chiffre semble de nouveau correspondre à l’ensemble des importations, pas seulement celles de l’État.
Nous avons donc interrogé lundi à 9 h 10 le ministère de l’intérieur au sujet de ces 439 millions de masques importés, en laissant jusqu’à 18 heures pour répondre. « Nous vous invitons à vous rapprocher du service de presse de M. le Premier ministre », nous a-t-on répondu à 17 h 56 place Beauvau.
Avant les livraisons, cette stratégie mêlant embrouille et opacité était déjà à l’œuvre au niveau des commandes de masques. Elles seraient passées, entre le 21 mars et le 8 avril, de 250 millions à « pas loin des deux milliards », selon Olivier Véran.
Mais là encore, impossible de savoir si ce chiffre correspond seulement aux commandes passées à la Chine, ou s’il inclut aussi la production nationale. Interrogé par Mediapart lors d’une de nos précédentes enquêtes, le cabinet d’Olivier Véran a réussi à se contredire dans la même phrase, en indiquant que la commande d’un milliard de masques annoncée le 28 mars correspondait uniquement aux achats en Chine… et qu’il incluait la production française.
Alors même qu’il s’agit d’un sujet d’intérêt public majeur, à la fois pour les soignants et la population, les chiffres sur les commandes et les livraisons de masques chinois au gouvernement constituent un secret d’État. À l’opposé de la « transparence » tant vantée par l’exécutif.
Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter
à l’adresse enquete@mediapart.fr.
Si vous souhaitez adresser des documents
en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter
au site frenchleaks.fr. La dernière manifestation de cette stratégie de l’embrouille a été donnée dimanche soir par le premier ministre Édouard Philippe, lors de sa conférence de presse fleuve (plus de deux heures) aux côtés de son ministre de la santé, Olivier Véran.
Édouard Philippe a annoncé une bonne nouvelle aux soignants, qui manquent cruellement de masques et sont contaminés par milliers : depuis que l’État dit en avoir commandé « 2 milliards » et a mis en place fin mars un « pont aérien » pour les rapatrier de Chine, les précieux matériels arriveraient à toute vitesse.
« Vous voyez sur le document qui vous est présenté que cette semaine, pour la première fois depuis longtemps, nous avons réussi à importer beaucoup plus de masques que ce que nous consommons en ce moment, a claironné le premier ministre. Ces bons chiffres nous permettent d’envisager un élargissement de la politique de distribution des masques [aux soignants, et même aux malades – ndlr] dans les prochaines semaines. »
Ce document présenté par Édouard Philippe (ci-dessus), et intitulé « Garantir des masques pour les soignants », est en apparence spectaculaire. Depuis l’atterrissage du premier avion du « pont aérien » le 30 mars, la France a importé 178 millions de masques, avec une progression impressionnante : 34 millions la première semaine, puis 63 et 81 millions les semaines suivantes.
Dans un autre graphique présenté lors de la conférence de presse, la question des masques pour les soignants est cochée en vert
(voir ci-contre)
. Le gouvernement estime donc avoir résolu le problème.
Mais les chiffres annoncés par le premier ministre sont en
contradiction avec ceux présentés une semaine plus tôt par le directeur
général de la santé (DGS), le professeur Jérôme Salomon.Ces chiffres ne correspondent pas non plus aux livraisons recensées par Mediapart, notamment grâce aux données du site Flightradar24. Nos recherches suggèrent que le premier ministre n’a pas recensé les commandes de masques pour l’État (à destination du personnel soignant), mais l’ensemble des importations en incluant les volumes livrés aux entreprises et aux collectivités locales.
Contactés par Mediapart, Matignon et le ministère de la santé n’ont pas répondu.
L’écrasante majorité des masques commandés par l’État sont acheminés dans des Antonov-124 affrétés par le logisticien Geodis (filiale privée de la SNCF), qui atterrissent à l’aéroport de Paris-Vatry, dans la Marne. Chaque appareil peut transporter environ 10 millions de masques.
Entre le 30 mars et le 9 avril, quatre Antonov ont atterri à Vatry. Selon le responsable du fret de l’aéroport, les commandes publiques représentaient « 70 ou 80 % » des 49 millions de masques livrés sur cette période. Soit 34 à 39 millions pour l’État, et 9 à 10 millions par Antonov.
Le 11 avril, Jérôme Salomon précisait, lors de son point presse quotidien, que l’État avait importé 35 millions de masques depuis le 30 mars. Ce qui correspond aux chiffres de l’aéroport de Vatry (quatre atterrissages, soit 9 millions en moyenne par Antonov).
Mais dans le graphique présenté par Édouard Philippe, 34 millions de masques ont été importés du 30 mars au 5 avril. Alors que seulement deux Antonov se sont posés à Vatry au cours de cette période, soit environ 20 millions de masques pour l’État.
Même incohérence lors des deux semaines suivantes. Le premier ministre annonce 63 millions de masques importés entre le 6 et le 13 avril, puis 81 millions du 14 au 19 avril. Alors que quatre puis trois Antonov se sont posés lors de ces deux périodes, ce qui correspond respectivement à environ 40 millions puis 30 millions de masques.
Au total, sur trois semaines, Édouard Philippe annonce 178 millions de masques importés, alors que les Antonov du « pont aérien » n’en ont livré qu’environ 90 millions à l’État.
On ignore si l’exécutif a affrété d’autres avions. Air France nous a indiqué participer au « pont aérien », sans aucun détail supplémentaire, tandis que Challenges a écrit que CMA CGM a livré des masques à l’État. Ces deux entreprises ont refusé d'indiquer à Mediapart si elles ont acheminé des masques commandés par le gouvernement. Lequel reste muet sur le sujet.
Édouard Philippe a-t-il gonflé artificiellement les chiffres ? Mediapart a demandé dimanche à Matignon, lors de la conférence de presse à laquelle n’assistait qu’une seule journaliste, officiellement pour des raisons sanitaires, s’ils incluaient les livraisons aux entreprises et aux collectivités locales. Le service de presse du premier ministre a refusé de nous répondre, et nous a demandé de « prendre attache » avec le ministère de la santé.
Nous avons donc contacté lundi à 9 h 13 le cabinet d’Olivier Véran, à qui nous avons laissé jusqu’à 18 heures pour nous répondre. Relancée, la conseillère presse du ministre nous a indiqué à 17 h 21 qu’elle tenterait de nous « apporter cette réponse dans les délais ». Le ministère est finalement resté muet.
L’exécutif refuse donc de dire à quoi correspond le volume des importations de masques, pourtant officiellement annoncé par le premier ministre en direct à la télévision. Et si Édouard Philippe a enjolivé les chiffres pour laisser croire que tous les masques importés correspondaient aux commandes de l’État.
Le gouvernement connaît pourtant les chiffres. Selon un article publié samedi par BFMTV, la veille de la conférence de presse d’Édouard Philippe, « le ministre de l’intérieur suit quotidiennement ces livraisons [de masques] et leur évolution en cellule interministérielle de crise ».
BFMTV indique avoir consulté un document, dont la nature n'est pas précisée, contenant un chiffre impressionnant : « 439 millions de masques ont été importés, et donc livrés, en France depuis le début de la crise du coronavirus. »
La période exacte au cours de laquelle ces masques ont été livrés n’est pas précisée. Et selon notre enquête, ce chiffre semble de nouveau correspondre à l’ensemble des importations, pas seulement celles de l’État.
Nous avons donc interrogé lundi à 9 h 10 le ministère de l’intérieur au sujet de ces 439 millions de masques importés, en laissant jusqu’à 18 heures pour répondre. « Nous vous invitons à vous rapprocher du service de presse de M. le Premier ministre », nous a-t-on répondu à 17 h 56 place Beauvau.
Avant les livraisons, cette stratégie mêlant embrouille et opacité était déjà à l’œuvre au niveau des commandes de masques. Elles seraient passées, entre le 21 mars et le 8 avril, de 250 millions à « pas loin des deux milliards », selon Olivier Véran.
Mais là encore, impossible de savoir si ce chiffre correspond seulement aux commandes passées à la Chine, ou s’il inclut aussi la production nationale. Interrogé par Mediapart lors d’une de nos précédentes enquêtes, le cabinet d’Olivier Véran a réussi à se contredire dans la même phrase, en indiquant que la commande d’un milliard de masques annoncée le 28 mars correspondait uniquement aux achats en Chine… et qu’il incluait la production française.
Alors même qu’il s’agit d’un sujet d’intérêt public majeur, à la fois pour les soignants et la population, les chiffres sur les commandes et les livraisons de masques chinois au gouvernement constituent un secret d’État. À l’opposé de la « transparence » tant vantée par l’exécutif.
Source mediapart.fr par Yann Philippin et Antton Rouget
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