Il
vit dans le premier État américain que son gouverneur ait placé en
confinement, il y a deux semaines : la Californie. Son université,
Stanford, a fermé, et il donnera en ligne ses cours de sciences
politiques. Francis Fukuyama, 68 ans, ancien proche de l'administration Reagan, traîne la renommée encombrante de son premier ouvrage, La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme
(1992), né d'un article publié au lendemain de la chute du Mur et de la
disparition du communisme. Objet de multiples simplifications, contré
par Samuel Huntington,
qui lui répondit en 1993 par l'article « Le choc des civilisations ? »
et une vue agonistique et culturelle de l'Histoire, ce texte ne
présentait pas un avenir aussi irénique et statique qu'on l'a dit :
Fukuyama annonçait que le modèle des démocraties libérales serait un
horizon difficile à dépasser. Dans cet entretien, on verra qu'il n'est
pas de ceux qui s'enthousiasment pour les performances chinoises ou leur
jettent la pierre. Dans son dernier livre, Le Début de l'Histoire. Des origines de la politique à nos jours (Saint-Simon),
il insistait sur la construction étatique progressive des nations : tel
est bien son credo, que la pandémie confirme, vision essentiellement
politique qui s'accompagne d'un refus du néolibéralisme à la papa de
Fried-man. S'il envisage le début d'une autre histoire, ce serait celle
d'un nouvel équilibre, que cette crise pourrait faciliter§
Le Point :
Vous aviez diagnostiqué le triomphe des démocraties libérales après la
chute du Mur. Que s'est-il passé pour qu'elles résistent si mal à un
virus ?
Francis Fukuyama :
Je ne crois pas qu'il y ait de corrélation entre le type de régime et
la qualité de la réponse apportée à la pandémie. La seule exception est
la Chine,
qui s'en serait mieux sortie, mais il existe un doute sur les chiffres
qu'elle a fournis, et elle a laissé le virus se répandre hors de son
territoire. Au sein des régimes démocratiques, certains s'en sortent
bien, tels la Corée du Sud, l'Allemagne
ou les pays scandinaves, d'autres beaucoup moins, comme l'Italie,
l'Espagne ou la France. S'il faut chercher des corrélations, c'est
plutôt du côté des pays populistes ou dirigés par des leaders
populistes, comme les États-Unis de Donald Trump, le Brésil de
Bolsonaro, le Mexique de Lopez Obrador, la Hongrie d'Orban, qui s'en
sortent tous assez mal, parce qu'ils ont été dans le déni de la
pandémie, en la minimisant pour préserver la popularité de leurs
gouvernants. Ils mènent leur pays à la catastrophe parce qu'ils ont
refusé de prendre les mesures qui s'imposaient. De même, des régimes
autoritaires comme la Biélorussie ou la Russie vont être sévèrement
touchés.
Êtes-vous surpris que l'ennemi qui affaiblit vraiment l'Occident soit une grippe ?
Je ne crois pas
que ce soit une surprise, il s'agit plutôt de ces événements incidents
dont on ne sait pas quand ils vont avoir lieu mais dont la possibilité a
été envisagée. On pourrait comparer ce type d'événements au changement
climatique, même si le rythme de celui-ci sera plus lent. On se doute
bien que chaque pays va éprouver de grandes difficultés pour l'aborder,
tout en sachant qu'il fait partie de notre horizon.
Le critère majeur dans la réponse à cette pandémie n'est-il pas la force de l'État ?
En effet, c'est
le point crucial. Tout dépend de la capacité des États à apporter une
réponse en matière de santé publique et d'urgences, mais aussi de la
confiance que le peuple accorde à cet État, à ses dirigeants et à leur
sagesse. La question devient dès lors : pourquoi certaines démocraties
ont-elles été rapides, efficaces, et d'autres non ? La vraie ligne de
partage se tracera entre les pays qui ont un État fort et une politique
de santé efficace, quel que soit son mode, et des pays dotés d'un État
faible, privés de cette politique, comme dans le sous-continent indien
ou en Afrique, qui vont connaître un désastre.
Même si des
doutes subsistent sur la réponse apportée par la Chine, celle-ci ne
s'impose-t-elle pas une fois encore comme le vrai modèle alternatif aux
démocraties libérales ?
C'est le modèle
non démocratique qui a le mieux réussi : un mélange de dirigisme et de
quasi-capitalisme. Même si on ne peut pas parler de démocratie, c'est un
État qui prend en compte sinon le bien-être de ses citoyens, du moins
l'aide à leur apporter. N'oublions pas la longue histoire étatique de la
Chine, tradition que l'on retrouve, à des degrés divers, chez certains
de ses voisins, comme le Japon ou la Corée du Sud. Cependant, il ne
s'agit pas d'un modèle à dupliquer et à exporter hors d'Asie, en
Amérique latine, par exemple, où cette tradition d'un État fort est
inexistante. Un régime dictatorial tel que celui de la Chine est mieux
armé pour répondre aux situations d'urgence, mais d'autres pays, comme
la Corée du Sud, n'ont pas eu à recourir à de tels expédients coercitifs
pour obtenir d'aussi bons résultats. Cette histoire ne prouve donc pas
la supériorité du régime chinois.
Nous vivons une déglobalisation très brutale. Quel avenir lui prédisez-vous ?
La globalisation
avait déjà atteint ses limites avant la pandémie, et on réfléchissait à y
mettre un frein. Cette pandémie va accélérer la réflexion. Si de
nombreuses entreprises vont repenser leurs chaînes d'approvisionnement
éparpillées aux quatre coins du monde pour les rationaliser, il serait
absurde de croire que tout le milieu économique rapatriera son activité
pour revenir à une autosuffisance. Le monde régresserait à son niveau de
développement d'il y a cinquante ans, ce qui n'est pas envisageable.
S'il est fort possible qu'une déglobalisation ait lieu, ce sera juste
une question de degré.
Joseph Stiglitz a
récemment publié aux États-Unis un article intitulé « La fin du
néolibéralisme et la renaissance de l'Histoire ». Croyez-vous aussi au
crépuscule de ce système ?
Dans cet article, Stiglitz m'a attaqué en me faisant passer pour un de ces néolibéraux, toujours en raison de mon livre, La Fin de l'Histoire et le dernier homme.
Ce n'est pas parce que je décrivais la prédominance d'un système - en
l'occurrence celui des libéraux qui avaient désigné l'État comme leur
principal ennemi - que j'en partageais les valeurs. Je crois au
contraire qu'aujourd'hui nous voyons la queue de la comète de ce
néolibéralisme, qu'il est même déjà mort et que nous allons en revenir à
un libéralisme tel qu'il existait dans les années 1950 et 1960, où
l'économie de marché et le respect de la propriété privée cohabitaient
avec un État efficace qui intervenait pour réduire les inégalités
sociales et économiques. Une fois encore, ce que révèle cette pandémie,
c'est le besoin d'un État fort.
Pour inverser le titre de votre livre, ce pourrait donc être le début d'une nouvelle histoire ?
Il faut être mesuré. On ne va
pas jeter aux orties le modèle libéral pour céder aux sirènes de régimes
plus autoritaires, mais il faut à tout prix modifier l'équilibre entre
libéralisme, protection sociale et intervention étatique.
Dans le titre de
votre livre, « le dernier homme » fait référence à Nietzsche, à l'homme
nihiliste, incapable de « volonté de puissance », qui s'enfonce dans
l'ennui et le bien-être sécuritaire. Vivons-nous dans ce monde-là ?
Cela vaut surtout
dans les sociétés d'Europe ou d'Amérique où émergent des régimes ou des
tentations populistes. Ils promettent au peuple un statu quo sans
vraiment se soucier de ses préoccupations majeures et de ses luttes pour
obtenir un statut et une reconnaissance. Selon moi, ces populismes sont
une preuve supplémentaire que nous vivons bien une « fin de l'Histoire
», car ils recyclent sous une forme atténuée des idées ayant déjà
existé, le nationalisme, le fascisme. Mais ce recyclage vaut aussi pour
la social-démocratie…
La France connaît
une polémique autour des masques : suite aux injonctions de l'OMC, nous
avons négligé notre souveraineté en la matière et nous retrouvons
dépourvus. Qu'en est-il aux États-Unis ?
Nous avons le
même souci, en pire, semble-t-il. Ce manque de masques, de respirateurs a
été diagnostiqué depuis janvier, mais aucune décision n'a été prise
pour en relancer la production. C'est bien la preuve qu'un État, pour
survivre, a besoin d'abord d'experts, d'un personnel impartial dévoué au
bien commun, et ensuite de dirigeants qui les écoutent et décident en
conséquence, alors que nous avons eu un président qui a passé deux mois à
dire que la pandémie ne nous concernait pas.
Quelle leçon tirer des événements actuels ?
Une leçon
politique. En tant qu'Américain, j'insisterai sur le fait que nous ne
pouvons pas faire confiance à un président tel que Donald Trump. Avant
son élection, cet histrion narcissique et ignorant, qui se fiche des
faits et des évidences, nous inquiétait déjà beaucoup, mais le vrai test
pour ce genre de dirigeant, c'est la crise que nous traversons. Or il a
été incapable de créer l'unité et la confiance collective dont nous
avons besoin pour la surmonter. Si, malgré tout cela, il est réélu en
novembre, les Américains ont vraiment un gros problème. Si quelqu'un
d'autre est élu, alors nous aurons retenu une leçon importante
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