Anders Tegnell, l’épidémiologiste à l’origine de la stratégie controversée de la Suède pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 s’est entretenu avec Nature. Selon lui, l’approche basée sur la responsabilisation a bien fonctionné dans son pays.
Alors qu’une grande partie de l’Europe a imposé des restrictions drastiques de déplacement dès le mois de mars pour enrayer la propagation du coronavirus, un pays s’est distingué. La Suède n’a ni exigé le confinement de sa population ni imposé de politique stricte de distanciation sociale.
Ce pays scandinave a plutôt mis en place des mesures fondées sur la responsabilité et la bonne volonté : il a conseillé aux personnes âgées d’éviter les contacts et recommandé à ses citoyens de faire du télétravail, de se laver les mains régulièrement et d’éviter les voyages inutiles. Mais les frontières et les établissements scolaires pour les moins de 16 ans restent ouverts, tout comme de nombreuses entreprises, y compris les restaurants et les bars.
Ils en veulent pour preuve le nombre élevé de décès dus au coronavirus dans les maisons de retraite et le taux de mortalité de la Suède, plus élevé que celui de ses voisins nordiques – 131 décès par million d’habitants, contre 55 au Danemark et 14 en Finlande, deux pays qui ont adopté des mesures de confinement. [Au 27 avril, la Suède dénombre 2 194 décès dus au Covid-19, d’après l’université Johns-Hopkins]
La tête pensante de cette politique sanitaire est Anders Tegnell, épidémiologiste à l’Agence suédoise de la santé publique, un organisme indépendant dont les recommandations sont suivies par le gouvernement. Anders Tegnell s’est entretenu avec Nature au sujet de cette approche différente.
Pouvez-vous expliquer la stratégie de la Suède en matière de lutte contre le coronavirus ?
Je pense qu’on a exagéré l’originalité de cette approche. Comme dans beaucoup d’autres pays, nous visons à aplatir la courbe en ralentissant la propagation autant que possible – sinon notre système de santé et notre société risquent de s’effondrer.
Il ne s’agit pas d’une maladie que l’on peut arrêter ou éradiquer, du moins jusqu’à ce qu’on puisse produire un vaccin efficace. Nous devons trouver des solutions à long terme qui maintiennent le nombre de contaminations à un niveau décent.
Ce que chaque pays essaie de faire, c’est de limiter les contacts entre les gens, en utilisant les mesures dont nous disposons et nos traditions. Et c’est pourquoi nous avons choisi d’organiser les choses différemment.
Les lois suédoises sur les maladies contagieuses sont en grande partie basées sur des mesures volontaires – sur la responsabilité individuelle. La loi dit clairement qu’il est de la responsabilité du citoyen de ne pas propager une maladie. C’est à partir de ce point fondamental que nous avons élaboré notre approche, car il existe peu de possibilités légales de fermer des villes en Suède avec les lois actuelles.
La mise en quarantaine peut être envisagée pour des personnes ou de petites zones, comme une école ou un hôtel. Mais [légalement] nous ne pouvons pas confiner une zone géographique tout entière.
Sur quelles preuves scientifiques cette approche est-elle fondée ?
Il est difficile de parler de fondement scientifique pour ce type de maladies, car nous ne savons pas grand-chose sur ce virus et nous découvrons de nouvelles choses tous les jours. Le confinement, la fermeture des frontières n’ont pas de bases scientifiques historiques, à mon avis.
Nous avons étudié un certain nombre de pays de l’Union européenne pour voir s’ils avaient publié une analyse des effets de ces mesures avant leur mise en œuvre et nous n’avons pratiquement rien trouvé.
La fermeture des frontières, à mon avis, est ridicule, car le Covid-19 est maintenant présent dans tous les pays européens. Nous sommes davantage préoccupés par les déplacements à l’intérieur de la Suède.
Culturellement, nous sommes plus enclins à inciter plutôt qu’à imposer : nous préférons rappeler constamment aux gens de mettre en place les gestes barrières, améliorer au jour le jour les mesures mises en place là où nous constatons qu’elles doivent être ajustées. Nous ne jugeons pas utile de tout fermer dans le pays, car ce serait contre-productif.
Comment l’Agence suédoise de santé publique prend-elle ses décisions ?
Une quinzaine de personnes de l’Agence se réunissent chaque matin et actualisent les décisions et les recommandations mises en place en fonction des nouvelles données obtenues et de leur analyse. Nous nous entretenons avec les autorités régionales deux fois par semaine.
Le grand débat qui nous agite en ce moment concerne les établissements pour personnes âgées, où nous avons enregistré d’importants foyers épidémiques de coronavirus. Cette situation explique le taux de mortalité plus élevé en Suède, par rapport à nos voisins. Des enquêtes sont en cours, car nous devons comprendre quelles recommandations n’ont pas été suivies, et pourquoi.
Cette approche a été critiquée, car elle est jugée trop permissive. Comment répondez-vous à ces critiques ? Pensez-vous mettre en péril la vie des gens plus que nécessaire ?
Je ne crois pas. L’Agence de santé publique a publié une modélisation détaillée région par région qui aboutit à des conclusions beaucoup moins pessimistes que celles d’autres chercheurs en matière d’hospitalisations et de décès pour 1 000 contaminations. Il y a certes eu une augmentation, mais elle n’est pas choquante pour l’instant.
Bien sûr, nous entrons dans une phase de l’épidémie où nous allons constater beaucoup plus de cas dans les prochaines semaines – avec plus de patients dans les services de réanimation –, mais c’est ce qui se passe dans tous les autres pays. Aucun pays d’Europe n’a réussi à ralentir de manière considérable la propagation de l’épidémie.
En ce qui concerne les écoles, je suis convaincu qu’elles resteront ouvertes à l’échelle nationale. Nous sommes en plein milieu de l’épidémie or, selon moi, les chiffres montrent que fermer les écoles à ce stade n’a pas de sens. Il faut fermer les écoles beaucoup plus tôt dans l’épidémie pour obtenir des effets tangibles.
À Stockholm, où se trouve la majorité des cas en Suède, nous approchons du sommet de la courbe, et la fermeture des écoles n’a donc pas de sens à ce stade. En outre, il est essentiel pour leur santé psychique et physique que les plus jeunes restent actifs.
Des chercheurs ont critiqué l’Agence pour ne pas avoir suffisamment pris en compte le rôle des “porteurs sains”. Pensez-vous que les porteurs du virus qui ne présentent pas de symptômes soient un problème ?
Il est possible que les porteurs asymptomatiques soient contagieux, et certaines études récentes le montrent. Mais la transmission du virus reste probablement assez faible par rapport aux personnes qui présentent des symptômes.
Dans le pic de contamination, les porteurs sains représentent une quantité négligeable, alors que la plus grande partie du pic vient de ceux qui présentaient des symptômes, et ce sont eux que nous devons vraiment isoler.
Pensez-vous que cette approche ait été couronnée de succès ?
Il est très difficile de le savoir ; il est encore trop tôt, vraiment. Chaque pays doit parvenir à une “immunité collective” [lorsqu’une grande proportion de la population est immunisée contre le virus, ce qui limite fortement la contamination des personnes non immunisées] d’une manière ou d’une autre, et la Suède va y parvenir d’une manière différente.
Un grand nombre de facteurs jouent en faveur d’une immunité collective, d’une récurrence du virus. Jusqu’à présent, il y a eu très peu de cas de réinfection signalés dans le monde. Nous ne savons pas combien de temps durera l’immunité collective, mais nous sommes sûrs qu’il y a une réponse immunitaire.
Si c’était à refaire, agiriez-vous différemment ?
Nous avons sous-estimé les enjeux dans les maisons de retraite, et comment les gestes barrières devraient être appliqués. Nous aurions dû être plus exigeants sur le contrôle de leur mise en œuvre. En revanche, notre système de santé, qui est soumis à une pression inhabituelle, réussit néanmoins toujours à prendre la courbe de vitesse.
Êtes-vous satisfait de cette stratégie ?
Tout à fait ! Nous savons que le Covid-19 est extrêmement dangereux pour les personnes très âgées, ce qui est bien sûr une mauvaise nouvelle. Mais en matière de pandémie, il y a des scénarios bien pires.
La plupart des problèmes que nous rencontrons actuellement ne sont pas dus au virus, mais aux gestes barrières qui, dans certains environnements, n’ont pas été appliqués correctement : la surmortalité des personnes âgées est un grave problème, mais nous ne baissons pas les bras, bien au contraire.
De plus, nous disposons de données montrant que l’épidémie saisonnière de grippe et de gastro-entérite a été bien plus faible cette année, ce qui signifie que l’application des gestes barrières fonctionne. Et, avec l’aide de Google, nous avons constaté que les déplacements des Suédois ont diminué de façon spectaculaire. Notre stratégie basée sur la responsabilisation a bien marché.
Ce pays scandinave a plutôt mis en place des mesures fondées sur la responsabilité et la bonne volonté : il a conseillé aux personnes âgées d’éviter les contacts et recommandé à ses citoyens de faire du télétravail, de se laver les mains régulièrement et d’éviter les voyages inutiles. Mais les frontières et les établissements scolaires pour les moins de 16 ans restent ouverts, tout comme de nombreuses entreprises, y compris les restaurants et les bars.
À lire aussi: Exception. Malgré le Covid-19, la Suède reste ouverte
Cette approche fait l’objet de vives critiques. Vingt-deux scientifiques de renom ont écrit une tribune mi-avril dans le journal suédois Dagens Nyheter accusant les autorités de santé publique d’avoir échoué et exhortant les dirigeants politiques à imposer des mesures plus strictes.Ils en veulent pour preuve le nombre élevé de décès dus au coronavirus dans les maisons de retraite et le taux de mortalité de la Suède, plus élevé que celui de ses voisins nordiques – 131 décès par million d’habitants, contre 55 au Danemark et 14 en Finlande, deux pays qui ont adopté des mesures de confinement. [Au 27 avril, la Suède dénombre 2 194 décès dus au Covid-19, d’après l’université Johns-Hopkins]
La tête pensante de cette politique sanitaire est Anders Tegnell, épidémiologiste à l’Agence suédoise de la santé publique, un organisme indépendant dont les recommandations sont suivies par le gouvernement. Anders Tegnell s’est entretenu avec Nature au sujet de cette approche différente.
Pouvez-vous expliquer la stratégie de la Suède en matière de lutte contre le coronavirus ?
Je pense qu’on a exagéré l’originalité de cette approche. Comme dans beaucoup d’autres pays, nous visons à aplatir la courbe en ralentissant la propagation autant que possible – sinon notre système de santé et notre société risquent de s’effondrer.
Il ne s’agit pas d’une maladie que l’on peut arrêter ou éradiquer, du moins jusqu’à ce qu’on puisse produire un vaccin efficace. Nous devons trouver des solutions à long terme qui maintiennent le nombre de contaminations à un niveau décent.
Ce que chaque pays essaie de faire, c’est de limiter les contacts entre les gens, en utilisant les mesures dont nous disposons et nos traditions. Et c’est pourquoi nous avons choisi d’organiser les choses différemment.
Les lois suédoises sur les maladies contagieuses sont en grande partie basées sur des mesures volontaires – sur la responsabilité individuelle. La loi dit clairement qu’il est de la responsabilité du citoyen de ne pas propager une maladie. C’est à partir de ce point fondamental que nous avons élaboré notre approche, car il existe peu de possibilités légales de fermer des villes en Suède avec les lois actuelles.
La mise en quarantaine peut être envisagée pour des personnes ou de petites zones, comme une école ou un hôtel. Mais [légalement] nous ne pouvons pas confiner une zone géographique tout entière.
Sur quelles preuves scientifiques cette approche est-elle fondée ?
Il est difficile de parler de fondement scientifique pour ce type de maladies, car nous ne savons pas grand-chose sur ce virus et nous découvrons de nouvelles choses tous les jours. Le confinement, la fermeture des frontières n’ont pas de bases scientifiques historiques, à mon avis.
Nous avons étudié un certain nombre de pays de l’Union européenne pour voir s’ils avaient publié une analyse des effets de ces mesures avant leur mise en œuvre et nous n’avons pratiquement rien trouvé.
La fermeture des frontières, à mon avis, est ridicule, car le Covid-19 est maintenant présent dans tous les pays européens. Nous sommes davantage préoccupés par les déplacements à l’intérieur de la Suède.
Culturellement, nous sommes plus enclins à inciter plutôt qu’à imposer : nous préférons rappeler constamment aux gens de mettre en place les gestes barrières, améliorer au jour le jour les mesures mises en place là où nous constatons qu’elles doivent être ajustées. Nous ne jugeons pas utile de tout fermer dans le pays, car ce serait contre-productif.
Comment l’Agence suédoise de santé publique prend-elle ses décisions ?
Une quinzaine de personnes de l’Agence se réunissent chaque matin et actualisent les décisions et les recommandations mises en place en fonction des nouvelles données obtenues et de leur analyse. Nous nous entretenons avec les autorités régionales deux fois par semaine.
Le grand débat qui nous agite en ce moment concerne les établissements pour personnes âgées, où nous avons enregistré d’importants foyers épidémiques de coronavirus. Cette situation explique le taux de mortalité plus élevé en Suède, par rapport à nos voisins. Des enquêtes sont en cours, car nous devons comprendre quelles recommandations n’ont pas été suivies, et pourquoi.
Cette approche a été critiquée, car elle est jugée trop permissive. Comment répondez-vous à ces critiques ? Pensez-vous mettre en péril la vie des gens plus que nécessaire ?
Je ne crois pas. L’Agence de santé publique a publié une modélisation détaillée région par région qui aboutit à des conclusions beaucoup moins pessimistes que celles d’autres chercheurs en matière d’hospitalisations et de décès pour 1 000 contaminations. Il y a certes eu une augmentation, mais elle n’est pas choquante pour l’instant.
Bien sûr, nous entrons dans une phase de l’épidémie où nous allons constater beaucoup plus de cas dans les prochaines semaines – avec plus de patients dans les services de réanimation –, mais c’est ce qui se passe dans tous les autres pays. Aucun pays d’Europe n’a réussi à ralentir de manière considérable la propagation de l’épidémie.
En ce qui concerne les écoles, je suis convaincu qu’elles resteront ouvertes à l’échelle nationale. Nous sommes en plein milieu de l’épidémie or, selon moi, les chiffres montrent que fermer les écoles à ce stade n’a pas de sens. Il faut fermer les écoles beaucoup plus tôt dans l’épidémie pour obtenir des effets tangibles.
À Stockholm, où se trouve la majorité des cas en Suède, nous approchons du sommet de la courbe, et la fermeture des écoles n’a donc pas de sens à ce stade. En outre, il est essentiel pour leur santé psychique et physique que les plus jeunes restent actifs.
Des chercheurs ont critiqué l’Agence pour ne pas avoir suffisamment pris en compte le rôle des “porteurs sains”. Pensez-vous que les porteurs du virus qui ne présentent pas de symptômes soient un problème ?
Il est possible que les porteurs asymptomatiques soient contagieux, et certaines études récentes le montrent. Mais la transmission du virus reste probablement assez faible par rapport aux personnes qui présentent des symptômes.
Dans le pic de contamination, les porteurs sains représentent une quantité négligeable, alors que la plus grande partie du pic vient de ceux qui présentaient des symptômes, et ce sont eux que nous devons vraiment isoler.
Pensez-vous que cette approche ait été couronnée de succès ?
Il est très difficile de le savoir ; il est encore trop tôt, vraiment. Chaque pays doit parvenir à une “immunité collective” [lorsqu’une grande proportion de la population est immunisée contre le virus, ce qui limite fortement la contamination des personnes non immunisées] d’une manière ou d’une autre, et la Suède va y parvenir d’une manière différente.
Un grand nombre de facteurs jouent en faveur d’une immunité collective, d’une récurrence du virus. Jusqu’à présent, il y a eu très peu de cas de réinfection signalés dans le monde. Nous ne savons pas combien de temps durera l’immunité collective, mais nous sommes sûrs qu’il y a une réponse immunitaire.
Si c’était à refaire, agiriez-vous différemment ?
Nous avons sous-estimé les enjeux dans les maisons de retraite, et comment les gestes barrières devraient être appliqués. Nous aurions dû être plus exigeants sur le contrôle de leur mise en œuvre. En revanche, notre système de santé, qui est soumis à une pression inhabituelle, réussit néanmoins toujours à prendre la courbe de vitesse.
Êtes-vous satisfait de cette stratégie ?
Tout à fait ! Nous savons que le Covid-19 est extrêmement dangereux pour les personnes très âgées, ce qui est bien sûr une mauvaise nouvelle. Mais en matière de pandémie, il y a des scénarios bien pires.
La plupart des problèmes que nous rencontrons actuellement ne sont pas dus au virus, mais aux gestes barrières qui, dans certains environnements, n’ont pas été appliqués correctement : la surmortalité des personnes âgées est un grave problème, mais nous ne baissons pas les bras, bien au contraire.
De plus, nous disposons de données montrant que l’épidémie saisonnière de grippe et de gastro-entérite a été bien plus faible cette année, ce qui signifie que l’application des gestes barrières fonctionne. Et, avec l’aide de Google, nous avons constaté que les déplacements des Suédois ont diminué de façon spectaculaire. Notre stratégie basée sur la responsabilisation a bien marché.
Cet article a été publié dans sa version originale le 21/04/2020. Source Nature Londres
Source https://reveil.courrierinternational.com/#/edition/1969792/article/1969024 Marta Paterlini
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