22/03/2020

Nourrir un pays « en guerre » : la chaîne alimentaire sur le front


Jean-Baptiste Prévost est inquiet. Dans quelques jours, les asperges pointeront des terres de cet agriculteur de la Marne, et il n'a pas encore trouvé de bras pour les récolter. « J'ai besoin de cinq personnes pendant deux mois. C'est un travail pénible : on extrait les racines avec une gouge, puis il faut chercher l'asperge à la main. Les gens d'ici ne veulent pas le faire. Cela fait des années qu'on travaille avec de la main-d'œuvre étrangère. » Mais ces travailleurs venus d'Espagne, de Pologne, de Roumanie, qui représentent jusqu'à 50 % de la main-d'œuvre saisonnière dans ces semaines critiques, sont bloqués chez eux…
Alors que commence la période des semis de printemps et des récoltes maraîchères, de tomates notamment, cette inquiétude remonte de toute la France. « Ce n'est pas un problème de salaire, puisque cela nous coûte plus cher de les faire venir et de les loger. Mais les Français ne veulent pas rester pliés en deux six jours sur sept. » En Dordogne, en Ardèche, dans les Pyrénées-Orientales, dans le Gard, l'Hérault, etc., les producteurs de fraises voient leurs récoltes sortir, mais les cueilleurs portugais restent à la frontière. « Si on n'agit pas très vite, tout sera perdu », prévient Gaëtan Labardin, président du syndicat Jeunes Agriculteurs. Et « c'est d'autant plus rageant que les fruits et légumes d'Espagne, eux, continuent d'être importés ! » À des niveaux plus faibles toutefois : dans les étals, les courgettes et les aubergines, largement importées, commencent à manquer…

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Depuis le début de la semaine, les ministères du Travail et de l'Agriculture s'efforcent de trouver une solution : transfert de salariés mis au chômage technique par le coronavirus, assouplissement aux frontières, carotte financière, augmentation exceptionnelle de la durée maximum du travail… Les conférences téléphoniques entre les différents acteurs et l'exécutif sont quotidiennes. « On doit, et on VA trouver une solution », assure un conseiller ministériel. Car si les fruits ne sont pas cueillis, les légumes pas récoltés, les blés pas semés en France, les conséquences pour chacun se feront sentir très concrètement : il n'y aura pas de compotes à l'automne, pas de conserves, pas de cookies ni de céréales au petit déjeuner. Et ce n'est pas le plus aigu des problèmes…


Des droits de retrait, faute de douches et de toilettes

Le confinement brutal qui a paralysé une partie de la France met soudain en lumière les rouages souvent oubliés, mais pourtant vitaux de notre sécurité alimentaire. Le ministre de l'Agriculture, qui campe au ministère depuis le début de la crise, jongle littéralement avec les urgences à gérer. « Pour l'instant, le travail continue dans les exploitations agricoles. Le lait est récolté, mais il faut le transporter, le transformer en yaourt, l'acheminer vers les grandes surfaces… L'élevage a les mêmes problématiques », liste Didier Guillaume, qui multiplie les conférences téléphoniques avec tous les acteurs de la chaîne. Sa première inquiétude ? « Les transports. »
De nombreux chauffeurs routiers menacent, ou ont déjà exercé leur droit de retrait, pour une raison ahurissante que nous explique un conseiller : « Les stations d'autoroute font leurs marges sur la restauration. Comme cette partie a dû fermer, certaines ont simplement baissé le rideau. Résultat, les routiers n'ont plus de toilettes pour se soulager, plus de douches… On comprend qu'ils ne veuillent pas travailler dans ces conditions ! » Tout au long de cette semaine, des conseillers ministériels ont appelé un à un les propriétaires de stations autoroutières pour les convaincre de rouvrir. « C'est en train d'être fait. » Le problème est crucial, et international, insiste Mickaël Jacquemin, céréalier et président de l'Anefa, l'Association nationale pour l'emploi et la formation de l'agriculture : «  Mes clients espagnols sont paniqués. L'Espagne vit d'importation en céréales, et elle va avoir faim si on ne peut pas livrer. » Dans le Grand Est, foyer d'épidémie, « les machineries agricoles ont quasiment toutes fermé. Je ne sais pas ce qui se passera si cette crise doit durer… »
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Dans l'immédiat, Didier Guillaume s'occupe des urgences les plus pressantes. Outre la main-d'œuvre dans les champs, il y a celle des secteurs de la transformation et de la distribution. Le taux d'absentéisme, de 7 à 10 % en début de semaine, a atteint 15 % jeudi. Mehdi Tahri, co-fondateur d'iziwork, leader français de l'intérim digital, confirme les tensions : « Entre lundi et hier, 1 500 nouvelles missions étaient à pourvoir sur l'application iziwork, et les entreprises de l'agroalimentaire tablent sur 10 000 offres dans les jours à venir, ce qui correspond à plus du triple de la demande habituelle ! » Les plus gros besoins concernent l'approvisionnement des magasins, autrement dit la logistique : manutentionnaires, caristes, préparateurs de commande… Et la plateforme de recrutement sera bientôt élargie à d'autres métiers, pour aider des clients comme le leader des conserves Bonduelle à faire face à la demande de main-d'œuvre pour les récoltes à venir.

Une circulaire pour maintenir les marchés ouverts

Le secteur de la pêche préoccupe également le ministre. « 50 % des prélèvements des pêcheurs partent en restauration collective. Et tout a fermé ! » Mardi dernier, 80 tonnes de poissons ont été détruites, faute d'avoir trouvé acheteur. « Certains poissons, comme le turbo, ne sont vendus qu'aux restaurants parce que les Français ne savent pas les cuisiner. Ils ne les achètent pas ! » Les grandes et moyennes surfaces se sont donc engagées à lancer une vaste campagne de communication : « Mangez du poisson ! » et à garantir aux pêcheurs leurs prix d'achat habituels. « Mais si on ne veut pas que nos pêcheries coulent, tout le monde va devoir s'y mettre ! »
À court comme à long terme, Didier Guillaume compte sur les Français pour continuer d'acheter et maintenir à flot les producteurs français. En effet, il ne suffit pas que les paysans produisent, encore faut-il que les consommateurs… achètent ! « Les fraises, les asperges… Le marché va-t-il absorber ces achats plaisir ? On ne parle que des pâtes. Mais au moment où la campagne française va produire, il faut que les Français cessent de faire des stocks de denrées non périssables, et achètent des fruits et légumes frais ! »

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C'est la raison pour laquelle, en dépit du confinement, le gouvernement appelle les travailleurs à rester à leurs postes, et qu'il maintient ouverts les halles et les marchés : une circulaire a été envoyée aux préfets pour leur enjoindre de rouvrir les quelque 300 marchés qui sont restés fermés ce jeudi. « C'est une activité économique locale très importante. Il faut les maintenir, avec des consignes strictes pour que soient appliqués les gestes barrières… »
Au risque d'une propagation plus rapide de l'épidémie ? Quand l'urgence sanitaire fait pression sur des secteurs stratégiques, les choix politiques sont cornéliens… Et le gouvernement, plus que jamais, sur une ligne de crête.
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lepoint.fr | Géraldine Woessner

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